HOPE au Museion
L’exposition de groupe HOPE au Museion de Bolzano est le dernier chapitre de la trilogie des TECHNO HUMANITIES, une recherche multidisciplinaire qui s’intéresse à la place de l’humain dans les différents systèmes économiques, écologiques et technologiques, mise en place au musée par son directeur Bart van der Heide et sa curatrice Leonie Radie. En se focalisant sur des narrations propres à la science, la fiction et les espaces perméables qui les relient, ce projet final a un ton volontairement spéculatif et l’ambition de faire du Museion le site actif depuis lequel s’organise une réflexion collective. Une ambition soutenue par la création d’une publication avec de nouveaux textes commandités qui accompagne l’exposition, ainsi que d’un programme de médiation avec des organisations culturelles locales. Le projet a en outre été conçu en collaboration avec DeForrest Brown Jr., un écrivain, chercheur et musicien américain (officiant sous le nom de Speaker Music) dont le travail multiforme vise à situer les origines de la musique techno dans des villes comme Détroit et dans l’expérience d’une classe ouvrière afro-américaine. Paru en 2021, son ouvrage Assembling a Black Counter Culture est une recherche de l’histoire de la musique techno par le prisme de l’expérience des corps noirs dans des systèmes de travail industrialisés. Brown a ainsi recours aux mythes afro-futuristes pour relire le développement de la techno dans une histoire technologique, un exemple frappant d’une narration spéculative appliquée à un cas concret. Dans cette idée, HOPE se pense ainsi dans un rapport local et régénératif, une boîte à outil pour permettre aux institutions de retrouver une agentivité sociale et politique.
Lorsque je l’avais vue à Pristina à l’occasion de la Manifesta 14 en 2022, When the sun goes away, we paint the sky (2022) m’avait marquée par sa capacité à articuler un discours poétique tout en étant chargé de l’optimisme de la jeunesse dans l’actualité politique complexe du Kosovo. Les lettres illuminées qui composaient l’installation jaillissaient du toit du Grand Hôtel Prishtina, recréant une nouvelle enseigne pour l’hôtel qui permettait de lire le titre dans la nuit kosovare. En plus des lettres, vingt-sept étoiles complétaient l’installation. Utilisées normalement pour indiquer le degré de prestige d’un hôtel, leur nouvelle constellation les faisait exister en dehors de leur logique publicitaire. Deux d’entre elles se retrouvent exposées à Bolzano, une nouvelle articulation fragmentée que je perçois avec plus de mélancolie, comme si leur faible nombre était un signe de l’affaiblissement de leur optimisme initial. Mais ce sentiment d’amertume n’est pas forcément en opposition avec celui de l’espoir qu’elles déclenchaient, et c’est précisément l’argument qu’articule HOPE. Lors de la conférence de presse, le directeur Bart van der Heide a notamment mentionné comme point de départ du projet les “futurs perdus” de Mark Fisher, l’hypothèse d’une situation contemporaine sans mouvement culturel significatif, et une absence telle qu’elle fait disparaître toute dimension subjective envers le futur. Dans cette inertie généralisée, comment est-ce que l’exposition insuffle l’action ?
Le texte d’exposition invite à commencer la visite par le dernier étage, celui que le texte d’exposition présente comme un observatoire. L’accrochage de groupe tisse en effet des rapports scopiques et célestes entre les œuvres. Les peintures et les costumes fascinants de Suzanne Treister reprennent le thème stellaire, mais dans une esthétique plus psychédélique. Si les premières sont des supports de sa poésie concrète, les costumes sont ceux de Rosalind Brodsky (1970-2058), l’alter ego imaginaire de l’artiste avec qui elle partage des racines anglo-européennes et juives. En 1995, Treister (en véritable pionnière de l’art digital) produit un CD-ROM qui documente les rencontres avec Brodsky, dont le travail au Research Institute for Time Travel la fait voyager à travers le temps, lui faisant prendre part à la révolution russe de 1917 ou suivre une psychanalyse avec Freud, Jung, Lacan et Kristeva. Les costumes du voyage du Museion sont ainsi les restes techno-visionnaires de ces voyages délirants, un ravissement cosmique jouissif. A leurs côtés, la série des Performance People de Ei Arakawa assemble une série de LED illuminant des constellations astrologiques de personnalités cosmiques particulières, celles de performances qui ont inspiré l’artiste. Ces sortes de broderies technologiques deviennent ainsi des capsules temporelles à l’intérieur d’un déterminisme cosmique plus large, plaçant l’intensité des différentes performances dans une raison d’être décidée par le destin, une chronologie personnelle et céleste.
