Sarah Caillard

par Patrice Joly

Au Centre Wallonie Bruxelles, Sarah Caillard présente une nouvelle œuvre qui reprend les principaux éléments de son vocabulaire plastique. Ses installations alternent indifféremment matières fixes comme le béton et tissu réfléchissant pour signifier la non-primordialité de la matière utilisée. Pour la jeune artiste, la concrétion finale de ses œuvres, résultante des multiples strates, hybridations et incorporations diverses, exprime la superficialité de ces « enveloppes formelles», elle correspond au moment T d’un processus narratif alimenté par la multitude des récits de toutes provenances qui constitue cet imaginaire collectif qui nous traverse et influe en permanence sur notre identité.

Patrice Joly : L’installation que vous présentez dans l’exposition Des choses vraies qui font semblant d’être des faux-semblants nécessite d’être éclairée par la lampe torche d’un smartphone : pourquoi un tel dispositif ?
SC : L installation est faite de tissu réfléchissant, elle dépend de notre position face à la lumière et de son activation par les spectateurs. Au lieu d’utiliser un dispositif fixe je voulais inviter les visiteurs à utiliser leur portable pour éclairer la pièce. Je souhaitais que l’on ait recours à l’élément numérique pour accéder à l’élément physique, à l’inverse de ce qui se passe habituellement. Grâce à la lampe torche, le tissu s’illumine et nous fait perdre les repères de la pièce dans laquelle il se trouve. Nous ne savons plus trop ce qui nous fait face, image ou sculpture…

La scène a des accents très cinématographiques en même temps qu’elle fait référence à l’univers de la BD avec une porte dessinée qui semble indiquer une sortie possible. Qu’est-ce que vous avez voulu représenter ?
Les entrebâillures de portes et le faisceau que la lumière y dessine m’ont toujours fascinée, un peu comme s’ils figuraient l’ailleurs. Cela doit être lié à des souvenirs d’enfance, lorsque l’on est plongé dans le noir de sa chambre et que la fête qui a lieu dans la pièce d’à côté nous est signifiée par un trait de lumière.
Ici, cette porte et cette lumière sont suggérées comme dans une bande dessinée, en plus d’installer un univers lié au film noir à la Hitchcock et une atmosphère onirique. Je pense mes installations comme des scènes de film dont nous devenons témoins, l’élément narratif est important. L’action est arrêtée comme prisonnière du décor ou des yeux de ceux qui la regardent.

Quand on éclaire la scène avec son smartphone, il y a un autre « acteur » qui apparaît, c’est un fantôme niché dans les hauteurs de la chambre. Cela accentue le côté macabre mais aussi la dimension psychanalytique. Vous faites référence à Hitchcock et à certains de ses films comme Psychose dont la trame narrative se resserre autour de la personnalité tourmentée du héros. En même temps, l’effet dramatique est tempéré par le ressort humoristique, et la personne endormie n’est pas identifiable. La multiplication des pistes nous renvoie à la difficulté d’interprétation des rêves : est-ce cela que vous avez voulu signifier, l’impossibilité d’assigner une signification à une image, à une œuvre ?
Lorsque j’évoque Hitchcock, je pense plus au film Vertigo où Kim Novak interprète plusieurs personnages fantomatiques et fantasmatiques, le fantôme figure ce rapport là. Je voulais plonger le spectateur dans le lieu du fantasme qui est aussi celui des fantômes. Sa présence symbolise celle de l’altérité. Il renvoie à toutes les émotions, états, gestes qui nous traversent sans jamais nous appartenir, aussi bien qu’aux êtres que nous avons été (enfants, adolescents) et qui nous accompagnent. Il s’agit de présences invisibles mais finalement reconnaissables et symbolisables. Malgré la multitude d’interprétations possibles, il me semble qu’il y a des images « mnémosyne » qui nous permettent d’en partager le sens sans nécessité de les analyser. Comme si on reconnaissait quelque chose en elles en dehors de notre propre expérience.

Comment cette installation s’insère-t-elle dans votre pratique, est-ce qu’elle fait partie d’un cycle plus complexe ou est-elle isolée ?
Je considère chacune de mes sculptures et installations comme faisant partie d’une même œuvre. Je change de matériaux afin d’exprimer un état différent d’être au monde. Le béton va figurer des corps pris par la pesanteur, la fibre de verre et la résine l’état fantomatique… Cette installation a pour titre Pilot, en référence au pilote d’une série ; elle inscrit le commencement d’un projet sculptural et vidéographique à partir de cette double notion de fantasme / fantôme. Les installations deviennent le décor de séquences filmées. Les sculptures s’animent et rencontrent de vrais personnages dans des scénarios imaginaires. Ce pendant virtuel à ma pratique sculpturale me permet d’explorer plus profondément l’espace mental, comme un envers du rapport sensible à mes œuvres.

Comment votre œuvre s’inscrit-elle dans l’exposition du Centre Wallonie Bruxelles, comment dialogue-t-elle avec les autres œuvres, y voyez-vous des connexions formelles et / ou conceptuelles ?
Je pense que Michel François nous a invités justement pour nos différences formelles. Il voulait évoquer les perceptions abstraites que l’on se fait du corps. Carlotta Bailly-Borg crée des personnages maladroits qui cherchent leur place et se déplacent parfois de manière suggestive, érotique ; Douglas Eynon a travaillé avec des aveugles sur la réalisation de masques en bronze d’après la perception qu’ils ont eu de leurs « modèles », Charlotte vander Borght évoque le flux, le transit en montrant des intérieurs de camion. On voit d’autres corps qui se nouent, se courbent, des objets de travail… Chez moi, le corps devient fiction. 

Toutes les images : Sarah Caillard, Pilot, 2020. Installation (tissu réfléchissant, métal, ouatine, fibre de verre, résine.), dimensions variables.
Vues de l’exposition, Centre Wallonie-Bruxelles, Paris. Photo : © Jean-Christophe Lett
 


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