Stormy Weather

par Patrice Joly

Centre Culturel Suisse, Paris, 14.02-18.04.2021

Susanna Flock & Leonhard Müllner, Fragmentin, Stefan Karrer, Till Langschied, Yein Lee, Marc Lee, Christiane Peschek, Total Refusal, Christoph Wachter & Mathias Jud

Le Centre culturel suisse (CCS) est une des rares institutions « parisiennes » à s’intéresser de près aux conséquences de l’extraordinaire développement d’Internet dans notre vie quotidienne. Ce qui est gratifiant pour le CCS est toutefois un peu inquiétant pour la capitale, qui révèle ainsi son peu d’appétence pour des questions aussi fondamentales que celles soulevées par tout ce qui touche au fonctionnement d’Internet. De manière générale, il est aussi assez surprenant que les institutions françaises consacrent aussi peu de place à ce questionnement alors qu’outre-Rhin, par exemple, ces problématiques sont abordées franchement et de manière conséquente. Serait-ce que (une fois de plus…) l’hexagone se retrouve en retard face au lien entre ces thématiques et esthétiques ultra contemporaines – alors que la scène française ne manque pourtant pas d’artistes talentueux qui investissent ces questions désormais impossibles à minorer1 ? Après « Praying for my Haters » (CCS, février 2019) – l’exposition de Lauren Huret qui mettait en lumière la fausseté des discours accompagnant le traitement algorithmique des contenus sur les « mega » plateformes numériques et l’exploitation des petites mains dans des pays très peu regardants du respect des conditions de travail –, « Stormy Weather » donne son tour au fameux « nuage » – le cloud, qui fait cette fois l’objet de l’attention de Claire Hoffmann, curatrice du Centre culturel suisse, associée à Katharina Brandl (Kunstraum Niederoesterreich).

Marc Lee, Political Campaigns-Battle of Opinion on Social Media, depuis 2016 © Margot Montigny / Centre culturel Suisse. Paris

Comme beaucoup d’agents qui entrent dans la constitution et le fonctionnement d’Internet, le cloud (ou, plutôt, ceux qui en maitrisent la technologie) entretient une savante dose de flou sur sa constitution, son fonctionnement et ses objectifs. Son nom lui-même n’est pas étranger à la confusion qu’il génère dans les esprits, qui fait s’enchevêtrer allégrement un phénomène météorologique bien réel et une métaphorisation technico-mythique beaucoup moins évidente2. Le titre de l’exposition, « Stormy Weather », rend bien compte de l’atmosphère électrique qui accompagne tout ce qui a trait à ce dernier et qui, au-delà de sa pure et anodine fonction de stockage, renvoie à nombre de polémiques suscitées par le développement actuel d’Internet. De toutes les fausses déclarations et obstructions systématiques des GAFAs au cours des nombreuses enquêtes dont ils font l’objet, aux abus de positions concurrentielles de ces dernières, en passant par la surveillance généralisée et banalisée des citoyens du monde entier, à l’appropriation de leurs données personnelles à des fins mercantiles, par le développement exponentiel des profits du capitalisme de surveillance auquel ce dernier participe pleinement et par le détournement des principes fondamentaux de la démocratie…

L’exposition du CCS entend bien éclaircir quelques-unes des idées reçues que nous avons sur le sujet en alternant des propositions plus ou moins légères à d’autres au ton beaucoup plus dramatique. Ceux qui ont eu la chance de participer à la performance de Till Langschied ont certainement dû se demander si la Madame Irma technophile conçue par l’artiste avait vraiment la capacité de prédire leur avenir (virtuel) : de fait, la mise en scène rejouait, de manière plutôt jubilatoire, le potentiel d’entourloupe qui accompagne la confiance aveugle placée dans le miracle de la technologie (Palm Reading of Tumaroh, 2019). Au-delà de la performance bien réelle et de l’aptitude de l’artiste à intégrer les codes de la voyance, c’est bien sûr la foi en la capacité de se projeter dans un futur forcément meilleur qui est visée, de même que le discours hâbleur des prophètes de la « High-Tech » qui est pris en dérision. Le travail de l’artiste autrichien, également présent dans l’exposition avec une installation de petits drapeaux renvoyant aux pratiques superstitieuses des Tibétains, ramène ainsi nos contemporaines illusions à leur équivalent mythologique et archaïque.