La symbolique stellaire se retrouve aussi dans la dernière salle du quatrième étage. Les œuvres qui la composent et son accrochage généreux lui donnent une atmosphère distinctive, plus clinique et éthérée, un mélange entre sas pressurisé de vaisseau spatial et zone clinique d’expérimentations. À l’entrée, la sculpture en totem de Marina Sula (You may never know what’s causing all the traffic (2023)) est une structure métallique dans laquelle une ampoule conserve un liquide illuminé. La substance est une potion à base de plantes dont l’ancienne recette a été transmise de génération en génération. Cette passation orale renforce la symbolique ésotérique de la structure métallique futuriste, suggérant des nouveaux pouvoirs pour le liquide. Il apparaît alors comme une sorte d’élixir dont on attend un signe, lui conférant une valeur d’oracle comme le sang coagulé de Saint Janvier à Naples dont les fidèles attendent la liquéfaction. Présentées au centre de la salle, les sculptures de Matthew Angelo Harrison font écho à cet aspect totémique, des masques et sculptures africains que l’artiste fige dans des blocs de polyuréthane transparents et présentés ensuite sur des socles en aluminium. Achetés par Harrison sur des sites de ventes aux enchères européens sans aucune indication de provenance, ces artefacts témoignent d’une absence due à leur historique marqué par la violence coloniale. Placées au centre de la salle, elles sont entourées d’un tissu translucide blanc qui semble léviter. En les mettant en scène dans une scénographie épurée et industrielle, l’artiste renforce leurs qualités symboliques et les replace dans le contexte plus large de la désindustrialisation de Détroit (ville dans laquelle l’artiste a grandi dans les années 1990) et un commentaire personnel sur une esthétique techno qui résonne avec celle de DeForrest Brown Jr. Les deux fabuleuses combinaisons spatiales en vinyle de Nicola L (Sun & Moon Giant Pénétrables (1996/2012)) sont accrochées au mur comme pour sécher après un lavage, ou peut-être le résultat d’une mue de saison pour le renouvellement de peau des deux entités célestes.
L’étage inférieur, annoncé comme une “arcade” (jouant sur son double sens d’espace d’amusement et du monde utopique de l’Arcadie), s’oppose à l’aspect collectif du précédent pour favoriser des présentations individuelles et des installations aux dimensions plus importantes. Il se focalise ainsi sur des narrations plus personnelles, insistant sur la capacité du spectateur à suivre sa propre quête. C’est le cas pour la Nepenthe Zone (2021-aujourd’hui) de Lawrence Lek, une installation qui propose une plongée immersive dans le “Sinofuturisme” de l’artiste. Dans les vidéos ainsi que le jeu vidéo qui composent l’œuvre, le personnage principal est mené à travers les ruines du Palais d’été de Pékin détruit par les puissances coloniales en 1860, suivi de différentes versions d’espaces d’exposition, des créations fictionnelles sur la base d’espaces réels situés à Londres ou Séoul. Le mythe du progrès, narratif et technologique, s’effondre en même temps que la découverte de ces lieux hypothétiques. Le thème du développement technologique se retrouve dans dans l’impressionnante installation de LuYang, Electromagnetic Brainology (2017). Les bancs en bois rappellent un espace de culte, les fidèles faisant face à cinq écrans installés verticalement. Les vidéos montrent une série de déités qui représentent chacune un des quatre éléments de l’air, du feu, de l’eau et de la terre. Tour à tour, les vidéos présentent les différents remèdes conférés aux déités afin de faire face aux souffrances universelles causées par la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort. La rhétorique pop et énergique des présentations leur confère une aura de clip publicitaire, et leur esthétique sucrée et hystérique rappelle le jeu vidéo de combat Tekken quand il s’agit de choisir les personnages que le joueur incarnera. Ici, le recueillement spirituel se vit plutôt dans une frénésie destructrice et cathartique, l’effet d’une religion technologique pour une humanité idéale.
