r e v i e w s

Flux de nos yeux

par Gabriela Anco

Flux de nos yeux (anciennement Danse avec les démons) 
LUMA Arles  
1er mai — 02 novembre 2025

Que fait un·e commissaire d’exposition – ou un groupe de commissaires – lorsqu’on lui confie la tâche de réinventer une exposition dans un autre espace ? Telle est la prémisse de « Danse avec les démons » (titre au moment de ma visite), un ensemble évolutif d’œuvres issues de la collection de la Fondation Beyeler ainsi que de prêts de Maja Hoffmann/Fondation LUMA. 

« Danse avec les démons » s’inscrit en réalité dans une lignée d’expositions entamées bien plus tôt, avec « Il Tempo del Postino » à Manchester en 2007, sous le commissariat de Philippe Parreno et Hans Ulrich Obrist. Elle s’est ensuite réinventée sous le nom de « Vers la lune » en passant par la plage lors des Rencontres d’Arles en 2012. Sa dernière incarnation a eu lieu à la Fondation Beyeler en 2024 (« Summer is Over »), avant de renaître ici, à la Fondation LUMA Arles, en 2025. Cette construction – d’œuvres, d’artistes, de curators, d’idées et de lieux – ressemble à un voyage transformationnel, une réaction alchimique où une matière devient une autre. Ici, une exposition se mue en une autre. 

L’espace lui-même évoque un tourbillon : une spirale d’œuvres accrochées le long des murs de la galerie principale de LUMA, enveloppant une structure centrale, imposante et spectaculaire. Accrochées en flux continu, les œuvres semblent suivre une logique codée – un rythme, voire un algorithme – que le·la visiteur·euse est invité·e à déchiffrer. Peut-être s’agit-il d’un jeu d’associations ou d’une évolution rhizomique de thèmes, de techniques, de couleurs et de contrastes, débouchant sur une scénographie intuitive plaçant chaque œuvre dans un contexte à la fois inattendu et élémentaire. Les portraits de Marlene Dumas et Wilhelm Sasnal mènent à la série a.k.a. de Roni Horn, qui se transforme en photographies de statues gréco-romaines signées Aura Rosenberg (Statues Also Fall in Love), lesquelles deviennent ensuite images d’architecture, et ainsi de suite. L’ensemble évoque un exercice warburgien – ludique, direct, honnête. 

« Danse avec les démons », 2025, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. © Victor&Simon – Grégoire D’Ablon

C’est particulièrement frappant à la fin du parcours, où deux monochromes d’Ellsworth Kelly (White and Black Squares) sont disposés en croix et associés à deux portraits monochromes de Joseph Beuys réalisés par Andy Warhol – l’un en double exposition, l’autre en négatif. Le tout est relié par l’œuvre de Ian Wallace dans « Masculin/Féminin » (The Café Scene), influencée par le yin et le yang. C’est une vision rafraîchissante, car parfois, un cigare n’est qu’un cigare1

Mais avant de remarquer tout cela, j’ai été irrésistiblement attirée vers le centre : une structure métallique circulaire suspendue par d’énormes chaînes, en réalité une bibliothèque aussi grande que le monde, conçue par le philosophe Federico Campagna et le designer Dozie Kanu. Construite comme une boussole, ses quatre points cardinaux guident, de manière subliminale, le lecteur à travers les cycles symboliques des saisons, de l’âge et des croyances. On y trouve d’abord des livres porteurs de convictions solides sur le monde, puis ceux qui remettent ces convictions en question, et enfin des écrits sans aucune croyance. Le dernier groupe est celui de la fiction, qui, lui, relance le cycle de la foi. L’attraction gravitationnelle de cette bibliothèque attire les spectateurs dans son dôme métallique – en particulier ceux animés par une curiosité intellectuelle. Difficile de ne pas penser à une structure panoptique, surtout sous le regard du Magnus Opus de Ryan Gander et des oreilles attentives des Idioms de Pierre Huyghe. 

En un sens, l’exposition s’articule autour de cette opposition de matières : les aspects visuels et sensoriels gravitent autour d’un noyau intellectuel. Séparés, mais proches. 

