DEBT

DEBT
Salzburger Kunstverein, Salzbourg
Édition 2024 de l’exposition annuelle des membres de l’association du centre d’art
Curatée par Hana Ostan-Ožbolt-Haas
14.12.2024 – 16.02.2025
Curatée avec ambition et minutie par Hana Ostan-Ožbolt-Haas, DEBT fait allusion à la notion de dette, à la précarité induite et à l’obligation à rendre des comptes. L’exposition, qui réunit des œuvres porteuses d’anecdotes et d’expérimentations, et se nourrie des travaux anarchistes de David Graeber et Elettra Stimilli, jauge l’austérité économique que les artistes par leur statut social et leur position critique anticipent et dénoncent.
Avec Spender (2024), une cocasse sculpture-fontaine en inox et marbre distribuant de l’eau en circuit fermé, Benjamin Hirte (Aschaffenburg, Allemagne – ex-République fédérale d’Allemagne, 1980) tourne en dérision les équipements publics, qui, faute d’entretien, deviennent des symptômes du désinvestissement politique. Ses sculptures Shrine (2024) en grès rouge et laque blanche, et Dress (2024) et Cover (2024), en marbre de Carrare, paraissent des stèles commémoratives qui ressassent les affres de la construction immobilière, de la production automobile et, le destin d’une humanité courbant l’échine sous le poids de la dette.
Sans Titre (2022/2024) de Tammy Langhinrichs (Hambourg, Allemagne, 1995) prolonge l’interprétation esthétique de la dette avec componction et sévérité. Ce qui un instant aura pu se manifester comme un couchage de fortune, s’impose plutôt comme le linceul recouvrant un corps inerte déposé au sol : un inquiétant parallélépipède de tissu sombre. Le fardeau de la dette engendre celui de la faillite sociale et la mort. Cette évocation d’une dépouille dissimulée est un double tragique de nous-même, incapables d’échapper à la férocité de la dette.
Citation d’un cours de Gilles Deleuze de 1981, du sourd, du teigneux, de la grisaille (2022/2024) de Miriam Stoney (Scunthorpe, Royaume-Uni, 1994) est un ensemble de six posters aux couleurs sourdes, qui se répondent par analogie, accompagné de six têtes de chardon piquant arrangées au sol devant chacun d’eux, notifiant originellement l’interdiction de s’asseoir ou de s’appuyer dans les sites historiques. Les variations de gris se fondent dans une pâleur homogène et cendrée. La fadeur du quotidien se révèle plus raffinée que déceptive. L’artiste est aussi l’autrice de Debt Verses (2022), un récit enchâssé insolite sur la dette depuis la perspective fantasque d’une diseuse de bonne aventure, performé par une lecture durant l’exposition.

Vues de l’exposition / Exhibition views « Debt. Annual Exhibition 2024/2025 », Salzburger Kunstverein 2024. Photos : kunst-dokumentation.
Avec son projet limited endlessness (2024), l’absence de l’objet référentiel est rappelée par la matérialisation de ses lignes. À partir d’un schéma de découpe pour la fabrication de boites, Magdalena Stückler (Neunkirchen, Autriche, 1996) reproduit les dessins sur deux larges toiles frangées, l’une à plat, l’autre roulée. Les dessins ont été sérigraphiés, chaque passage formant au fur et à mesure le tout. La sophistication du processus contraste avec l’apparente simplicité matérielle. Le dessin profile un possible infini tandis que les toiles tiennent les limites de ce qu’elles sont en mesure de contenir : implacable paradoxe de la dette.
Gleb Amankulov (Minsk, Bélarus – ex-URSS, 1988) présente Display on Demand (2024) et Cover II (2024), deux œuvres crées pour l’exposition seulement, à partir de la collecte d’objets et de fragments, empruntés ou achetés pour une durée limitée. Une grande plaque de verre sur un repose-pied en bois, attachée par les parements de deux portes étagères en métal, est combinée à un chevalet en bois plié, des chutes et des ceintures de cuir tanné, des morceaux de fourrure. L’ensemble invoque une variante railleuse du Grand Verre (1915-1923) de Marcel Duchamp. La seconde, un empilement de piètements, morceaux de meubles et objets décoratifs disparates, convoque un départ précipité. Des styles distincts se mêlent, réunissant le domestique, le momentané et la guerre dans l’Europe en dette et en détresse.
Intrigante valise bleue, debout sur ses roulettes, usée, encore étiquetée, Lectern (From One State to Another State) (2024) de Frank Wasser (Dublin, Irlande, 1989) est un hommage inaccoutumé, entre dérision et désespoir, à un pupitre de la Tate Modern depuis lequel l’artiste a discouru lors d’interventions données en complément pécunier à son activité de création. Le bagage, charrié d’un pays à l’autre, non sans encombre douanier, contient la sciure résultant du ponçage de l’objet, passant de l’état de meuble usuel à une poudre adorée, révélée au public durant sa performance Split (Zero-Hour Fragments) (2024), un soliloque frénétique de ses tiraillements artistiques.
Préoccupé par l’hostilité d’un aménagement urbain répressif à New York, David L. Johnson (New York, États-Unis d’Amérique, 1993), emporta clandestinement des structures métalliques destinées à empêcher de musarder sur des bornes-fontaines pour les exposer narquoisement à leur hauteur d’origine. Chaque titre mentionne le prénom du propriétaire de l’immeuble : Loiter (Joseph) (2024), Loiter (Corey) (2024), Loiter (Aaon) (2024), Loiter (Seror) (2024). Diffusé sur un moniteur au sol, est exposé Snow (2014), un plan séquence filmé à travers la vitre d’un immeuble depuis une rue battue par la neige. L’artiste, entre fascination et aversion, épie, Jeff Koons et son aéropage : un instantané d’esseulement amer.
Par leur discrétion intrinsèque, les œuvres d’Artur Schernthaner-Lourdesamy (Vienne, Autriche, 2001) sont des micro-interventions. Corner Gesture (2024), installé à plusieurs mètres de hauteur, dans un coin de la salle Grand Hall, jouxtant le plafond, est un jeu de six rectangles de MDF appareillé d’un système produisant des sons par intermittence. Fragments (Stored Together) (2024) est un ensemble de huit sculptures minimalistes en cuivre ou en acier distribuées sur deux rebords de fenêtre de la Ring Gallery. Harbour Story (2024) est une suite de six minuscules clichés sous-titrés, extraits de la vidéo d’un environnement de désolation crépusculaire, exposés dans l’entrée de service. L’artiste fait de l’empêchement réitéré et de la contrainte des espaces marginalisés, une conduite artistique énigmatique à la lisière du délicat et du dérangeant.
Déjouant les écueils de la didactique et de l’illustration, DEBT nous confronte, par le prisme d’expériences et de sensations aiguës, à la calamité d’un déplaisant moment politique où les sociétés se disloquent. Hana Ostan-Ožbolt-Haas nous alerte sur les périls existentiels de la dette et nous invite à considérer l’oppression qui brutalise les citoyen·e·s·x vulnérables, à la rejeter, et à supplanter son outrance mortifère par l’empathie et l’entraide.

Vues de l’exposition / Exhibition views « Debt. Annual Exhibition 2024/2025 », Salzburger Kunstverein 2024. Photos : kunst-dokumentation.
Head image : Vue de l’exposition / Exhibition view « Debt. Annual Exhibition 2024/2025 », Salzburger Kunstverein 2024. Photo : kunst-dokumentation.
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