r e v i e w s

"À l’œil nu", Erica Baum

par Aude Launay

Bravant le sens unique que l’on tente trop souvent d’attribuer aux textes — et aux images —, les photographies d’Erica Baum proposent, à la manière d’un hypermédia, une lecture non-linéaire de leurs sujets, une navigation interactive appliquée à des impressions sur papier. À première vue paradoxale, cette description se doit d’être illustrée par un exemple concret : Corpse (2009) est un extrait de la série Dog Ear, pour laquelle la New Yorkaise corne des pages de livres et crée ainsi de petits carrés de texte scindés par la diagonale du pli,

qu’elle photographie ensuite en plan serré. Oscillant entre texte et image, poésie et photographie, ces objets ambigus offrent des possibilités de lecture multiples, ne serait-ce qu’au niveau du texte. On peut donc lire, parcourant le texte horizontal puis le texte vertical, l’énoncé suivant :

to the corpse,

the lips. In a

bright

struggled

had

had worn away,

stirred—and

arousing

hopeless-

move,

qui devient celui ci-après lorsque l’on modifie son sens de lecture et que l’on poursuit les lignes sans se soucier du pli, chacune commençant à l’horizontale et se terminant à la verticale :

to the corpse, had worn away,

the lips. In a stirred—and

a bright arousing

struggled hopeless

had move

Le pluralisme ici à l’œuvre postule un rapport ouvert à la matière tant textuelle qu’iconographique, un va-et-vient entre le vu et le lu qui n’est pas sans rappeler les expérimentations de la poésie concrète et de la versification libre. Réinterprétant la dichotomie entre le phonocentrisme attribué aux langues occidentales et les langues idéographiques, les séries d’images de textes d’Erica Baum font « coïncider le signifiant et le signifié dans le pli »1. Les combinaisons fortuites de mots se découvrent comme une poésie readymade aux césures artificielles qui évoquent tant les Éventails de Mallarmé que le Fold-in de Burroughs, tandis que les recadrages opérés dans les pages créent de la fiction dans la fiction, induisant parfois de tout autres récits que ceux initialement présents dans les livres conçus comme des totalités. Cette technique de la fragmentation se retrouve dans bien d’autres séries de l’artiste, présentées partiellement dans l’exposition que lui consacrait Circuit cet été.

Erica Baum Wednesday Morning, 2010. Impression laser sur papier, 100 x 91 cm. After Midnight, 2010. Impression laser sur papier, 99 x 91 cm. C (Naked Eye Volume Two), 2011. Impression pigmentaire, 46 x 28 cm. Vue de l’exposition à Circuit, Lausanne.

 

 

Index, qu’elle poursuit depuis 2000, juxtapose mots et nombres en des alignements énigmatiques. Tirés des pages homonymes de fin d’ouvrage, les termes répertoriés produisent des sauts sémantiques qui ont comme un air de famille avec les anagrammes et autres jeux de langage chers à Bruce Nauman qui naviguent du coq à l’âne avec un naturel confondant. À Lausanne, Amour nous entraîne de l’« invisible » à l’« intelligence artificielle » en passant par « avalanche », « boomerang », « strip-poker » et « scandale », éprouvant la plasticité du verbe dans les différents chemins de lecture qu’il propose et construisant ainsi un bien étrange champ lexical. L’agrandissement de ces typographies qui nous sont si familières et la structuration du texte dans la page posent les mots sélectionnés comme des concepts fondamentaux, des termes clés.

The Naked Eye, qu’elle alimente depuis 2009, présente des livres de poche entrouverts. La tranche des pages souvent vivement colorée rythme l’image de traits verticaux tandis qu’apparaissent furtivement des figures et des bribes d’histoires. Malgré les teintes vintage et les papiers jaunis, il n’est point ici question des classiques thématiques de la mémoire et de l’archive, plutôt d’une fascination pour les systèmes de classement et d’un attrait pour les techniques obsolètes (corner les pages) en ces temps numériques, sans nostalgie pourtant.

L’accrochage de l’exposition, de prime abord très linéaire, se complexifie au fur et à mesure que l’on circule entre les pièces pour parvenir à trois niveaux de superposition. Il y a les images trouvées, les images d’images, mais aussi les images d’images qui étaient déjà des images créées : Baum montre pour la première fois des photographies de ses propres livres, c’est-à-dire des photos de ses photos imprimées. Il y a aussi les impressions laser noir et blanc affichées à même le mur et les impressions pigmentaires sagement encadrées, toutes se chevauchant plus ou moins en une ligne discontinue, à la manière d’un récit divisé en chapitres.

« Les choses sont en rapport les unes avec les autres de bien des manières ; mais il n’en est pas une qui les renferme toutes ou les domine toutes. »2

L’œuvre d’Erica Baum paraît riche de mondes possibles, pourtant, chaque regardeur est amené à n’en choisir spontanément qu’une seule version, qui le détermine lui-même en tant que regardeur. Une illustration, somme toute, de l’expérience du chat de Schrödinger : le chat ne se trouve pas dans un état défini tant que l’observation n’a pas eu lieu ; de même, les images d’Erica Baum contiennent simultanément de multiples informations qu’il ne tient qu’ à nous d’interpréter pour les faire émerger.

 

1 Béatrice Gross, « Erica Baum’s « wild tumult, (…) of uncertainty, » Or « series of ellipses, hung on around, (…), very subtle in escaping… » » in Dog Ear, 2011, New York, Ugly Duckling Press, p. 64 : « Baum’s dog ears make signifier and signified coincide perfectly in one fold. »

2 William James, La volonté de croire, (1896), 2005, Empêcheurs de penser en rond, traduction : Loÿs Moulin.

Erica Baum

, The Public Imagination , à Circuit, Lausanne, du 11 juin au 27 août 2011

 

 

 


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