Tino Sehgal, This Progress

par Océane Ragoucy

Carte blanche Tino Sehgal, Palais de Tokyo, Paris, 12 octobre—18 décembre 2016*
« Dans une expérience, il y a mouvement d’un point à un autre1. »

Recrutée comme les autres par le bouche à oreille, puis lors d’une rencontre informelle autour d’un café l’été dernier, j’avais surtout parlé d’architecture et de Bruno Latour. Sans me dire vraiment pourquoi celle-là plus qu’une autre, on m’avait proposé de prendre part à This Progress, une pièce évolutive imaginée par Tino Sehgal, activée lors d’une carte blanche au Palais de Tokyo.

Nous sommes un certain nombre à participer, une centaine peut-être, d’amateurs au sens de ceux qui aiment, investis pleinement car le rythme est intense. Sans doute est-ce un hasard, mais l’on nous a demandé d’être présents sur des intervalles de quatre heures, comme les quarts de navigation, environ trois fois par semaine comme en psychanalyse. Notre rôle a pour objectif de faire émerger des situations qualifiées de « construites ». En tant qu’architecte, j’ai imaginé que construire impliquait de leur donner des moyens d’existence tout en essayant d’en assurer la solidité.

Personne ne l’a vraiment formulé ainsi, mais This Progress pourrait être l’expérience que Dewey définit comme « une situation chargée de suspense, qui progresse vers son propre achèvement par le biais d’une série d’incidents variés et reliés entre eux2. » Ici, les incidents seraient ces rencontres de quelques minutes entre des inconnus : visiteurs et interprètes. Une interaction certes provoquée mais à chaque fois inédite et surprenante. Les règles sont simples : les visiteurs sont invités à progresser seuls ou en groupe à travers un Palais de Tokyo dépouillé, nous restons seulement les participants bienveillants de situations, caractérisées par une relation parfaitement équitable. Car à l’égale d’eux, nous ne savons pas encore ce qui va avoir lieu.

Philippe Parreno, Annlee de Tino Sehgal, dessiné au Palais de Tokyo, 2013. Crayon sur papier.

Philippe Parreno, Annlee de Tino Sehgal, dessiné au Palais de Tokyo, 2013. Crayon sur papier.

Pour que la pièce fonctionne, l’unique condition serait d’accepter de cheminer ensemble. Ce qui arrive peut alors être singulier. De parfaits inconnus partagent, le temps d’un moment bref et intense, des paroles et des histoires, et élaborent une pensée qu’ils construisent en commun. Avançant ainsi, la succession de situations ressemble à l’espace public avec sa variété de réactions : satisfaction de l’instant partagé ou forme de résistance. Ici l’on redécouvre la puissance de l’altérité, avec tout ce qu’elle peut provoquer de surprise, d’indifférence ou d’émotion.

Agissant et éprouvant, nous les participants sommes comme tous les autres, et c’est ensemble que nous faisons l’expérience du dispositif, encore et encore, dans le temps. Nous ne sommes pas une voix mais des voix, les nôtres. Tino Sehgal nous propose ainsi un espace-temps politique qui rassemble, où la parole circule et se libère sans restriction et dont aucune trace tangible n’est préservée.

Lionel Ruffel nous dit que le contemporain « renoue avec ce qu’est le temps, hétérogène, mélangé […] à l’imaginaire de la séparation, il impose un imaginaire de la confraternité, de la coexistence […] des superpositions3. »

Voilà alors ce qu’est peut-être une expérience contemporaine.

 

1. John Dewey, L’art comme expérience, Gallimard, Paris, 2010 (1934)

2. ibid.

3. Lionel Ruffel, Brouhaha, Les mondes du contemporain, Verdier, Paris, 2016

* Commissariat : Rebecca Lamarche-Vadel, production : Julia Simpson & Asad Raza.

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