Inside, Palais de Tokyo, Paris
Inside*, Palais de Tokyo, Paris, du 20 octobre 2014 au 11 janvier 2015
L’inversion d’une focale a ceci de pratique et d’amusant qu’elle permet de regarder le monde comme on ne l’avait pas encore envisagé : son principal effet est de basculer la résolution d’un point dans l’irrésolution d’un halo. C’est de manière parallèle un flou similaire qui saisit les mots quand, à vouloir user d’un terme dans une langue étrangère afin d’y faire contenir par commodité ce qui devrait recouvrir la concision d’une pensée, on réalise en revenant à sa langue d’origine l’indétermination fondatrice que voile une traduction. Inside : dans, dedans, en-dedans, là-dedans, au-dedans, intérieur, à l’intérieur, à l’intérieur de, intérieurement, interne, intra-muros…
En nommant leur projet ainsi, les commissaires de l’exposition fournissent au visiteur du Palais de Tokyo un vade-mecum dont les prescriptions demeurent imprécises après la consultation des dictionnaires. Il en irait peut-être ici des expositions comme des œuvres, à savoir des objets dont la force serait irréductible à toute explication, encore moins à une quelconque définition. Seule la poésie d’un champ sémantique saurait en brosser les contours. Pour autant, à moins d’adopter une position d’artiste, les commissaires ne font pas œuvre et agencent celles-ci en un certain ordre visant à faire émerger un dialogue entre les formes, un maillage visuel, un contexte de sens, favorisant les conditions d’exercice du regard et, par là, la mise en valeur des œuvres mêmes.
Or, loin de toute mise en dialogue des œuvres, cette exposition s’avère être une succession de salles, le plus souvent des cabines, dans lesquelles le visiteur entre d’un côté et ressort de l’autre, tel un badaud contraint par le dispositif scénographique et dont la seule liberté est de continuer à avancer. La plaisanterie d’Ad Reinhardt consistant à dire que la sculpture est ce sur quoi l’on bute quand on recule pour regarder une peinture n’est pas anodine : il y va dans le rapport aux œuvres d’une contrainte des corps et leurs déplacements sont le moteur même d’une pensée dont la scénographie d’une exposition est le garant et le modérateur. D’aucuns l’auront bien compris, pour l’avoir appliqué aux contextes commerciaux les plus redoutables par leur efficacité décervelante visant à générer une adhésion attestée par l’acte d’achat : on pense naturellement à IKEA. Dans une autre généalogie qui serait plus à rapprocher des arts et traditions populaires, les dispositifs consistant à conduire le visiteur d’une guérite à une autre renvoient au principe de l’entresort forain dont l’histoire naît avec la monstration des « phénomènes de foires ». Des dispositifs de sidération, visant à satisfaire la curiosité pour le monstre, l’étrange et le hors du commun, ne permettant pas de distance réflexive par rapport au sujet observé. Un plaisir peut-être, non dans l’élévation du regard, mais dans son abaissement. C’est donc cet « Inside », ce « dedans » ou cet « intérieur » qu’il est demandé au visiteur d’éprouver en une succession d’œuvres-salles qui ne permettent ni recul, ni croisement de regard entre les œuvres.
La pièce qui ouvre l’exposition formule d’ailleurs un préambule on ne peut plus clair : un boyau réalisé au scotch que les visiteurs sont invités à traverser relie différentes colonnes du hall d’entrée. Bienvenue à la Foire du Trône. Si le pénétrable a joué un rôle libérateur dans l’histoire de l’art – on pense à Hélio Oiticica par exemple – avec la transformation de soi dans un rite du passage, ici, rien d’autre qu’une injonction à ramper dont on ressort aussi stupide que l’on y est entré, mais dès lors préparé à accepter le principe autoritaire du parcours. Un boyau, donc, qui servira de fil conducteur le long d’une exposition dans laquelle ce ne sont pas les œuvres qui sont digérées par les regardeurs, mais ces derniers par le dispositif. Comment en effet regarder les magnifiques dessins de Dove Allouche pour ensuite plonger dans le ventre de l’ours d’Abraham Poincheval ? Et se voir conduit dans la cabine de dessins de l’artiste japonais Ataru Sato ? Doit-on comprendre que la peinture que vomit l’Homme qui tousse de Boltanski doit servir à repeindre la salle blanche aveuglante de Berdaguer et Péjus ? Ou n’ont présidé à cette juxtaposition que les contingences du lieu ? C’est que, dans « Inside », les œuvres se succèdent sans rime ni raison, où les coloscopies des uns alternent avec les visions cauchemardesques des autres sur un principe de séquençage dont on imagine les segments interchangeables à souhait sans que le propos en soit affecté. La spirale descendante qui dessine l’organisation de l’espace au Palais accompagne ce boyau jusqu’au fond de ses entrailles, dans un parcours le long duquel le visiteur réalise avec effroi que le produit du transit intestinal dont il fait l’objet ne connaît qu’une seule issue : l’écoulement vers le bas.
* Commissariat : Jean de Loisy, Daria de Beauvais, Katell Jaffrès ; avec : Jean-Michel Alberola, Dove Allouche, Yuri Ancarani, Sookoon Ang, Christophe Bergaguer & Marie Pejus, Christian Boltanski, Peter Buggenhout, Marc Couturier, Nathalie Djurberg & Hans Berg, dran, Marcius Galan, Ryan Gander, Ion Grigorescu, Hu Xiaoyuan, Eva Jospin, Jesper Just, Mikhail Karikis & Uriel Orlow, Mark Manders, Bruce Nauman, Mike Neslon, Numen/For Use, Abraham Poincheval, Araya Rasdjarmrearnsook, Reynold Reynolds & Patrick Jolley, Ataru Sato, Stéphane Thidet, Tunga, Andra Ursuta, Valia Fetisov, Andro Wekua, Artur Zmijewski.
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- Du même auteur : Ugo Rondinone, Becoming Soil, Isabelle Cornaro, Tout le monde , Politiques et poétiques du don et de l’échange dans le champ de l’art, Kent Monkman, L’artiste en chasseur,
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