r e v i e w s

Abstraction manifeste

par Rozenn Canevet

Le Quartier, Quimper, du 19 janvier au 5 mai 2013 *

Échelonnée en quatre sections : « histoires recouvertes »; « modélisations manuelles »; « modernisme et subversion » et « économies virtuelles », l’exposition « Abstraction manifeste » réunit des oeuvres d’une douzaine d’artistes de diverses générations. De ces formes abstraites, nul ne se berce de l’illusion d’une vaine autonomie ou d’une plane dynamique ni moins encore d’un caractère autoréflexif propre aux préceptes modernistes; c’est plutôt du côté de l’abstraction postmoderniste – et majoritairement post-greenbergienne – que le propos s’enracine.
L’on perçoit en effet, dans ces esthétiques hétéroclites, une volonté de maintenir le réel à distance tout en le manipulant, de le représenter sans pour autant le figurer. Dans le format de l’exposition collective, c’est alors une dialectique signifiant-signifié qui surgit : celle-là même que Peter Halley évoquait dans ses articles publiés dans Arts Magazine dans les années quatre-vingt lorsqu’à la suite de ses lectures foucaldiennes il remettait radicalement en cause « ce présupposé curieux qui consiste à croire en la neutralité de la géométrie » [1] . Il en va ainsi de Prison (1989), peinture réalisée à l’acrylique fluo, dont les parallélépipèdes a priori abstraits ne renvoient pourtant pas à un vocabulaire formel abstrait mais explicitement à des cellules. La FAQ (Foire aux questions) (2007) de Julien Prévieux reprend elle aussi le potentiel de signification du motif abstrait. Détournant des couvertures d’ouvrages de sciences humaines des années soixante-dix tout en inversant la hiérarchie texte / image initiale, cette série de tableaux démontre la capacité du motif géométrique à désigner des disciplines telles que l’éducation, l’intérêt public ou encore l’économie. La production de sens de structures abstraites est aussi activée par Big Conference Centre Middle Management Platform (1998) de Liam Gillick, suspendue en plafonnier dont la sociabilité reste un facteur majeur. La contreautonomie postmoderne et l’abstraction moderniste se voient réunies sans heurts dans deux sculptures de Chloé Dugit-Gros : Peinture vaudou (2008) et Fils conducteurs (2008) magnifient le mélange des genres originels comme formels. Cette critique du modernisme, on la retrouve à l’oeuvre dans les vélins gaufrés de L’espace rationalisé du temps libre (2005) d’Isabelle Cornaro. Cette série de reliefs immaculés prend pour trame le plan de Coney Island et la logique d’organisation de ses espaces de loisirs.
Par-delà les sillages de la critique de l’abstraction moderniste, c’est aux technologies contemporaines et à la pléthore de vocables numériques qu’elles engendrent que d’autres s’attellent. La modélisation de données retravaillées à l’échelle artisanale se voit matérialisée dans L’Atelier de dessin – B.A.C. du 14e arrondissement de Paris (2011) de Julien Prévieux, impliquant quatre policiers et la technique des diagrammes de Voronoï, ou encore dans D’octobre à février (modèle Rébellion) (2010), pull-overs tricotés à la main dont le point de maille et les couleurs de la série sont déterminés par un algorithme mesurant l’évolution d’une rébellion sociale. Aurélie Mourier et sa structure en maille plastique cousue, initialement voxelisée, s’amuse à défier l’énigme mathématique de la quadrature du cercle. Julien Bouillon présente des oeuvres qui détournent les configurations iconiques des pages web, les transposant à l’échelle de la sculpture telle Grid 5 (2012). Ce principe de matérialisation d’interfaces virtuelles se retrouve aussi avec Deadware (2012) de Jean-Benoit Lallemand et sa dissémination de curseurs en papiers comme autant de micro confettis au sol de l’espace d’exposition.

Mais c’est aussi les situations géopolitiques et socioéconomiques mondiales qu’évoquent certaines oeuvres. Rafaella della Olga brode sur tissu des éléments d’agence de notation sous forme de poèmes typographiques pour Aladdin (2013) ou s’empare des indices boursiers avec Wall Street Mandala (2012). Alexandre Périgot fait s’incarner la gestuelle abstraite des opérateurs de marchés financiers par le jeu d’un acteur dans la vidéo Krach Audition (2013). Enfin, et non sans présenter une pertinence majeure avec la notion contemporaine d’abstraction, deux oeuvres font figures de proue. La première, Savane autour de bangui et le fleuve Utubangui (2007) d’Isabelle Cornaro, déploie un paysage de bijoux de famille évoquant la savane africaine, interrogeant la filiation comme la valeur au sens générique et évoquant la présence coloniale en Afrique avec la délicatesse d’une orfèvre. La seconde est L’Échiqueté de Patrick Bernier et Olive Martin, qui inaugure l’espace d’exposition. Constituée du Déparleur, un métier à tisser mobile sur échafaudages inspiré de la culture dogon, et de L’Échiqueté, échiquier dont les règles se voient redéfinies par un prisme démocratique, cette installation amorce une réflexion sur les stratégies géopolitiques, les schémas et systèmes hiérarchiques tout en brouillant les codes établis.

  1. Peter Halley, « La crise de la géométrie » [1984], in La Crise de la géométrie et autres essais, Ensba Paris, 1992, p. 59. Rappelons aussi l’engouement, dans les années quatre-vingt-dix, de toute une génération d’étudiants en écoles d’art françaises pour les réflexions de cet artiste américain. Si depuis, l’attraction s’est un peu atténuée, il est à noter que le Musée d’Art Moderne de Saint-Étienne va lui consacrer une exposition en 2014.

* Avec Parick Bernier et Olive Martin, Julien Bouillon, Isabelle Cornaro, Rafaella della Olga, Chloé Dugit-Gros, Liam Gillick, Peter Halley, Jean-Benoit Lallemand, Aurélie Mourier, Alexandre Périgot, Julien Prévieux.
Commissariat : Keren Detton.


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