Ann Veronica Janssens
Mars, 24.03_7.05. 2017, IAC, Villeurbanne
Les expositions d’Ann Veronica Janssen ont toujours une dimension hypnotique, désorientante mais aussi séductrice : on dirait qu’elle cherche, avec ses pièces, à déstabiliser le spectateur dans ce qui conditionne son statut même de spectateur, à savoir la vision, et ce qui rend possible cette vision, la lumière. La dernière exposition à l’IAC ne fait pas exception à la règle qui multiplie les œuvres rendant cette vision difficile, soit qu’elle inflige au spectateur des conditions proches de l’aveuglement comme dans cette pièce intitulée Rose où nous nous retrouvons face à un cercle de spots à l’intensité lumineuse extrême, presque agressive, soit qu’elle nous plonge dans un bain de brouillard (Mukha, Anvers, 1997) nous faisant perdre littéralement le nord en nous privant de toute possibilité de nous repérer. S’agissant de cette dernière pièce, aux allures de déjà-vu, semblant avoir été maintes fois réalisée sous différentes versions par d’autres, un rapide coup d’œil à la feuille de salle nous apprend qu’elle a été réalisée en 1997 et qu’il s’agit non pas d’une copie mais bel et bien d’un original : cela montre que les recherches de l’artiste belge en la matière ne datent pas d’hier et qu’il s’agit bien de préoccupations constantes. Du reste, au vu des nombreuses œuvres aux allures de microprojets exposées dans le couloir central du centre d’art (cabinet en croissance) — certaines plus ou moins de l’ordre du bricolage poético-loufoque, d’autres plus construites et présentant l’apparence de protocoles scientifiques —, il ressort nettement que l’intérêt de l’artiste pour la matière lumineuse a pris d’innombrables formes, allant du quasi documentaire sur un petit groupe de passionnés à la recherche des meilleurs spots d’observations des ellipses de soleil — prenant le parti-pris déceptif de la non-monstration de ces dernières au profit du focus sur les protagonistes de ces expéditions (ellipse de l’ellipse !) — au filmage d’une planète, caméra au poing, donnant à voir un point lumineux vibrionnant sur toute la surface de l’écran. Que l’on ait affaire à quelqu’un qui teste tous azimuts, plus à la manière d’une laborantine ou d’une chercheuse qu’à celle d’une artiste, semble aussi flagrant, si tant est que les deux au final ne participent pas de la même approche tâtonnante, mais suivant des objectifs différents. Pour le reste, l’exposition se déroule comme un itinéraire en spirale à travers une série de salles où la modulation du son et de la lumière semble vouloir instaurer des ambiances totalement enveloppantes — on se demande même à un moment donné pourquoi l’artiste n’utilise pas les lunettes 3D tant elle semble habitée par la recherche d’une emprise sensorielle intégrale. De fait, et un peu en opposition avec cette série précédente plutôt low-tech, d’autres œuvres de l’artiste belge possèdent une dimension réellement séductrice qui semble aller de pair avec la volonté d’hypnotiser/immerger le spectateur : une séduction technologique toutefois, comme dans le cas de Rose, œuvre qui nous emprisonne dans un halo lumineux et nous paralyse dans ses rets de lumière, rosace qui nous rappelle aussi l’importance des vitraux, ces premiers « effets spéciaux » de l’histoire au service de l’édification et de la sidération des bonnes âmes… Du reste, Ann Veronica Janssen, à qui on attribue souvent la propension à utiliser des matériaux pauvres, apparaît au contraire raffoler des matériaux sophistiqués : à l’instar de l’aérogel, la matière solide la plus légère du monde, qui relève plus de l’expérimentation scientifique que de l’utilisation domestique — encore ce lien avec la recherche — et qui en lui-même produit des effets visuels plutôt efficaces de par sa seule présence. Encore plus troublantes sont les pièces Blue Papagai (2011), Orange (2010) ou encore Cocktail Sculpture (200) qui reposent une nouvelle fois sur les possibilités qu’offrent les matériaux révolutionnaires de produire des effets tout à la fois spectaculaires et discrets ; cette impression se confirme avec la série de pièces Gaufrette CL2BL35 (2015), CL2 Blue Shadow (2015), CL2BK (2015), CL9 Pink Shadow (2016), CL2GN35 Orange (2016), CL9GN35 Sunset Bright Green (2016) aux titres renvoyant à leur nomenclature industrielle. On assiste avec ces dernières à un emploi purement ready-made, l’artiste ayant disposé les plaques (de revêtement ou de construction) telles quelles, sans y faire la moindre intervention, dans une espèce d’hommage à la capacité de l’industrie à produire des matériaux esthétiquement parfaits : faut-il le lire comme une acceptation pure et simple du caractère magique de la marchandise, une espèce d’acquiescement à la toute-puissance de cette dernière ou bien comme une critique en creux de ces mêmes matériaux dont la perfection du lisse et du finish fetish déjà là ne laisse pas de nous surprendre ? Encore une fois il est difficile de se prononcer tant l’artiste semble osciller entre les deux dimensions sans toutefois privilégier une lecture plus qu’une autre.
(Image en une : Ann Veronica Janssens, Mukha, Anvers, 1997. Collection 49 NORD 6 EST – Frac Lorraine.
Vue de l’exposition à l’Institut d’art contemporain, Villeurbanne / Rhône-Alpes. Photo : Blaise Adilon.)
- Publié dans le numéro : 82
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- Du même auteur : Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra, Signes et objets. Pop art de la Collection Guggenheim au Musée Guggenheim, Bilbao, Nina Beier au Capc - Musée d’art contemporain de Bordeaux,
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