r e v i e w s

Archeologia

par Chloé Orveau

40mcube, Musée des beaux-arts, Musée de géologie de l’Université de Rennes 1, Rennes. *, du 14 septembre au 21 décembre 2013 et Frac Bretagne du 14 septembre au 24 novembre 2013.

À Rennes, l’exposition « Archeologia » proposée par 40mcube, associe de manière inédite le musée des beaux-arts de Rennes, le musée de géologie, et le Frac Bretagne à la mise en perspective de l’archéologie telle qu’activée par les vingt-trois artistes exposés. Loin de dissoudre le propos de l’exposition, ce parcours reliant ces espaces aux missions de collection, de production, d’exposition et aux orientations artistiques différentes, apporte un supplément de profondeur au sujet, puisque des stratifications à la fois sémantiques et temporelles, perceptuelles et spatiales, se créent au gré des œuvres. Les artistes contemporains puisent à la dimension méthodologique de l’archéologie basée sur l’investigation, la recherche, l’analyse et l’étude de l’objet fabriqué par l’homme, en se la réappropriant et en la détournant.

À 40mcube, la vidéo i.e. 1 de Benoît Maire prétend prendre la mesure du monde par une expérimentation pseudo-scientifique et la manipulation d’outils variés. L’artiste y révèle la duplicité de la connaissance qui syncrétise les données perceptuelles du monde mais épuise ses propres possibles. Au fil de ce processus empirique, l’observateur constate qu’« entre nous il y a le vide » et, à la suite de Lévinas : « entre nous il y a l’infini [1]». Tout se joue dans l’intervalle entre l’objet et l’homme. Plus loin, le diaporama Un traité des bains de Louise Hervé et Chloé Maillet mélange vérités historiques et fictions fantastiques pour composer une sorte d’uchronie : lors d’une performance qui met en récit les documents collectés, elles apparaissent en parangons d’archéologues, en « chercheurs d’images [2]». Produisant une herméneutique de notre futur, la fiction ici à l’œuvre intervient comme un levier d’affranchissement d’une épistémologie factuelle et régie par une démarche hypothético-déductive.

Au Frac Bretagne, le temps, dans son abstraction, a accompli son œuvre inexorable sur les sculptures recueillies par Wilfrid Almendra pour composer Concrete Gardens : « Ces sculptures sont à voir comme des vestiges d’un monde suburbain, comme des objets de mémoire portant une certaine idée de la modernité et de ses utopies sociales [3]. » L’artiste a récupéré dans des jardins de banlieues pavillonnaires ces copies de statues antiques marquées par le temps et les a échangées contre des neuves pour disposer ces ersatz sculpturaux sur des socles de marbre, réintégrant ainsi le champ de l’art. Effondrée sur le sol, la colonne d’Armand Morin met en lumière la tension au cœur de l’art et de la culture, lutte constitutive de l’architecture. Par sa chute, Ruiné fait écho aux propos de Georg Simmel : « La nature a fait de l’œuvre d’art la matière de sa création à elle, de même qu’auparavant, l’art s’était servi de la nature comme de sa matière à lui [4] ».

Armand Morin, Ruiné, 2010, ciment, structure en bois, mousse et grillage, 400 ×  75 × 75 cm.

Armand Morin, Ruiné, 2010, ciment, structure en bois, mousse et grillage, 400 × 75 × 75 cm.

Outre la fouille, les artistes s’emparent de la collecte et de l’archivage, également indissociables de l’archéologie. Ainsi Duplication, de Beat Lippert, présente quatre mille cinq cents exemplaires de la même pierre reproduite en résine. Ce passage du vestige à la production en série semble épuiser l’objet, faisant de la pierre clonée un motif inscrit sur le mur ou peut-être une posture plastique résonnant avec les mots de Gilles Deleuze dans Différence et répétition [5] :

« Répéter, c’est se comporter, mais par rapport à quelque chose d’unique ou de singulier, qui n’a pas de semblable ou d’équivalent […] À tous les égards, la répétition, c’est la transgression. »

Au mur, les traits vibratiles mais précis des dessins de Pascal Convert tentent de conserver les vestiges mnémoniques de la Villa Belle-Rose, villa basque tombée en décrépitude, pour en retenir la mémoire en une sorte de « découpe psychique [6]». L’usage du prélèvement graphique constitue une trace d’un passé, l’exhumation d’une mémoire enfouie et la preuve de sa survivance.

Au musée de géologie, nous découvrons les toiles décoratives, classées monument historique, de Mathurin Méheut et Yvonne Jean-Haffen, à la fois picturales, pédagogiques et géologiques, représentant des animaux et reptiles préhistoriques.
Enfin, au musée des beaux-arts de Rennes, le film Never Ending Object d’Ann Guillaume, tourné dans la collection d’archéologie du musée, rend compte d’une action éphémère qui cherche à « écrire l’histoire ». Il s’agit de l’échange des cartels de certaines œuvres par ceux des sculptures dorées créées par l’artiste à partir du Cylindre d’or de Paul Sérusier.

En tant qu’anticipation de notre futur et brouillage de notre lecture du passé, les œuvres réunies pour « Archeologia » constituent l’analogon artistique de la prolepse en narration. Sans volonté d’apporter un regard exhaustif ou scientifique, l’exposition révèle comment l’archéologie, source d’imaginaire pour les artistes, favorise l’émergence d’œuvres où se rencontrent réalité et fiction, visible et invisible, incarnant de nouveaux paradigmes, des diégèses hors-temps, à l’image des hétérotopies foucaldiennes.

  1. Emmanuel Levinas, Totalité et infini, « essai sur l’extériorité », La Haye, 1961.
  2. Laurent Olivier, Le sombre abîme du temps : Mémoire et archéologie, Seuil, Paris, 2008.
  3. slash/ Entretien — Wilfrid Almendra
  4. Georg Simmel, Réflexions suggérées par l’aspect des ruines, in Mélange de philosophie relativiste. Contribution à la culture philosophique, Félix Alcan, Paris, 1912.
  5. Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, Paris.
  6. Georges Didi-Huberman, La Demeure, la souche, sur Pascal Convert, Minuit, 1999.
  • * Avec : Lara Almarcegui, Wilfrid Almendra, Bruno Botella, Carol Bove, Étienne Chambaud, Pascal Convert, Piero Gilardi, Ann Guillaume, João Maria Gusmão & Pedro Paiva, Louise Hervé & Chloé Maillet, Laurent Le Deunff, Beat Lippert, Benoît Maire, Mathurin Méheut & Yvonne Jean-Haffen, Benoît-Marie Moriceau, Armand Morin, Daphné Navarre, Christophe Sarlin, Lucy Skaer, Virginie Yassef.

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