r e v i e w s

Érik Bullot

par Vanessa Morisset

Érik Bullot
Voyages en kaléidoscope
Centre d’art Les Tanneries, Amilly
18 janvier — 27 avril 2025 

Dans l’un des chapitres de son livre qui vient de paraître1, Érik Bullot s’intéresse à une notion, a priori déconcertante pour un cinéphile : « l’anti-cinéma ». Elle lui permet en réalité de cerner cet art, au nom savant deux fois raccourci (comme l’écrivait Blaise Cendras dans le poème Avant le cinéma : « Si nous étions des artistes […] Nous dirions le ciné »), en tournant autour, grâce à des pratiques qui viennent après, avant, à la marge, des réalisations, qui sont du cinéma, mais pas tout à fait. Ce sont des « post-cinémas », « tiers-cinémas », « quasi-cinémas », qui se succèdent dans une joyeuse énumération, suggérant que, finalement, au cœur de cet ensemble indiscipliné, le cinéma-cinéma, c’est-à-dire le cinéma tel qu’on l’entend habituellement, ne serait qu’un épiphénomène. L’exposition aux Tanneries, « Voyages en kaléidoscope », apporte un éclairage sensible sur la question. Et en passant, elle aussi, par un cheminement inattendu. 

Des photographies, des tissus colorés, des éléments de recherche et des films y sont présentés, qui analysent le cinéma par les moyens d’un cinéma élargi donc, nous aidant à réfléchir à ce qu’il comporte de plus spirituel, essentiellement, la manière dont il rend visible le fonctionnement de l’imaginaire humain. Par exemple, des nuanciers de couleurs ou des tissus brodés de sequins sont convoqués pour ouvrir la voie d’une décomposition des éléments constitutifs du cinéma : « La couleur entre le son et la lumière », commente un écran non loin de là. On comprend que, pour Bullot, en deçà de son invention technique à la fin du xixe siècle, le cinéma a toujours existé en puissance, sans enregistrement et sans projecteur, comme un rêve. C’est pourquoi il recourt à de nombreuses références des débuts du cinéma, pour remonter au plus près du rêve. Le titre de l’exposition lui-même renvoie à un ouvrage, paru en 1919, de l’écrivaine Irène Hillel-Erlanger qui raconte l’invention d’un dispositif pour projeter nos images mentales, après l’ingestion de pastilles spéciales. Dans la salle principale du centre d’art, l’installation sur double écran, Fragments pour un film imaginaire (2023), est un concentré de ces questions. 

Cependant, dans cette exposition, un autre moyen est employé pour comprendre le cinéma et remonter aux origines de sa magie : l’IA. Paradoxalement, cette invention récente, grâce à une naïveté mêlée de technicité, nous rapprocherait – selon Bullot – du cinéma des débuts, en particulier d’un cinéma des plus ambitieux, celui d’Abel Gance. L’IA permet de remonter le temps et, presque, de rentrer dans la tête du célèbre pionnier. Projeté dans un espace en retrait, comme pour mieux pouvoir nous plonger sans sa pensée à notre tour, le film intitulé Le Rêve d’Abel Gance (2024), conçu avec la complicité d’Élodie Tamayo, dont la thèse portait sur l’immensité de l’œuvre inachevée de Gance, tente d’élucider comment la visée spirituelle peut avoir recours à une technique positiviste pour se manifester. En somme, le « post- », par delà une centaine d’années, aide à comprendre le « pré- ».  

Dans une salle à part, l’exposition se poursuit avec une programmation de sept films, d’autrices et d’auteurs de générations et d’origines différentes, qui prennent un nouveau sens en regard les uns des autres (le but de toute programmation, mais pas toujours si réussie). Le premier d’entre eux, Conte philosophique (la caverne) (1998), de Philippe Fernandez, fait en quelque sorte transition avec le propos de la grande salle : adaptant le mythe de la caverne de Platon à un spectateur qui sort d’un cinéma et découvre la lumière réelle ; dans ce contexte, il semble nous dire que regarder un reflet dans un rétroviseur de voiture ou un rayon de soleil sur une rivière, c’est déjà du cinéma. De même avec la danse des cercles de couleurs dans Danza Solar (2020), du collectif mexicain Los Ingrávidos, qui présente son activité comme répondant à la « nécessité de démanteler la grammaire audiovisuelle [du] corporatisme esthético-télévisio-cinématique ». Ces deux films font parfaitement écho au Singe de la lumière (2022), dans lequel Érik Bullot conduit son analyse, par exemple, du vieux « truc » de l’escamotage d’une toupie au motif de spirale –  digne de l’Anémic cinéma (1925) de Duchamp – en une goutte qui tombe dans de l’eau. Quant aux flashs de fleurs filmées dans la région de Fukushima par Ana Vaz dans Atomic Garden (2018), dont la beauté semble empoisonnée, et plus encore les portraits de personnes électrosensibles dans Zone blanche (2014) de Gaëlle Cintré, ils amènent à la question de la nocivité de certaines composantes du cinéma, qu’un « cinéma en puissance », purement imaginaire, déclenché par un reflet coloré ou un halo de lumière sur la peau, permet d’éviter ; le cinéma en puissance ouvre aussi la réflexion du côté d’un cinéma écologique. Alors, comme le demande l’une des phrases données à lire sur un mur de l’exposition : « Pourquoi réaliser un film quand il est si beau de rêver ? » Être cinéphile, c’est peut-être, avant tout, se poser cette question.  

1 Érik Bullot, Cinéma vivant, Paris, Éditions Macula, 2025.  

Vue de l’exposition Voyages en kaléidoscope d’Érik Bullot. Photo : Quentin Aurat. Courtesy de l’artiste.

Head image : Vue de l’exposition Voyages en kaléidoscope d’Érik Bullot. Photo : Quentin Aurat. Courtesy de l’artiste.


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