r e v i e w s

Daniel Gustav Cramer

par Aude Launay

Ten works – La Kunsthalle, Mulhouse, du 31 mai 25 août 2013

La sobriété ne va pas toujours de pair avec la rigueur. L’on pourrait même se laisser aller à affirmer que chez Daniel Gustav Cramer, il n’est point de rigueur, bien que ce dernier aime à soigneusement classer, lister, tentant ainsi de circonvenir temporairement l’insaisissable comme lorsqu’il répertorie les objets circulant autour du Soleil (Objects, 2010) tout en sachant pertinemment que la liste sera obsolète dès que des technologies plus avancées permettront d’en détecter de nouveaux. Pour le Berlinois, « le concept est plus un point de départ depuis lequel [il peut] explorer librement le potentiel qui en a émergé. Et, bien souvent, le concept se transforme au cours du processus jusqu’à parfois n’être plus qu’un écho de sa propre voix. » [1]

C’est une impression de sérénité qui saisit d’emblée le visiteur de la Kunsthalle, accueilli par la dernière édition de l’artiste : Three Sheep. Comme à l’accoutumée, le fascicule présente une série de photos qui semblent décrire une succession temporelle, un peu à la manière d’un flip book, mais dont le petit nombre de pages (ici seize) contrarie toute velléité de feuilletage rapide. Bien au contraire, c’est ici non de vitesse qu’il s’agit mais d’une prise de conscience de l’épaisseur du temps, d’un ressenti très particulier que l’on pourrait presque apparenter à de la méditation, en tout cas à quelque chose de l’ordre d’une introspection des choses. Sur le versant ensoleillé d’une montagne apparaissent trois moutons paissant paisiblement, la lumière découpant leur contour sur le fond brumeux du lointain avant que, très vite, ils ne s’éloignent et disparaissent. L’image qui clôt le récit est ainsi très similaire à celle qui l’a ouvert, laissant alors place au doute quant à ce que l’on vient de voir mais ouvrant aussi la parenthèse à de multiples suppositions : combien de temps s’est-il réellement écoulé entre chaque image ? Quelques secondes ? Plusieurs heures ? Il est difficile de déterminer si l’apparition qui nous semble fugitive l’a été aussi pour Gustav Cramer ou s’il se plaît simplement à nous la représenter comme telle. Le diptyque qui ouvre ensuite l’exposition – Three Sheep n’en étant que le prélude, posé sur un pupitre à l’entrée – est un nouvel opus de la série Tales, en cours depuis 2008. Sur un mode assez similaire, deux photos qui pourraient presque, au premier regard, sembler identiques, sont accrochées côte à côte : prises toutes deux depuis le même point de vue, elles présentent deux instants d’une même scène, un bateau traversant un lac. Sur l’image de gauche, le bateau approche d’un îlot, sur celle de droite, il s’apprête à le dépasser. Nimbées dans une brume qui n’est pas sans évoquer celle sur laquelle se détachaient les trois moutons ni celle qui, d’ailleurs, est aussi très souvent présente dans les photographies de forêt de l’artiste, ces images prennent des accents féériques tout en conservant, par leur dimension de constat, un certain potentiel d’inquiétude : sommes-nous abusés en quelque point ? nous demandons-nous face à elles. Y a-t-il une supercherie quelque part ?

À mesure que se déroule le parcours, le regard rencontre des objets énigmatiques mais au lieu de buter sur eux, il s’en voit ragaillardi, comme entraîné par une suite de présences indicielles vers un quelconque dénouement. Au sol de la plus grande salle, cinq piles de feuilles A4 disposées sans ordre apparent distribuent des textes qui semblent former un récit. Les mots s’y croisent, s’y superposent en une narration qui se redouble sans jamais réellement se répéter, formant comme une boucle au sens de lecture indéfini. De ce récit que nous ne trahirons pas ici, nous dirons simplement qu’il hésite entre littérature et poésie, entre rêverie et souvenir et que c’est de cette indétermination même qu’en naît le sens. Matière intangible pourtant incarnée par le papier, il se donne comme point d’ancrage de l’exposition qui gravite à l’entour. Cette dernière anime le récit d’images troubles, lui offrant ses objets ténus, presque discrets, pour support et repose la question de l’incarnation de la littérature dans l’espace, de sa « traduction » par l’objet, en une magistrale expérience de lecture en trois dimensions.

  1. Daniel Gustav Cramer dans un entretien avec Chiara Parisi paru dans Klat Magazine #04, Octobre 2010, p. 46-63. « The concept is rather a starting point from where I can freely explore the potential that has been laid out. And quite often, the concept is transformed during the process and might end up just as an echo of its own voice. »

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