r e v i e w s

Bevis Martin et Charlie Youle à Tripode à Rezé

par Aude Launay

Poterie ascendant philosophie

Une craie, un tableau noir, un marqueur, un tableau blanc, c’est selon, mais le souvenir du système éducatif est en chacun chargé d’émotions variées. Ce qui nous empêche, et encore aujourd’hui, de l’objectiver. Et bien que « la neutralité philosophique et politique s’impose aux enseignants et aux élèves », nos connaissances resteront à jamais partielles parce qu’informées par les techniques pédagogiques les plus diverses dont nous aurons fait les frais.
Le découpage sauvage du monde en matières, en semestres, en leçons est lui-même devenu l’objet d’étude du duo britannique Martin & Youle. Fascinés par la question de l’apprentissage, ils s’attardent longuement dans les musées de toutes sortes, repérant et disséquant les classifications arbitraires et grossières que l’on

Bevis Martin & Charlie Youle. Vue de l'exposition à Tripode, Rezé. Photo Bevis Martin & Charlie Youle

Bevis Martin & Charlie Youle. Vue de l’exposition à Tripode, Rezé

peine à interroger. Tout comme l’histoire ne nous apparaît jamais comme un réel continuum d’événements, l’histoire de la pensée est faite de divisions et de juxtapositions, de concepts accumulés en vrac dans notre esprit. Et The Matrix, c’est exactement ça. Pour cette exposition au titre emprunté au fameux film de SF philosophico-kitsch, Bevis Martin et Charlie Youle ont modélisé des schémas de thèses philosophiques trouvés dans un manuel aide-mémoire illustré. Dans un display proche de l’esthétique du vide-grenier où les idées sont entassées comme autant de bibelots vieillots et défraîchis, s’amoncellent le système de Hegel, la théorie de l’organisation de la matière d’Empédocle, celle de Thalès selon qui l’eau était le composant essentiel du monde ; tous faits main, pour la plupart en terre cuite et en bois. Le monde comme volonté et comme représentation est ici une superposition de tables jaunes et bleues devenues inutiles par leur agencement. Objets absurdes, oscillant entre fonctionnalité contrariée, décoration tordue et modelage amateur, les pièces présentées semblent extraites d’un puzzle à la fois complexe et enfantin. Les couleurs primaires, les formes simples, prennent sous l’éclairage théâtral imposé par l’architecture noire qui abrite l’association Tripode – une black box signée de Massimiliano Fuksas – une dimension mystérieuse, se posant comme les indices d’une compréhension qui pour l’instant nous échappe. Difficile en effet de reconnaître la philosophie hégélienne dans cet ensemble de petites tables gigognes en formica ou les diverses compositions d’atomes à l’origine des différences entre les choses décrites par Leucippe et Démocrite dans ce tableau très crafty faits de fils noirs tendus entre des punaises… Mais nous sommes au cœur d’une allégorie, comme si faisions un petit tour par la caverne platonicienne. Un résumé de plus de deux mille ans de philosophie matérialisé sous nos yeux, ça donne un vertige mâtiné d’une certaine désillusion. On quitte l’idiotie du réel un instant, non pour se bercer d’illusions, mais prendre le recul nécessaire à son appréhension. La structure métonymique de cette expérience, lorsque les objets signifiants instaurent le manque – à l’instar des mots qui signifient sans cesse l’absence de l’objet signifié – est une parfaite analogie de l’apprentissage. Nous organisons nos perceptions par des relations de contiguïté plus ou moins arbitraires, les dissimulons sous des mots qui les désignent de manière plus ou moins claire, partagés entre l’informe de nos jeux de langage propres et les pratiques socialement partagées de l’usage des signes. Il y a peut-être quelque chose d’outrageusement stupide dans cette manière de reproduire presque littéralement ces schémas pour étudiants en détresse, mais « reconstituer un objet d’après une description (dessin) » est en effet un jeu de langage tel que Wittgenstein les envisage. Ainsi la plus belle pièce de l’ensemble est certainement ce trio de modelages de terre blanche évoquant la transformation, le passage de l’informe à la forme. Ça ne ressemble à rien, pas même à un boudin, c’est juste un peu de terre qui porte de vagues traces de doigts, et voilà, à côté, déjà une silhouette esquissée, extraordinairement simplifiée, et puis aussi ces petits amas comme de minuscules tas de sel scintillant au bord des marais. La préciosité de chaque objet, son fini impeccablement faussement négligé, son non-sens intrinsèque dissimulent autant qu’ils mettent en avant la volonté des artistes de « choquer par la stupidité ». Mais leur humour tout britannique ne s’arrête pas là, ici chaque objet est « fait de la manière dont les gens s’imaginent ce qu’est un objet d’art contemporain. » Et l’histoire de la philosophie confinée en livre de poche ?
Bevis Martin et Charlie Youle, The Matrix
Tripode, Rezé
7 avril – 5 mai 2010