Hanne Lippard
Le Langage est une peau
FRAC Lorraine, Metz
03.09.2021 – 06.02.2022
À fleur de peau
Qu’est-ce que la peau sinon le reflet de nos états physiques, de nos origines et de nos vulnérabilités ? La profondeur de cette enveloppe, comme évoquée par Paul Valéry il y a déjà un siècle rappelle les fonctions physiologiques et les liens – de plus en plus fardés de cosmétiques – de l’un de nos plus vastes organes avec nos autres tissus. La peau est l’interface originelle la plus intime avec la sphère publique. Elle respire, transpire, communique et partage, en cela, une porosité semblable à celle du langage. L’expression « Le langage est une peau », empruntée par Hanne Lippard à Roland Barthes pour son exposition au FRAC Lorraine, exprime poétiquement cette relation. Pour sa première présentation institutionnelle en France, Lippard poursuit l’exploration de la plasticité et des enjeux du langage par la voix : son médium et objet de recherche de prédilection depuis une décennie. « Les voix font le lien entre l’extérieur et l’intérieur, et c’est pour cela qu’elles sont fragiles : elles sont à la fois privées, domestiques et publiques. Ce nœud est parfois difficile à démêler », remarque Clara Schulmann dans son récent Zizanies[1], où l’on aurait pu croiser Lippard. Dans « Le Langage est une peau », l’artiste forme des espaces transitoires et corporifiés pour penser l’entremêlement complexe de ces sphères. L’exposition déroule, en différentes séquences, une quête d’émancipation : les mots ânonnés, décomposés, répétés, étirés dans les diffusions sonores et les impressions sur papier et murales ouvrent vers une zone de rencontres fertile. La standardisation, l’automatisation et la transparence de nos communications résonnent au FRAC délicatement avec l’intimité, les émotions et la profondeur du langage.
Conçu au long du confinement et sans aucun transport d’œuvres, l’exposition s’empare du « sans contact » et de l’absurdité des distanciations comme prétexte pour penser l’hyper-circulation, l’invisibilisation et le besoin d’interconnexion à une époque où les rencontres physiques sont bridées. L’anonymisation corolaire à l’économie digitale de nos communications n’impacte pas seulement notre rapport à l’autre. Elle change aussi le lien à nous-mêmes. « C’est une chose étrange, à une époque étrange, d’être étranger à ses propres mains », lira-t-on sur l’un des murs du dernier espace – une plateforme de parole libre (La Bouche est un tour, la voix est autour) qui réveille cette rupture encore vive. Aux pieds d’un escalier de l’entrée, des t-shirts à textes noirs cintrés comme les articles branchés d’un skateshop sont le préambule de la vidéo dans laquelle on les retrouve à l’étage (Oh You Again Eheh). La symphonie douce-amère et entêtante de The Verve sifflotant en arrière-fond des images révèle l’égarement naïf d’individus aux têtes coupées par le cadrage et inconscients du message qu’il transporte sur leurs habits. Le souvenir récent de Macron et de son t-shirt « complotiste » cet été lors d’une allocution sur Tik-Tok nuance pourtant la passivité de l’émetteur malgré lui. L’anecdote suggère la responsabilité de chacun dans la transmission de l’information par des signes et les risques de leurs récupérations (politiques, capitalistes)[2]. Grâce aux champs lexicaux de la monétisation des échanges, les œuvres textuelles et sonores de Lippard soulignent les problématiques du transport et des métamorphoses du langage par le biais, notamment, de la consommation.
Graphiste de formation, Lippard se plaît encore à jouer avec les mots imprimés. Dans la série de tirages « Je t’aime n’est pas une phrase », elle couvre d’émoticônes japonaises rouges une sélection de passages des Fragments Amoureux de Barthes[3]. Entre les expressions de pleurs ou de joie des kaomojis, se révèlent la simplification collective du langage et des stéréotypes comportementaux liés à la traduction digitale et machinique des sentiments. Suivant le concept d’« oralité secondaire » développé par le linguiste Walter J. Ong, cette nouvelle ère de l’écriture quasi hiéroglyphique contient un potentiel collaboratif et créatif, qui réside dans l’instantanéité de son apparition et de sa diffusion. En détournant le contenu premier des Fragments, Lippard accompagne l’évolution de notre langage sans condamnation. Elle le pense comme une situation vivante plutôt qu’elle ne cherche à l’épargner de ses mutations inévitables.
Comme le devrait chaque exposition, « Le Langage est une peau » prend comme point de départ l’environnement dans lequel pénètre son public. Quels dialogues se tissent dans un centre d’art ? Qui parle et comment ? Comment ce lieu a priori discursif rend-il possibles l’écoute et la rencontre d’une pluralité de voix ? Plus loin, des « speakers » – un mot sans équivalent en français, qui désigne autant un orateur qu’un haut-parleur – sont installés sur des pieds autour d’un tapis rond et habitent l’espace d’Anonimities. Seule la voix au ton monocorde de l’artiste compose l’œuvre sonore. Elle orchestre la chorale de figures à la présence abstraite, dont Lippard rappelle ainsi l’effacement dans le collectif. Elle résonne en ping-pong d’un speaker à l’autre, défiant l’écho et l’homogénéité supposée de l’auditoire. Elle met en scène la physicalité du son en jouant avec l’image du chœur, désigné habituellement comme un groupe vocal dans le théâtre mais plus anciennement lié à la danse. L’impossibilité d’exprimer un sentiment de manière distincte renvoie par ailleurs au mythe de la nymphe Echo – condamnée par Héra à ne plus répéter que la voix qu’elle entend, puis incapable d’exprimer son amour à Narcisse. Dans le flot d’une joyeuse cacophonie, Lippard évoque, sans didactisme, les besoins permanents de commentaire et de validation de la parole privée dans la sphère publique. Le centre d’art, figuré en caisse de résonnance, rend compte de la complexité et des défis à trouver une place pour chacune de ces voix.
