En crue
Moly-Sabata*, 16.09—29.10.2017
La résidence de Moly-Sabata est le fruit d’une longue histoire que ses dirigeants actuels, fiers de sa longévité, se plaisent à déployer au cours de visites de presse marquées par la convivialité et une passion palpable pour la destinée de leur structure. Issue du désir profond d’Albert Gleizes de fonder une communauté artistique à Moly-Sabata, cette dernière ne put voir le jour que grâce à la farouche détermination de son épouse Juliette Roche–Gleizes qui permit l’acquisition de la demeure et accompagna la volonté testamentaire du défunt d’en faire une fondation en 1938, mais aussi de l’artiste australienne Anne Dangar qui anima la résidence des années 30 jusqu’à sa mort, en 1951. En 1992, après moult péripéties, diverses inondations et incendies, Moly-Sabata se transforme en une résidence « moderne » avec quatre ateliers-logements, grâce à un soutien de la DRAC Rhône-Alpes et des collectivités locales. S’y succèdent chaque année des directeurs artistiques qui désignent un quatuor d’artistes pour la saison estivale ; parmi eux des figures célèbres de commissaires tels que Christian Bernard, Régis Durand ou encore Laurent Godin. En 2010, nouvelle révolution puisque les ateliers seront désormais ouverts toute l’année et mettront en place des partenariats avec les écoles d’art de Rhône-Alpes notamment. L’étymologie de Moly-Sabata référerait, selon les dires des habitants, au patois local moilly savata, qui ne signifie rien d’autre que « savates mouillées », ce qui semble plausible pour un lieu qui se trouve au bord d’un fleuve qui, dans son passé tumultueux, se livra à quelques débordements à l’encontre des riverains avant que son impétuosité ne se voie brimée par la volonté des aménageurs d’en réguler le cours, au grand dam des « villageois nostalgiques d’un temps où ces aléas rythmaient encore leur quotidien », comme le rappelle le commissaire et directeur artistique, Joël Riff. « En crue », le titre choisi par ce dernier pour nommer l’exposition anniversaire des 90 ans de la résidence1, semble donc fort à propos, témoignant de la situation exceptionnelle de cette villa qui domine le cours d’eau et offre aux artistes des conditions de résidence non moins exceptionnelles. À ce propos, il faut signaler un fait tout aussi rarissime concernant le choix des résidents, puisque ces derniers ne sont pas soumis au traditionnel dépôt de dossier qui caractérise le fonctionnement habituel des résidences d’artistes : à Moly, la plus ancienne résidence d’artistes de France, c’est l’arbitraire le plus total qui prévaut puisqu’il repose exclusivement sur le bon vouloir du directeur artistique, dans le pur prolongement de l’esprit qui a présidé à sa fondation — inutile donc de vous précipiter sur vos claviers…
Cette exposition anniversaire est l’occasion de revenir sur un passé fourni qui a vu séjourner les nombreux amis artistes qu’Albert Gleizes côtoyait en son temps, et dont la tradition d’invitation affinitaire s’est prolongée jusqu’à nos jours. Une des caractéristiques du lieu et de sa programmation à laquelle il est assez difficile d’échapper est le fort tropisme en direction de la céramique, pour laquelle la résidence se montra d’emblée sensible, sous l’impulsion d’Albert Gleizes et d’Anne Dangar, tous les deux fortement attachés à cette pratique. Anne Dangar s’était même démenée de toutes ses forces pour acquérir un premier four que l’on peut encore admirer et utiliser.
L’exposition regroupe une douzaine d’artistes qui témoignent des trois périodes de Moly-Sabata, la période originelle correspondant aux années trente et quarante, avec Robert Pouyaud et Lucie Deveyle et, logiquement, Anne Dangar dont le talent de céramiste ne fut reconnu que sur le tard. La période transitoire est représentée par les œuvres de Jean-Claude Libert, Geneviève de Cissey, Claude Famechon et Gilka Beclu-Geoffray : autant de noms qui restent inconnus pour la plupart mais qui, et l’exposition est là pour le prouver, surent parfaitement faire écho aux problématiques esthétiques de leur époque. Parmi les artistes de la dernière période, on ne saurait bouder son plaisir à la contemplation des œuvres de Caroline Achaintre qui a su exploiter les nombreuses possibilités procurées par la disponibilité d’un four à demeure, expérimentant à tout va : il s’ensuit une grande jubilation formelle, marquée par la figure récurrente d’une Gorgone contournée qui sied bien à l’attachement de la Franco-Britannique à tout ce qui est masque, cette dernière torsadant et violentant à loisir la glaise jusqu’à la limite de la rupture. Il était par ailleurs absolument nécessaire de joindre à cette production de « masques » quelques grands tissus qui marquent la pratique de l’artiste, laine et céramique se donnant parfaitement bien la réplique. Romain Vicari n’a pas été non plus avare d’expérimentations puisqu’il s’est répandu un peu partout dans la demeure, se pluggant aux meubles, augmentant certains d’entre eux de prothèses multicolores et translucides, créant de petites unités autonomes à l’intérieur des salles d’exposition, allant jusqu’à s’attaquer à la fierté botanique de Moly, un arbre majestueux qui trône dans la cour de la résidence. La présence de productions de Thomas Bayrle dans ce temple de la céramique reste encore énigmatique… Quant à Charlotte Denamur, ses grandes peintures sur voile qui irriguent et redessinent l’espace sont les bienvenues dans une exposition qui reste somme toute très marquée par la généalogie du lieu et son orientation céramiste : son installation sur les fenêtres qui donnent sur le Rhône est une invitation bénéfique à se dégager de la systématicité du display, aussi élégantes et respectables que soient les pièces historiques…
1 Une deuxième exposition a été organisée au Musée Estrine, elle présente un ensemble d’œuvres d’Albert Gleize et de Juliette Roche-Gleize, accompagné d’œuvres d’artistes accueillis en résidence à Moly-Sabata durant les dix dernières années.
*avec des œuvres de Caroline Achaintre, Thomas Bayrle, Gilka Beclu-Geoffray, Geneviève de Cissey, Anne Dangar, Charlotte Denamur, Lucie Deveyle, Claude Famechon, Josephine Halvorson, Jean-Claude Libert, Robert Pouyaud et Romain Vicari, commissariat de Patrice Béghain et Joël Riff.
(Image en une : Charlotte Denamur, Béguin, 2017. Acrylique, vinylique et paillettes sur toile, 95 x 172 cm chacune, production Moly-Sabata.)
- Publié dans le numéro : 84
- Partage : ,
- Du même auteur : Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica, 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac,
articles liés
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly
GESTE Paris
par Gabriela Anco
Arte Povera à la Bourse de Commerce
par Léo Guy-Denarcy