Images
Fridericianum, Kassel, du 31 janvier au 1er mai 2016
Au vu de la perte de leur monopole sur les images, les artistes pourraient bien manifester une certaine hostilité envers les formes plutôt banales qui sont apparues à leur côté et en sont de plus en plus indépendantes. Après tout, l’esthétique et l’examen des conditions picturales ne semblent plus importer tant que cela en regard d’une culture du snapshot et-chat apparemment vaine, tout comme dans les sciences qui tirent leur savoir des images. Cependant, tandis que les chercheurs du domaine des visual studies ont développé leurs propres idées et théories depuis des décennies, les artistes n’ont finalement que peu partagé leurs observations. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas gardé un œil attentif à ce qui se passait pendant tout ce temps, ainsi que l’exposition au Fridericianum de Kassel qui nous intéresse ici tente de démontrer.
« Images » entame son long cheminement au travers du « royaume de l’imaginaire », un sentier passablement battu bordé d’œuvres iconiques, avec deux pièces de Pierre Huyghe. Tandis que le néon éponyme I Do Not Own Snow White (2005) pose ouvertement la question de la propriété des représentations des personnages imaginaires comme ceux des contes de fées, la vidéo Two Minutes Out Of Time (2000) donne la parole à un personnage tout droit sorti d’un manga : Annlee, que Huyghe et Parreno ont choisie parmi bien d’autres dans un catalogue de personnages japonais et dont ils ont acquis les droits il y a de cela dix-sept ans, dans l’idée de la libérer de ses obligations contractuelles et de ses fonctions imaginaires. Pour ceux qui ne la connaîtraient pas encore, derrière ses grands yeux vides en amandes, ses cheveux violet ondoyants et son apparence générale sans traits distinctifs reflet d’une technologie de modélisation 3D cheap du début du siècle, ce petit personnage de pixels a commencé à développer une conscience propre. Elle fait partager au public ses considérations sur son existence même de doublure visuelle d’une idée qui a émergé dans un contexte commercial pour confronter non seulement le spectateur, mais aussi elle-même, à la découverte du fait qu’elle n’est rien d’autre qu’une coquille vide. Ainsi doué d’imagination, l’imaginaire sort de l’ombre de la dépendance et de l’usage juste le temps de disparaître, de se transcender et de renaître avec le redémarrage de la vidéo.
Annlee donne ainsi le ton du reste de l’exposition et nous mène au Writer (2007) de Philippe Parreno qui suit l’un des célèbres automates de Pierre Jaquet-Droz — un mécanisme artisanal complexe du xviiie siècle capable d’écrire jusqu’à quarantes caractères d’un texte donné. L’écrivain de bois était ici chargé de transcrire une question paradoxale mais s’arrêta quelques lettres trop tôt : « What do you believe your eyes or my wor… » ?
Dans une autre tentative de déléguer de l’autonomie aux images vouées à disparaître, Cory Arcangel a rassemblé et classé par journées un mois durant les informations inutiles stockées dans la RAM (Random Access Memory) de son ordinateur : ses Data Diaries (2003) montrent ces bribes de code qui n’ont jamais été conçues pour être vues telles quelles, révélant leur potentiel imaginaire dans un ensemble de vidéos qui, en fin de compte, échouent à présenter l’invisible en diffusant un amphigouri de glitches et de petits carrés colorés de données. De même, les variations sans titre sur la lettre X de Wade Guyton (2006-2008) avec leurs traînées et bavures d’une machine bégayant font usage de la défaillance technique comme d’un geste artistique.
Cependant, dans un effort de diversification, l’exposition de Susanne Pfeffer s’écarte de ce chemin prometteur du désenchantement de l’imagerie populaire. Le reprise d’images de propagande djihadiste que propose Seth Price (Hostage Video Still With Time Stamp, 2005-2008) en montre peut-être l’influence sur notre mémoire collective mais son manque de critique — dans le contenu, le médium et le style — laisse les principes et les mécanismes de ce genre en suspens. Et l’examen approfondi que fait Mark Leckey de Félix le Chat, héros de la première image diffusée à la télévision états-unienne, est en soi très intéressant mais semble un peu ici hors de propos, les cinq pièces (2003-2014) qui le composent n’apportant pas grand chose à l’ambition affichée de l’exposition « d’explorer l’image au moment de sa reconfiguration fondamentale ».
C’est alors le mantra de Sturtevant — un infatigable labrador gambadant d’un bout à l’autre de l’écran panoramique de la projection (Finite Infinite, 2010) — qui ramène l’exposition dans le droit chemin de son sujet. Bien que cette pièce ne soit guère impressionnante de prime abord, elle développe un irrésistible attrait dans sa boucle infinie et trouve sa plus grande signification lorsque la parfaite coordination de ses quatre écrans se délite pour une fraction de seconde lorsque la vidéo se termine puis repart.
Cette petite imperfection, perturbation technique nécessaire, joue le rôle d’objet dans l’objet : tout comme les glitches et les interruptions dans les autres œuvres, elle permet d’apercevoir un instant le cœur même des principes et des conditions qui lient ces images les unes aux autres.
Avec / With: Cory Arcangel, Trisha Donnelly, Wade Guyton, Pierre Huyghe, Mark Leckey, Michel Majerus, Philippe Parreno, Seth Price, Sturtevant.
articles liés
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly
GESTE Paris
par Gabriela Anco
Arte Povera à la Bourse de Commerce
par Léo Guy-Denarcy