DeForrest Brown Jr. présente au deuxième étage son Third Earth Archive, une articulation de différents documents autour du mythe de Drexciya, une narration afro-futuriste à propos d’une civilisation sous-marine hypothétique dont l’origine remonte à la traite négrière transatlantique, fondée par les descendants des femmes esclaves jetées par-dessus bord. La conscience décoloniale du mythe témoigne de la vivacité de la pensée afro-futuriste et de ses réécritures constantes. Les visuels d’AbudQadim Haqq, présentés aux murs, ornent de nombreux vinyles des débuts de la techno de Detroit, une démonstration (traitée par l’ouvrage récent de Brown) des liens forts qui unissent musique techno et la temporalité de science-fiction qu’est Drexciya. Au Museion, les visuels sont présentés avec une collection personnelle de vinyles de techno prêtée par un habitant de la région. Joués dans la salle d’exposition, ils transforment l’espace en une salle d’écoute où les pulsations des BPM accompagnent les voyages intergalactiques de Haqq. L’expérience sensorielle est continuée par un marquage au sol qui propose au visiteur de suivre un avancement technologique fait de différentes vagues. Une dernière flèche mène à la “Global Consciousness Era”, le jour ou l’Underground Resistance se sera emparée de tout l’univers ?
La Third Earth Archive aide l’exposition à s’ouvrir vers d’autres histoires et des narrations alternatives, donnant une vitalité au corps institutionnel du musée. Le traitement qu’on lui réserve ici, en faisant du Museion une salle d’écoute, une arcade, un observatoire, un culte hystérique ou au contraire une ruine dans une époque hypothétique où il aurait perdu sa sacralité déploie une narration spéculative en tant que tactique afin de replacer l’espoir au centre d’un mode d’opération institutionnel. Certaines fois dans les espaces interstitiels qui le constituent, comme avec les vidéos Struggle for Life (2016) d’Irene Fenara, présentés sur les Apple Watch des gardiens d’exposition. Les images, provenant de caméras de surveillance d’une ferme de volaille au Danemark, résonnent avec les accusations de vol de données envers ces appareils technologiques. En demandant au visiteur de s’adresser aux gardiennes et gardiens des espaces muséaux, l’œuvre visibilise des travailleurs le plus souvent témoins silencieux de la visite. C’est dans ce sentiment de décentrement répété que l’exposition trouve sa plus grande qualité et sa capacité transformationnelle. Un effet que l’on retrouve au-delà des frontières du Museion : au musée archéologique de Bolzano repose Ötzi, l’homme préhistorique mort seul, figé dans la glace. Un aspect congelé qui a permis de le momifier naturellement, lui donnant un aspect matériel déconcertant avec une peau brune scintillante, une texture glacée qui rappelle bizarrement une sorte de dessert au caramel. Un étrange alien donc, sorte de voyageur cosmique lui aussi, comme passé par les trous de vers représentés sur les visuels de Haqq, revenu sur terre comme pour mieux plaider en faveur de la pratique collective de l’espoir.
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Head image : Nicola L., Beatrice Marchi, Andrei Koschmieder, exhibition view HOPE. Museion 2023. Photo: Luca Guadagnini
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