Vue de l’exposition Stormy Weather, Centre culturel suisse, 2021 © Margot Montigny

L’installation de Marc Lee (Political Campaigns – Battle of Opinion on Social Media, depuis 2016) est beaucoup plus abrupte dans son dispositif, et met quant à elle en relief l’influence des médias numériques sur le façonnement des opinions. À partir des deux mots clés « Trump » et « Biden » se déploie, sur un écran partagé, un flux d’informations continu associé aux deux belligérants. L’impact et la manière de procéder des réseaux sont démontrés de manière radicale dans ce match de visibilité où s’affrontent les deux champions médiatiques : des messages extraits de Twitter, Instagram ou Youtube déferlent en continu et témoignent autant de l’omniprésence des deux acteurs que de la simplification à l’extrême des contenus diffusés sur ces réseaux. Cet appauvrissement de « l’information », dont on a l’impression qu’elle est réduite à n’exister plus que sous la forme de slogans, est désormais la forme dominante de la diffusion du « discours » politique aux États-Unis (et bientôt dans le reste du monde) – forme que le dernier président américain a portée à son comble. Marc Lee a ainsi créé une véritable chaîne médiatique qui met en lumière un phénomène dont on sait – depuis les dernières élections américaines – qu’il a pour objectif de scinder et de cliver au maximum les populations, qui débattent désormais dans un contexte de battle généralisé. Pour autant, si limpide que soit la démonstration de Lee, la question du lien de son œuvre avec le cloud peut toutefois être posée – à moins de voir dans la prolifération de ces micro-messages la quintessence du paradigme de l’Internet3.

À rebours du sentiment général anxiogène que génère une partie de l’exposition (de Marc Lee à Total Refusal), les œuvres de Fragmentin égrènent les zones de fragilité d’une technologie soumise, elle aussi, aux aléas des revirements climatiques (dont elle est largement responsable par ailleurs). Le terrarium dans lequel on peut observer un smartphone « cherchant » désespérément à trouver des solutions pour échapper au danger de surchauffe qui le menace, fait penser au film L’arroseur arrosé des frères Lumières, et amène un peu de légèreté dans l’exposition. Les œuvres de Susanna Flock et Leonhard Müllner participent de ce même sentiment en diffusant les réactions de professionnels de jeux vidéo découvrant des ciels nuageux simulés en 3D. Les messages d’émerveillement qu’ils partagent font penser à ceux que des alpinistes pourraient éprouver face à la vision de sommets enneigés… Le sublime technologique pourrait-il se substituer au sublime naturel ? La question d’un environnement artificiel généré par les machines souligne encore la possible existence d’un trouble esthétique artificiel, que provoquerait l’intrusion de ces phénomènes au plus profond de notre psyché. Ajouté à l’œuvre de Marc Lee, qui dépeint la manipulation des esprits, le sentiment d’être cerné de toutes parts par les effets du cloud sur notre quotidien ne fait que s’amplifier tout au long de la déambulation. Il culmine avec la vidéo de Total Refusal : la dystopie réalisée par le collectif d’artistes autrichiens (Money is a Form of Speech, 2020) dresse un portrait implacable des gouvernements états-uniens successifs et du non-respect des Tables de la Loi démocratique, dont la dernière manifestation serait représentée par l’extension ad libidum du domaine de la surveillance – à l’encontre de toute légitimité démocratique – dans une logique de domination qui ne fait que prolonger les doubles discours des pères fondateurs de la démocratie américaine, ceux-ci ne s’étant jamais trop privés de piétiner les principes de la Constitution qu’ils avaient eux-mêmes fait graver dans le marbre …

Fragmentin, Displuvium, 2019 © Margot Montigny / Centre culturel Suisse. Paris

À côté de cela, les techniques de guérilla et de subversion de la toute-puissance du cloud et de la technostructure qui le soutient, à l’instar de celles mises en place par Christoph Wachter et Mathias Jud dans le projet qaul.net semblent assez dérisoires, d’autant plus que, comme le démontre Christiane Peschek, avec ses Velvet Fields, les représentations initiées par les promoteurs du cloud pour le rendre plus assimilable font appel à des mécanismes émotionnels et cognitifs enfouis et difficiles à faire émerger de la conscience…


  1. cf Jean-Paul Fourmentraux, antiDATA, La désobéissance numérique – Art et hacktivisme technocritique, 2020, Les Presses du Réel.
  2. voir à ce propos New Dark Age : Technology and the End of the Future, 2018, Verso Books, de James Bridle et ses réflexions sur la métaphore inadaptée du nuage météorologique au nuage numérique. Ce dernier, contrairement à ce que son appellation laisserait sous-entendre, est loin de « ne pas peser » son « poids » en terme de dépense énergétique, mais aussi d’emprise économique, psychologique et, même, physiologique : « Downtime aside, the first criticism is of this cloud is that it is a very bad metaphor. The cloud is not wheithless; it is not amorphous, or even invisible, if you know where to look for it. The cloud is not some magical faraway place, made of water vapour and radio waves, where everything just works. It is a physical infrastructure consisting of phone lines, fibre optic, satellites, cables on the ocean floor, and vast warehouses filled with computers, which consume huge amounts of water and energy and reside within national and legal jurisdictions. The cloud is a new kind of industry, and a hungry one. » Page 7.
  3. op. cit..

Image en une : Till Langschied, Palm Reading of Tumaroh, 2021 © Margot Montigny / Centre culturel Suisse. Paris


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