r e v i e w s

Christoph Weber

par Mya Finbow

Christoph Weber  
Vulnerable Bodies  
26 avril – 21 septembre 2025  
Les Moulins de Paillard 

Aux Moulins de Paillard, dans la Vallée du Loir, Christoph Weber donne à voir une série de pièces dans laquelle le béton, matériau industriel, symbole de la modernité et de l’architecture brutaliste, entre en résonance avec le tuffeau, pierre sédimentaire locale, vivante, chargée de fossiles et d’histoire. L’artiste autrichien, qui travaille depuis des années « autour, avec et contre le béton », orchestre un dialogue entre le corps, ses résistances et ses ruptures. À travers cette mise en présence, il interroge la matérialité mais aussi ce qu’elle raconte de notre époque. La permanence se confronte à l’éphémère, la solidité à la vulnérabilité, les structures imposées à la subjectivité humaine. Chaque pièce devient alors un espace de réflexion, au sein duquel les éléments minéraux portent les traces de nos gestes contemporains.  

Dans la première salle, un bloc de calcaire est lâché sur un béton en cours de prise. Si l’impact frappe d’abord par sa dimension visuelle, il montre de manière plus subtile une collision de temporalités inscrites dans la substance même des matériaux. D’un côté, le calcaire formé au fil de millions d’années, lentement façonné par des processus géologiques ; de l’autre, le béton pensé pour durcir en quelques heures afin d’alimenter le rythme effréné de la construction. Christoph Weber met également en scène une économie de la violence, celle du choc. Son travail résonne avec les analyses d’Achille Mbembe1, qui montrent que le brutalisme dépasse le simple style architectural pour incarner un régime historique global. Un régime marqué par une brutalisation systémique des sols, des éléments, mais aussi des sociétés et des corps.  

Calcinés à 900 °C pendant 40 heures, des blocs de calcaire rejouent le processus de fabrication de la chaux vive. Privés d’eau par la cuisson, les blocs deviennent instables, prêts à s’effriter au contact de l’air. Christoph Weber choisit de les placer sous cloche afin de suspendre leur disparition. Ils deviennent dès lors la métaphore d’un monde proche de l’effondrement, figé dans un état de précarité latente. Judith Butler, dans Precarious Life2, parle de la vulnérabilité comme condition constitutive de l’existence humaine et des liens sociaux. Ici, la vulnérabilité est une condition de visibilité et pour que la matière devienne signifiante, il faut qu’elle soit mise en danger. Le corps vulnérable n’apparaît jamais directement ; il s’incarne plutôt à travers les éléments eux-mêmes, façonnés, altérés, fragilisés, éprouvés. Par ses gestes, l’artiste invite à repenser la sculpture en tant qu’écologie de la fracture, ses pièces ne donnent pas à voir un avenir, mais posent la question de sa faisabilité dans un monde d’objets finis, d’existences précaires et de formes exploitées. 

Christoph Weber, vue de l’exposition Vulnerable Bodies, 2025. Courtesy Galerie Jocelyn Wolff et Nächst St. Stephan – Rosemarie Schwarzwälder.

« Vulnerable Bodies » opère comme une dissection du système extractiviste. Chaque corpus d’œuvres semble documenter un moment de cette chaîne ; l’extraction (Needle), la transformation (Burn Future Past), la reproduction (6,4), l’épuisement (Untitled). L’installation Voracious Flux, par exemple, montre un ver de béton surdimensionné qui s’extirpe d’un trou de forage pour se nourrir voracement de blocs de calcaire. Le sujet semble dévorer sa propre source, dans une boucle d’autoconsommation au sein de laquelle la croissance se confond avec l’éradication de sa propre condition de possibilité. Sur des blocs de tuffeau, des mots tels que « déplétion », « fracturation », « vidage », « ponction » sont gravés directement dans la pierre ou évidés numériquement et font office d’autant de stigmates du néolibéralisme. En connectant l’industrie extractiviste à l’économie numérique, Christoph Weber montre que les logiques spoliatrices ne se limitent plus aux ressources naturelles. Elles s’étendent aux subjectivités elles-mêmes, réduites à des flux de données exploitables, marchandisables, épuisables.  

Christoph Weber construit son œuvre selon une logique de séries, de divisions et de répétitions, à travers laquelle chaque pièce se déploie en expérience formelle, presque scientifique dans sa rigueur méthodologique. Son travail ne se limite pas à la sculpture, il révèle des processus, des tensions et des écarts. Ainsi, il conçoit des duos singuliers, dans lesquels un bloc brut de tuffeau – composant poreux, chargé de temps, de vie, parfois couvert de mousses – dialogue avec sa réplique réalisée par découpe CNC3. De cette mise en parallèle naît un contraste : d’un côté, l’original, marqué par l’histoire, porteur de présence ; de l’autre, sa copie technologique, blanche, lisse, apparemment neutre, mais vidée de toute dimension organique. Dans ce face-à-face, la machine cesse d’être un simple instrument, elle apparaît tel un dispositif de réduction, un filtre qui aplatit la complexité du réel pour n’en retenir qu’une imitation dépouillée.  

Avec sa pièce 6,4 installée à l’extérieur du centre d’art, Christoph Weber part d’un bloc de 200 kg de calcaire pour calculer combien de copies en béton, identiques à ce bloc, peuvent être produites ; le résultat est 6,4. Derrière cette équation, l’œuvre oppose à la logique de multiplication infinie la réalité d’un monde régi par la finitude des matières et des énergies. À l’heure où nos sociétés peinent à penser les limites – celles des ressources naturelles, des sols fragilisés, des existences humaines et non humaines –, « Vulnerable bodies » agit tel un révélateur. L’exposition nous confronte à la responsabilité de chaque geste de construction, qu’il soit architectural, artistique ou social. Elle signale que bâtir ou transformer n’est jamais neutre et ouvre la perspective d’une réécriture possible, d’un rapport moins brutal aux constituant·es du monde.  

1. Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020.  
2. Judith Butler, Precarious Life: The Powers of Mourning and Violence, Londres/New York, Verso Books, 2004. 
3. Computer Numerical Control : processus de fabrication soustractif qui utilise des commandes informatisées pour enlever des couches de matériau d’une pièce brute.  

Christoph Weber, Burst, 2021. Courtesy Galerie Jocelyn Wolff.

Head image : Christoph Weber, Sechs Komma Vier, 2021. Courtesy Galerie Jocelyn Wolff.


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