r e v i e w s

Double bind

par Patrice Joly

Tomo Savic-Gecan : Untitled 2010

Tomo Savic-Gecan Untitled (Jeu de Paume / Bergen Kunsthall), 2010. © Jeu de Paume. Photo : Arno Gisinger.

Tomo Savic-Gecan Untitled (Jeu de Paume / Bergen Kunsthall), 2010. © Jeu de Paume. Photo : Arno Gisinger.

Voir l’exposition de Savic-Gecan relève d’une gageure insurmontable puisqu’elle repose sur un principe de dédoublement qui rend son appréhension globale matériellement impossible. Même des super-pouvoirs ubiquitaires ne suffiraient pas à remédier à la chose car ce dédoublement spatial se complique d’une interactivité différée. Untitled (2010) est composé ou plutôt se produit dans deux white cubes totalement vides et éloignés de quelques centaines de km l’un de l’autre, en l’occurrence la petite salle du Jeu de Paume qui accueille les expositions du programme satellite et son équivalent norvégien, niché en bordure de la salle principale de la Kunsthall de Bergen. Untitled (2010) se nourrit littéralement des passages successifs des visiteurs du lieu A, qui, une fois comptabilisés servent à déterminer la distance que parcourt la cloison mobile du lieu B en direction du mur opposé. Faut-il encore parler de white cube tant la nécessaire neutralité de son espace est fortement mise à mal ? Non seulement la volumétrie est instable mais surtout l’œuvre est totalement solidaire de ce rapetissement de l’espace jusqu’à sa disparition programmée, c’en est même un des éléments constitutifs. Cette œuvre est foncièrement déceptive puisqu’elle ne donne rien à voir ni ne procure de sensation immédiate et bien qu’éminemment interactive, elle appelle le visiteur à participer à une compétition absurde – dans quel lieu la cloison mobile atteindra en premier le mur opposé et fixe ? – au dénouement de laquelle il est à peu près sûr de ne pas assister. Pour corser le tout, la nécessité de parcourir tant de km pour voir l’autre moitié de la pièce n’apporte rien de plus à sa captation : la pièce de la Kunsthall de Bergen est bien le double de celle du Jeu de Paume et le déplacement scandinave n’aura pour effet que de confirmer cette piètre intuition ou bien encore de vous donner l’occasion de jouer au chat de Schrödinger, de manière métaphorique bien entendu.

Tomo Savic-Gecan Untitled (Bergen Kunsthall / Jeu de Paume), 2010. © Bergen Kunsthall.

Tomo Savic-Gecan Untitled (Bergen Kunsthall / Jeu de Paume), 2010. © Bergen Kunsthall.

Cette œuvre de Tomo Savic-Gecan s’inscrit dans une succession de pièces post-conceptuelles basée sur la remise en cause du primat de la matérialité brute et l’exploration des limites de la physicalité des œuvres, notamment l’invisibilité induite par le décalage temporel entre une action donnée en un endroit défini et les effets produits par cette action à distance. Le travail de l’artiste hollandais-croate prolonge une « tradition » initiée par une génération d’artistes yougoslaves des années 70 qui continue d’influencer ceux de la génération de Tomo Savic-Gecan. Cette dimension contestataire de l’œuvre s’est traduite par une production d’œuvres radicales et souvent provocatrices qui théâtralisent le déficit de légitimité et le caractère discriminatoire de l’institution… Quitte cependant à porter cette contestation au sein même de cette institution auparavant vilipendée. Ces contradictions pointent par ailleurs la limite de ces pratiques dénonciatoires dont la descendance s’est peu à peu éteinte au fur et à mesure que les temples de la bourgeoisie s’ouvraient à ces pratiques « révolutionnaires », suivant le rythme de l’occidentalisation des pays de l’Est. L’intérêt de la pratique de Savic-Gecan se situe dans le renouvellement des questionnements un peu trop liés au contexte politique qui les a vus naître pour viser une dimension ontologique en produisant des œuvres quasiment imperceptibles et en jouant sur les conditions de réception. La double pièce de Bergen et du Jeu de Paume synthétise parfaitement les préoccupations d’un artiste attaché à faire (re-)vivre des enjeux que l’on croyait définitivement hors de propos à une époque où ce qui a tendance à primer dans l’œuvre est la dimension immédiatement séductrice de l’objet.