Ange Leccia au Frac Corsica
Ange Leccia. « Je veux ce que je veux. »
Frac Corsica, Corte. 1.7-21.10.2023
Le Frac Corsica accueille, jusqu’au 21 octobre, une exposition d’Ange Leccia. Le natif de Minerviu y expose une série d’œuvres qui trace un parcours en quatre temps, permettant d’apprécier l’évolution d’une pratique que l’on associe généralement à la vidéo, mais dont les premières œuvres témoignent d’une grande diversité d’approche.
Au début de sa carrière, Ange Leccia, se confronte à des problématiques postduchampiennes, dans des installations où l’objet est pris dans une dialectique de séduction/aliénation, typique de cette époque, les années 1970 en France, où la fascination pour l’objet ne se constitue pas en un pop art souverain, mais conserve une distance critique envers l’objet manufacturé, synonyme d’aliénation. L’artiste s’éloignera par la suite de cette forme de représentation pour s’approcher de la vidéo qui deviendra son terrain d’investigation privilégié : né en 1952, Leccia accompagnera l’évolution de cette dernière dont le lien originel avec la télévision se dissout lentement afin de constituer une esthétique propre. Capable d’appréhender l’ensemble des bouleversements d’un art contemporain, la présence de la vidéo se banalise et devient un élément comme un autre, ou presque, à l’intérieur de dispositifs complexes. Dans le même mouvement, le contexte de réception se complexifie, la partie filmique « devant » s’accompagner d’accessoires et d’artefacts, comme si le film ne se suffisait plus. Comme le note Françoise Parfait dans sa somme sur l’art vidéo(1), le corps est aussi devenu le centre des préoccupations d’une pratique qui l’appréhende sous toutes ses coutures et qui, d’élément passif en fait un acteur de plus en plus décisif.
Au commencement, il y a donc une pratique d’installation avec des artefacts fixes qui renvoient à l’attirance qu’exercent les objets sur un personnage lambda. Cette première œuvre, Je veux ce que je veux (1988-2003), a la puissance d’un discours en raccourci sur la fascination de la marchandise. L’association de la moto, synonyme de puissance mais aussi de vitesse et de danger, et du baiser en arrière-plan renvoie à l’érotisation de la démarche consumériste, alors que les deux machines qui se font dos évoquent un possible échec de la relation amoureuse. En une seule réunion d’objets et d’images, en un seul arrangement — terme préféré à celui d’installation — l’artiste démonte les mécanismes de la publicité et ses soubassements psychologiques… à moins qu’il ne tombe lui aussi sous son charme. Le titre, on ne peut plus tautologique, évoque les impasses d’un désir canalisé par les multiples fétichisations.
La deuxième œuvre montrée dans ce parcours qui n’en compte que quatre, chacune occupant une des salles du Frac, se situe dans le prolongement d’une réflexion sur l’objet et son pouvoir de séduction, Leccia continuant à produire des arrangements qui répondent au contexte de l’époque. En 1969, ce qui occupe les esprits, c’est la compétition entre les deux superpuissances de l’époque, les USA et l’URSS, pour déterminer qui posera la première le pied sur l’astre des nuits, le tout sur fond de guerre froide. Réplique en plus modeste de l’œuvre montrée à l’exposition au Grand Palais en 1991 pour laquelle il avait produit une installation géante de 360 globes terrestres, Lunes (2019) reprend la thématique cosmologique, mais cette fois-ci en remplaçant la terre par la lune, cinquantième anniversaire du premier pas sur le satellite oblige… On retrouve la fascination de Leccia pour l’objet manufacturé, dont la capacité de figuration conserve une rare efficacité, augmentée par la multiplication artificielle que lui assure le jeu des miroirs. À moins qu’elle ne fasse retour à une réflexion plus ou moins consciente sur ce que l’on appelait, dans les années 1970, la société de consommation et l’amorce d’une réflexion sur un art conceptuel refusant cette prolifération de l’objet d’art comme un Douglas Huebler commence à le théoriser.
Avec Poussière d’étoiles (2017), nous sommes en terrain plus familier dans la mesure où nous retrouvons la plupart des éléments qui caractérisent la pratique de l’artiste corse, en premier lieu la vidéo qui apparaît comme son médium de prédilection et dont il maîtrise parfaitement les codes et les enjeux. Leccia est un artiste du ressassement, de la mémoire que la musique des Beatles, en fond sonore, vient surligner : sa manière de filmer en revenant constamment sur les mêmes images, les mêmes séquences, témoigne-t-elle d’une angoisse d’exhaustivité de la représentation ou de celle de rater un geste, un moment qui lui aurait échappé ? Cet éternel retour sur le sujet peut aussi se voir comme un acte de résistance face à l’hyperconsommation des images dont nous apparaissons comme les victimes. La lenteur, les fausses boucles participent aussi de cette tentative de ralentir le temps, de le retenir quand le nôtre fuit. On pourrait être tenté d’y voir de la nostalgie pour une époque dorée à jamais révolue : de Jacno à Jeanne Moreau, ses chers disparus hantent les vidéos de Leccia, tel un album de famille fantôme. Mais la nostalgie n’y a pas cours, l’artiste agit plus comme un peintre dont le pinceau viendrait s’alimenter à cette palette magmatique, mixant indifféremment un passé toujours présent à une actualité vibrante, lui conférant une dimension organique et vivante. Les ruptures, les syncopes, les flashs lumineux disparaissent soudain sous une pluie de poussières d’étoiles, ces pixels du tube cathodique, parasites de l’image et de la pellicule, une invasion de matières lumineuses qui nous ramènent à la spécificité du médium : comme le dit Fabien Danesi, directeur du Frac Corse et curateur de l’exposition, « Ange Leccia est le plus postmoderne des modernes. »
La dernière œuvre présentée, Semper estate (2023), accentue encore ce que l’on pourrait considérer comme une dimension nostalgique : ses proches, forcément plus jeunes, y apparaissent longuement, de même que les personnages et les moments marquants de l’histoire corse récente. Il s’en dégage une mélancolie palpable que les inserts du film de Wong Kar Wai viennent encore souligner. Leccia tente, avec cette œuvre, de témoigner de ce tourbillon qu’est la vie et spécialement la vie en Corse, où le domestique n’est jamais très éloigné du politique et son impact sur la vie quotidienne peut-être plus prégnant que sur le continent compte tenu de l’insularité du territoire. La projection panoramique qui force le spectateur à se déplacer pour en appréhender l’intégralité accentue le côté immersif d’un dispositif qui vous plonge littéralement dans l’intimité de l’artiste.
1 Françoise Parfait, Vidéo : un art contemporain, Paris, Éditions du Regard, 2001.
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Head image : Ange Leccia, Je veux ce que je veux (1988 – 2003)
Tirages cibachromes et motos.
Collection FRAC CORSICA
Crédit photographique © Léa Eouzan Pieri
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica, 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac,
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