Shimabuku

par Lilian Froger

« Pour les pieuvres, les singes et les Hommes »,

Le Crédac, Ivry-sur-Seine, 14.09 -16.12.2018

Dès l’entrée de la première salle de l’exposition, le chant régulier et strident des cigales nous enveloppe. Ces trilles d’insectes, bande-son caractéristique des étés japonais, proviennent du film Ériger (2017), conçu initialement pour le Reborn-Art Festival à Ishinomaki, dans l’une des régions les plus touchées par le tsunami du 11 mars 2011. On y voit le résultat d’un geste simple effectué par Shimabuku : celui de planter dans le sable, à la verticale, des branches et des morceaux de bois flotté échoués sur une plage. Métaphore évidente de la détermination à se relever après que tout a été détruit, ce mouvement est redoublé par la quarantaine d’éléments (briques, tuiles, blocs de pierre) qui constituent la sculpture Ériger (Ivry), prélevés dans les restes de bâtiments récemment démolis dans la ville et installés au sol devant le film, tous placés en station verticale.

Avec ces morceaux de bois ou de pierre disposés d’aplomb de manière rudimentaire, auxquels s’ajoutent les six tas de terre formant la sculpture Terre d’Ivry, eau et lumière (2018) placée près des fenêtres, ou encore les deux récipients remplis d’eau de Quelque chose qui flotte / quelque chose qui coule (2010), cette première salle a comme des accents Mono-ha. On y retrouve le même attachement aux matières naturelles (le bois, l’argile des briques et des tuiles, l’eau, la terre) dont la présence physique est clairement affirmée dans l’espace d’exposition. Les gestes produits sont élémentaires, sans grandiloquence. Le résultat s’avère cependant moins austère que chez les artistes de Mono-ha – tels Narita Katsuhiko ou Suga Kishio –, malgré le dépouillement formel des œuvres et le même recours aux matériaux bruts. Ainsi, Quelque chose qui flotte / quelque chose qui coule rappelle la série Kûsô – Mizu [Le vide en toute chose – Eau] réalisée à la toute fin des années 1960 par Sekine Nobuo, mais dans une version légère, les sculptures d’eau étant ici animées par des citrons verts et des tomates qui flottent à la surface ou nagent en cercle dans le fond de la bassine. Mouvantes ou instables, les œuvres de Shimabuku sont toujours en devenir, à l’instar de ces tas de terre où germent déjà toutes sortes d’herbes et de plantes. C’est aussi ce que montre la vidéo Les Feuilles nagent (2011) dans laquelle on ne discerne dans un premier temps que des algues remuant tranquillement dans l’eau, avant de s’apercevoir qu’il s’agit en fait d’un dragon de mer feuillu, cet étrange animal qu’on dirait la croisée de l’hippocampe et du végétal.

Le monde animal est très présent dans le travail de Shimabuku, pour ne pas dire central, et l’exposition lui consacre deux salles : l’une pour les pieuvres, l’autre pour les singes. Depuis 1990, l’artiste a mené de nombreux projets avec et pour les poulpes, où il les fait voyager, tente d’en pêcher avec des pots en céramique, et crée des rencontres avec d’autres êtres vivants (hommes, chiens ou pigeons). Dix scripts accrochés au mur détaillent les circonstances de ces actions sous la forme d’un récit à la première personne. Dans la même salle est projetée la double vidéo Demander aux Repentistas – Peneira & Sonhador – de remixer mes travaux sur les pieuvres (2011), qui apporte un nouveau regard sur ces projets et une nouvelle voix pour les raconter : deux chanteurs de rue brésiliens décrivent en musique et avec beaucoup d’emphase la considération de l’artiste envers les poulpes, tandis que les films documentant certains de ses projets sont montrés sur la partie gauche. Plusieurs œuvres reviennent enfin sur le caractère collectionneur des pieuvres, qui conservent des coquillages, des cailloux ou des morceaux de verre récoltés au fond de la mer, présentés ici sous vitrine.

Dans la salle dédiée aux projets avec les singes, ceux menés dans le désert texan sont les plus fascinants, à la mesure de l’histoire qui les introduit. En 1972, un groupe de cent cinquante singes des neiges est déplacé de Kyôto vers le Texas. Ils s’adaptent progressivement à ce nouvel environnement aride et la communauté de macaques prospère désormais parmi les cactus. La vidéo Les Singes des neiges du Texas – Les singes des neiges se souviennent-ils des montagnes enneigées ? (2016) rend, là encore, compte d’une action simple, aussi poétique que visuellement captivante : l’artiste dépose dans le désert un tas de glace pilée et filme les réactions des descendants de ces singes japonais qui n’ont eux jamais connu la neige. Pendant vingt minutes, on les voit hésiter, s’approcher du petit monticule blanc, goûter timidement la neige, jouer avec elle. Nous sommes d’ailleurs nous-mêmes comme en plein désert, entourés dans la salle d’exposition d’un décor de grands cactus identiques à ceux qui constituent le cadre naturel de la vidéo.

Les hommes et les animaux sont les acteurs et les destinataires des œuvres de Shimabuku, toutes ses œuvres constituant autant d’adresses, comme le suggère le titre de l’exposition : « Pour les pieuvres, les singes et les Hommes ». L’artiste élabore les conditions pour qu’il se passe quelque chose, sans jamais être certain de la réussite de ses actions. Les singes reconnaîtront-ils la neige ? Les poulpes se saisiront-ils des sphères en verre coloré dispersées à leur intention dans la mer ? Tout est de l’ordre du probable et du potentiel. Dans le film La Mer et les fleurs (2013) projeté dans la dernière salle, l’artiste jette des corbeilles de fleurs à la mer, celles-ci s’éparpillant au gré des vagues. On ne sait où elles échoueront, ni si quelqu’un les verra. Alors qu’à l’écran les couleurs se dispersent peu à peu à la surface de l’eau, la fragilité et l’impermanence des gestes de Shimabuku apparaissent soudain dans leur plus grande intensité.

(Toutes les images : © André Morin / le Crédac)


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