r e v i e w s

Don’t Take It Too Seriously

par Patrice Joly

Don’t Take It Too Seriously
Temnikova & Kasela Gallery, Tallinn  
01.02.2025 – 03.05.2025

Avec Joshua Citarella, Robertas Narkus, Agnes Scherer, Anna Solal, Philipp Timischl, Johanna Ulfsak 
Curateur : Alexandre Burenkov

Dans le texte de présentation de l’exposition « Don’t Take It Too Seriously », dont il est le curateur, Alexandre Burenkov se demande si la post-ironie est devenue le flambeau d’une sphère intellectuelle et artistique, qui, stupéfiée, comme le monde entier, par un incroyable renversement de paradigme géopolitique, découvre qu’il est de plus en plus difficile d’y retrouver ses petits dans ce bombardement quotidien de fake news et autres nouvelles aberrantes, la séquence trumpienne que nous vivons en ce début d’année 2025 ayant réduit au rang de bricole les antécédents du style Cambridge Analytica. Mais le 47e président des États-Unis a poussé infiniment plus loin le bouchon ubuesque : un ancien champion de MMA qui vient parler au pupitre de la maison blanche, un « clown kétaminé » dans le fameux bureau ovale, un président en guerre bousculé devant les médias du monde entier1… Tout cela est-il bien sérieux ? La question que nous pose Alexandre Burenkov est la suivante : quelle attitude devons-nous adopter face à ce qui défie un entendement qui, jusqu’à récemment, reposait un tant soit peu sur la non-déformation des faits ? 

L’ironie est un sport de gentlemen lettrés qui cultivent l’esprit de finesse tout en ne se mêlant pas directement du combat politique et/ou langagier, laissant aux autres – les militants –, la charge de se coltiner le travail de démêlage du vrai du faux. La post-ironie est la réponse désenchantée et dépolitisée d’une société ayant de moins en moins accès aux leviers d’une information officielle désormais éditorialisée par des algorithmes, dont le but n’est pas d’informer, c’est-à-dire de procurer des éléments factuels nécessaires à la formation d’une vision personnelle et non entachée d’idéologie, mais plutôt de « maximiser l’engagement des usagers, pour capter nos attentions et collecter nos données, pour les revendre à des annonceurs à des fins de ciblage publicitaire ou à des partis en vue de propagande politique2 ». 

La post-ironie serait un antidote à une entreprise de désorientation massive orchestrée par des « algocrates » toujours inspirées par les mêmes pulsions vénales. D’aucuns considèrent que la seule réponse possible au tropisme consumériste de la technologie résiderait dans la production et l’appréhension d’œuvres d’art, seules capables de résister au devenir monétisable de toute activité et de toute entreprise humaine : pour Ana Longo, il existe « des représentations où ce système [le post-capitalisme industriel] apparaît comme orienté par des finalités inhumaines, une dynamique motivée par sa perpétuation infinie et capable de transformer toute forme de résistance philosophique ou artistique en une ressource productive. Le développement technique serait ainsi devenu une fin en soi, le véritable moteur de la croissance économique par rapport à laquelle on mesure le progrès des sociétés3 ». 

Philipp Timischl, Far from intellectual. No effort necessary, 2023.
Acrylique, huile et encre sur toile, panneaux LED, lecteur multimédia, vidéo, matériel
/ Acrylic, oil and ink on canvas, LED panels, media player, video, hardware, 200 × 200 cm.

Mais que peuvent faire les œuvres d’art contre ce vertige technologique ? Pour la philosophe, toute œuvre d’art est à même de contrer efficacement et résolument la pensée utilitariste et mercantiliste qui régit le post-capitalisme dans lequel nous sommes immergés ; pour le curateur, cette pensée n’habite pas forcément les artistes, c’est une résultante par défaut de leur pratique, plus ou moins consciente. Il n’est pas évident de reconnaître dans les œuvres présentées à la galerie Temnikova & Kasela la thèse avancée par Alexander Burenkov. Comment, en effet, discerner de la post-ironie dans une œuvre d’art ? Un début de réponse se trouve dans les assemblages d’Anna Solal. Ses œuvres renvoient à la pensée du philosophe Jacques Ellul, selon qui toute marchandise est soumise à l’obsolescence, tandis que l’œuvre d’art échappe à la mort. L’accélération du devenir rebut des objets fait le bonheur de l’artiste qui combine des condensés de haute technologie, que sont smartphones et autres objets délaissés, pour leur redonner des formes organiques, animales, engageant ainsi un processus de déconstruction poétique du fétichisme inhérent à la marchandise. L’ironie devient assez claire pour des objets naguère considérés comme vitaux, désormais simples motifs d’un assemblage qui désarme leur pouvoir de séduction.  