Comme un atome avec ses protons et électrons – ou mieux encore, comme Saturne et ses anneaux –, la spirale codée d’images tourne autour de cette planète centrale, à laquelle elle est liée selon un équilibre sacré. Ce mouvement continu évoque les grands cycles de la peinture baroque, où le·la spectateur·ice est emporté·e dans un concerto de mouvements. Rien d’étonnant quand on sait que l’exposition a été conçue sous l’influence non seulement d’un artiste performeur, mais aussi d’un chorégraphe. Tino Sehgal applique aux œuvres ce qu’il fait habituellement aux corps : les inscrire dans une « situation construite », pour reprendre ses termes. Travaillant en couches, Sehgal construit des strates non seulement avant l’ouverture de l’exposition, mais également tout au long de sa durée. En six mois, l’exposition changera dix-sept fois de titre (au moment où j’écris ces lignes, elle s’intitule « Flux de nos yeux »), lequel transforme chaque fois sa lecture. Le flux de l’exposition ne s’arrête pas aux murs de la galerie : il se prolonge dans le parc de LUMA, où trois installations temporaires issues de l’édition Beyeler cohabitent avec les éléments permanents du site. 

« Danse avec les démons », 2025, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. © Victor&Simon – Grégoire D’Ablon

Une serre mystérieuse de Precious Okoyomon attire les visiteurs par un cri récurrent. À l’intérieur, une créature ressemblant à un ours en peluche dort au milieu de ce que l’on découvre être des plantes vénéneuses et des papillons. À la fois effrayante et attendrissante, elle semble piégée dans un rêve sombre, en écho à une autre œuvre présentée dans la tour : Dream Hotel Room de Carsten Höller et Adam Haar, qui invite les visiteurs à participer à de véritables sessions de sommeil et de rêve. Un peu plus loin, la sculpture faite de brouillard de Fujiko Nakaya envahit une partie du lac, se dilatant et se contractant, nous touchant physiquement par sa brume froide. Cette œuvre fait écho à une autre exposition présentée au LUMA cette saison, « Sensing the Future: Experiments in Art and Technology (E.A.T.) », dévoilant l’origine de cette dernière au pavillon Pepsi de l’Exposition universelle d’Osaka en 1970. Cette œuvre est d’une simplicité trompeuse – elle reproduit un phénomène naturel –, mais c’est précisément dans cette simplicité que l’on se sent vivant, présent, ici et maintenant. Si Turner a inventé le coucher de soleil, alors Fujiko invente le brouillard. Enfin, la tour Membrane de Philippe Parreno reflète la tour LUMA elle-même. Cette pieuvre mécanique géante transporte les visiteurs dans un paysage de science-fiction, réagissant de manière cybernétique à son environnement – sons, humidité, voire présence – grâce à cinquante-deux capteurs. On se demande alors si cette sculpture robotique ne ressent pas son environnement davantage que nous-mêmes, les humains. 

À mon sens, une exposition réussie est celle qui permet aux visiteurs à la fois de comprendre et de se sentir compris. Cet équilibre se manifeste par un réseau de connexions et d’associations – entre les œuvres, entre les itérations passées et présentes, entre les expositions simultanées de LUMA. « Dancing with the Demons » s’inscrit pleinement dans ce réseau, invitant à la découverte et à la redécouverte. 

« Danse avec les démons », 2025, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. © Victor&Simon – Grégoire D’Ablon

1. « L’un des dictons les plus célèbres – et les plus mal attribués – de Freud est : “Un cigare n’est qu’un cigare.” Cette phrase est constamment citée comme étant de Freud, mais rien ne prouve qu’il l’ait jamais dite ou écrite. » https://www.freud.org.uk 


Head image : « Danse avec les démons », 2025, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. Federico Campagna et Dozie Kanu, Une bibliothèque aussi grande que le monde, 2025. Matériaux mixtes. Pierre Huyghe, Idiom, 2023. Voix générée en temps réel par l’intelligence artificielle, masques LED dorés. © Victor&Simon – Grégoire D’Ablon


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