Dans la pénombre d’une salle transformée en théâtre-utérin, un fin rideau couleur lilas est fixé à une structure circulaire et flotte comme une fragile membrane. En jaillit le son machinique d’un imposant haut-parleur sur pied. Passif·ve/actif·veest la rencontre finale avec la machine. Cette dernière s’impose comme un oracle. Le haut-parleur/la grande parleuse et son cordon le/la reliant au monde est une métaphore de notre passage et de notre « obsolescence programmée », nous dit le texte du visiteur. « Sometimes I try to imitate a machine, in order to escape from the body, but still, the body always finds its way through its own holes[4]. » Ici encore, Lippard fait du corps l’expression d’une résistance. Face au haut-parleur soudainement muet et « passif », sa présence et la nôtre demeurent et portent un message en devenir. Cette courte parenthèse de silence engage le corps vers une nouvelle attention et une disponibilité d’écoute dans un « espace du retentissement ». À propos de cette intermittence passif·ve/actif·ve, on/off, Clara Schulmann insiste aussi sur le fait que les voix des femmes savent « retenir, capturer, couper dans un flux ». L’autrice s’interroge toutefois sur l’inquiétude inhérente à la prise de parole féminine, souvent révélatrice de solitude et d’auto-censure. En introduisant les coupures et les déconnexions dans les standardisations robotiques de la voix féminine (comme SIRI), Lippard produit un espace tiers de confiance où le manque de respiration devient un temps pour reprendre son souffle, et où l’erreur et l’hésitation deviennent force d’autodétermination.
Une voix hachée nous avait saisi·e·s dès notre passage dans la cour et continue de résonner à différents étages du bâtiment. L’œuvre déclenchée par un capteur de mouvement agace car elle trouble la concentration. Répétitive et entêtante, la phrase reste inachevée et perpétuellement entrecoupée. « Dis/connected » est le refrain disruptif de la grande partition du « Langage est une peau ». Construite à partir d’une notification de perte de signal Internet sur le téléphone, les syllabes et fragments répétés par l’artiste qui butte sur les sons, semblent la condamner au sort de cette déconnexion. Giorgio Agamben, dans un texte intitulé Vocation et Voix[5], compare la proximité phonétique des substantifs allemands « Stimmung » (humeur, atmosphère) et « Stimme » (voix). Le philosophe souligne que la première est le lieu de l’ouverture du monde et s’interroge sur sa dissonance permanente[6]. À l’en croire, l’humeur et les émotions produites par la déconnexion seraient en fait ce qui permet un véritable espace d’expression car la Stimmung est la condition qui permet à l’homme, sans jamais être précédé par un langage extérieur, de proférer sa propre voix, de trouver sa propre parole. Hors de lui-même, ce langage des émotions qui précède et s’échappe donne enfin, comme ici, la possibilité d’une parole libre et « déconnectée ».
Cette année, Lippard est aussi l’invitée de SuperHost, un programme toujours en cours au M HKA à Anvers. « Contact Mood Share » se dévoile selon trois saisons imaginaires et se focalise sur le vocabulaire et la sémiologie qui accompagnent des changements sociaux spécifiques. Outre l’exposition de ses œuvres au musée, l’artiste propose aussi une émission, Radio Show – A Constant of Feelings. Disponible en ligne, l’orchestration de pièces performatives dessine un paysage sonore éclectique mais synthétique de son travail. Si tant est que le programme confirme le parfait potentiel de diffusion numérique de l’œuvre, c’est l’expérience physique et sensible – sans passer par la machine – qui nous galvanise chez Lippard. Également isolée dans un espace peu traversant, l’exposition du M HKA ne favorise guère la rencontre avec l’œuvre et son accomplissement. Pour sa première exposition institutionnelle au KW à Berlin en 2017, la contrainte de l’espace – son œuvre, Flesh, était installée dans une salle basse de plafond et accessible avec un escalier en colimaçon – accordait déjà une place primordiale au corps du visiteur et aux mouvements nécessaires pour expérimenter les codes du langage que l’artiste questionne.
Une fois sorti du FRAC, le florilège de sons rencontrés reste encore longtemps collé au tympan. C’est une résistance au temps digital que l’on a vécu en rencontrant pleinement et physiquement l’immatérialité apparente de la/des voix de Lippard. Une jouissance face au trop-plein de stratagèmes numériques pour continuer de partager l’art en temps de pandémie.
[1] Clara Schulmann, Zizanies, Paraguay Press, 2020
[2] Un article du Guardian concluait sur cet épisode estival en pointant que le t-shirt Macron avait été ensuite reproduit et estampillé pour être vendu sur Internet à 19 dollars.
[3] C’est dans ce livre que Barthes reprend d’ailleurs l’expression Le Langage est une peau, au chapitre « Entretien », après l’avoir utilisée comme titre d’un ouvrage qui avait disparu.
[4] Voir Hanne Lippard, STATE OF MIND/STATO D’ANIMO, Istituto Svizzero, Milan.
[5] Giorgio Agamben, « Vocation et voix », La Puissance de la pensée, Editions Payot & Rivages, 2021.
[6] Op. cit., p.95.
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Image en une : Hanne Lippard, Passive / active, 2021, courtesy de l’artiste Vue d’exposition Le langage est une peau, septembre 2021 – février 2022 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz. Photo Fred Dott
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- Du même auteur : Marc-Camille Chaimowicz au Wiels , Lucy Raven, Matthew Angelo Harrison, Florence Jung, Camille Picquot,
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