L’exercice est plus délicat considérant le travail de Philipp Timischl dont les mixtes de peintures et de vidéos interrogent ce couplage inédit : la vidéo sert-elle à mieux apprécier la peinture, est-elle un commentaire de cette dernière, ou bien illustre-t-elle, de fait, cette dimension de post-ironie dont il est question comme le complément nécessaire à l’appréhension d’une peinture, cette dernière étant désormais considérée comme insuffisante à capter l’attention du spectateur ? Et l’on sait combien cette question de l’attention est devenue primordiale dans notre société. Les deux parties de l’œuvre se commentent, se contredisent comme deux éléments paradoxaux, dans un mimétisme bancal qui vient altérer le sujet de l’œuvre et la subjectivité de son auteur. 

Le travail du Lituanien Robertas Narkus est directement axé sur la critique des systèmes néolibéraux dont il hyperbolise les contradictions, entre sculpture sociale et resucé d’esthétique relationnelle. La pièce qu’il présente à la galerie est doublement hybride, une première « partie » étant composée d’un chevalet/sculpture qui recycle les outils du travailleur et sur lequel repose une de ses peintures anthropomorphes, qui représente « une forme de vie nouvelle et encore innommée », dixit le curateur ; lui faisant face, une autre œuvre de la même teneur compose un étrange dialogue avec le premier « personnage », comme une projection éminemment déceptive et ironique d’une future société cyborgesque de pacotille. 

L’œuvre de l’Allemande Agnes Scherer, Bonbonnière, réunit deux registres totalement différents : celui de l’élégante du xviie et de la poupée-culbuto. Cette improbable construction semble surgir des profondeurs insondables de la psyché de l’artiste, elle pourrait illustrer les essais de Bruno Bettelheim, l’auteur de la Psychanalyse des contes de fées, entre inquiétante étrangeté et légèreté d’un jouet d’enfant… Mais peut-être que cette combinaison des impossibles renvoie aussi à une époque oxymorique où la recherche de la vérité est immédiatement contredite par son contraire, cette époque où un flat earther peut sans problème côtoyer l’autoproclamé conquistador de la planète Mars. 

Les drapeaux « identitaires » de l’Américain Joshua Citarella renvoyant aux communautés fictives issues de l’e-déologie, de même que les productions textiles hybridées de CAPTCHA et de vieux fonds d’écran de l’Estonienne Johanna Ulfshack complètent cette tentative d’inventaire d’une peinture et d’une sculpture post-ironiques. 

En premier plan, Agnes Scherer, Bonbonnière., 2021. Gaze plâtré, peinture, mousse de polystyrène / plaster gauze, paint, styrofoam, 145 × 127 × 84 cm ; En arrière plan, Anna Solal, Forest Bird, 2019. Râpe, fil métallique, pince à linge, chaîne de vélo, peigne, chaussures d’enfant, douille, cordes, règles / Grater, metal thread, clothespin, bike chain, comb, kid shoes, socket, ropes, rules, 120 × 50 × 5 cm.

1. Ce sont les diverses anecdotes liées au début de la seconde présidence de Donald Trump : McGregor, ancien champion de MMA, dialoguant avec le président des États-Unis qui le reçoit dans le bureau ovale ; « clown kétaminé », c’est ainsi que le député Claude Malhuret a qualifié Elon Musk dans une intervention à l’Assemblée nationale ; le fameux entretien au cours duquel Trump a déclaré au président Zelinsky que c’était ce dernier qui avait lancé l’offensive contre la Russie. 
2. Anne Alombert, « Alternatives aux réseaux antisociaux », AOC, no 1, p. 93. 
3. Anna Logo, Le jeu de l’induction, Paris, Éditions Mimésis, p. 195. 


Head image : Robertas Narkus, yXG)2A, 2025. Impression jet d’encre, cadre en acier / Inkjet print, steel frame, 165 × 110 cm.


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