r e v i e w s

Ali Kazma à Roubaix

par Patrice Joly

À Roubaix jusqu’à la fin décembre, on peut découvrir une installation monumentale qui réunit une douzaine de vidéos d’Ali Kazma : programmé dans le cadre de la Saison turque, c’est la première fois que l’on peut appréhender en une seule fois autant d’œuvres de l’artiste stanbouliote. Il faut dire que le lieu s’y prête particulièrement : au cœur de La Condition Publique, ancienne friche industrielle, une salle de 800 mètres carrés ne laissant filtrer aucune lumière, le « nouvel » espace croisé est l’endroit idéal pour la présentation du travail de Kazma qui nécessite de pouvoir aligner simultanément trois ou quatre de ses grandes projections. La monstration du travail de Kazma oblige en effet à un cahier des charges assez strict où la faculté de se déplacer par le regard d’une projection à l’autre est absolument nécessaire ; sans cette possibilité de zapping, on occulte l’un des intérêts majeurs de son travail pour n’avoir affaire qu’à une projection de type monobande, contresens dommageable pour un travail dont l’ambition est de donner à voir un large panorama d’activités humaines iconiques : aussi, le côté panoptique de l’Espace croisé répond à merveille à cette exigence. La dernière en date de ses productions, Dancer, réalisée en Islande en suivant les séances de répétition du dernier spectacle d’Erna Omarsdottir, et coproduite par l’association roubaisienne, était donc présentée entre deux films plus anciens. Au fur et à mesure des diverses invitations – autant de commandes de films qu’il coproduit avec de nombreux opérateurs différents, le prochain étant la fondation Hermès avec laquelle il prépare un film consacré à la taxidermie – se profile la liste d’un programme très

vue de l'exposition à l'espace croisé

vue de l’exposition à l’espace croisé

arrêté. Cette manière de procéder – souple et rigide à la fois – lui permet de rassembler les éléments du puzzle qui constituera au final son grand œuvre : l’archive dynamique d’une humanité travailleuse et créatrice, véritable conservatoire vidéographique des arts et métiers. Par la suite, il lui faut trouver les moyens de restituer cette cartographie mouvante dans les meilleures conditions, ce qui sous-entend notamment ce display en mosaïque quand bien même la mosaïque – celle de la télévision et autres écrans par où l’information morcelée nous parvient – pourrait devenir la cible de ses récriminations. Cette dimension fragmentaire de l’image, il s’y attaque doublement. Une première fois en imposant des films aux mouvements de caméra lents, aux plans fixes privilégiant une certaine distance, mais amenant cependant de l’intime, de l’empathie, pour contredire le tempo saccadé de l’image publicitaire. Une seconde fois par des projections à la taille démesurée pour résister à cette tyrannie d’un format de plus en plus minuscule, susceptible de se retrouver un jour sur nos écrans de téléphones mobiles ou autres gadgets de l’hyperconsommation. Il en résulte une expérience de visionnage proche de la plongée : sensation que l’installation dans l’enceinte de La Condition Publique ne fait qu’accentuer. Par ailleurs, dispositif et contenu des vidéos se soutiennent mutuellement, ses films nécessitant une immersion prolongée au sein des structures en tous genres qu’il investit : usines de jeans et abattoirs casher à Istanbul, atelier de design à Milan, clinique du cerveau, atelier d’horlogerie ou encore de modiste ; à chaque fois l’artiste doit se fondre dans le décor pour se faire oublier des travailleurs, artistes, ouvriers, chirurgiens, etc., qu’il peut alors filmer en toute confiance. Les films de Kazma décrivent un processus qui va de la rencontre avec le patient, dans le cas du chirurgien, jusqu’à la phase d’installation sur la table d’opération et finalement la « libération » : l’artiste insiste sur les conditions préalables à la production des objets ou la réalisation des projets, sur les différences qu’elles induisent entre l’artisan – qui selon lui ne répète jamais le même geste – et les ouvrières de la grande industrie, prolongation de la machine-outil sur lesquelles elles s’échinent. À ce propos, Jean Factory (2008) est remarquable de la saisie des gestes robotisés que les ouvrières, payées au nombre de pièces ouvragées, exécutent sur un rythme infernal, comme des espèces de « ballets » automatiques. Mais les œuvres de Kazma ne se réduisent pas à une dénonciation des survivances de l’époque fordienne ou à une apologie des métiers d’art, ils placent au même rang les activités dévaluées des prolétaires de la grande industrie et celles beaucoup plus nobles du chirurgien ou du danseur, dans une espèce d’hommage vibrant à tous les savoir-faire, toutes les souffrances et toutes les adresses de l’humanité au travail.

Ali Kazma, à l’Espace croisé, Roubaix, du 9 octobre au 23 décembre 2009.


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