Romain Kronenberg

par Andréanne Béguin

Boaz

Kunsthalle, Centre d’art contemporain Mulhouse

01.02.2022 – 30.04.2022

« Au commencement était le Verbe. » Dans l’univers de Boaz, la parole est la première. Celle d’une voix sur une cassette retrouvée par Romain Kronenberg dans un magnétophone chiné en Italie. Parole anonyme qui livre un mystérieux témoignage : « Boaz è mio fratello ». Boaz est un homme hors du commun, le centre de gravité de cette voix. Romain Kronenberg nous raconte son histoire dans le roman éponyme qu’il a écrit : Boaz est orphelin, adopté par Amos et élevé comme un frère avec les enfants naturels de ce dernier : Malachie et Déborah. Le récit nous emporte dans une architecture familiale rayonnante d’intensité, d’amour protéiforme. De ce roman naît l’exposition visible à la Kunsthalle de Mulhouse.

Boaz vous happe, il vous entraine dans sa légende, vous entoure de sa présence solaire. Tout au long de son récit de vie, la teneur de sa légende reste énigmatique, là où les signes de son attraction se multiplient. Chaque page rend le pourquoi lancinant. Pourquoi Boaz est-il Boaz ? Pourquoi Boaz est-il légendaire ? Pourquoi Boaz agit-il comme un aimant ?

L’objectif de l’exposition n’est pas de décortiquer cette légende mais bien de la rendre plus manifeste encore. Le lecteur devenu visiteur, est aussitôt fait admirateur, presque béat de Boaz. Silencieusement intégré par sa présence dans l’exposition, il rejoint la communauté de fervents touchés par la grâce. La grâce de Boaz. Plus forte qu’une explication, c’est la sensation de vivre cette fascination en soi qui accompagne le visiteur.

À partir des êtres de papier qui peuplent son roman, Romain Kronenberg crée des personnes réelles, bel et bien incarnées dans l’exposition. Il leur prête un visage : ici Boaz est immortalisé enfant sur des photos de famille ; là le corps adolescent de Malachie est magnifié face à la mer par la caméra. Là où certains auteurs puisent dans le réel pour créer des personnalités fictives, c’est bien l’inverse qui se produit ici : les personnages fictifs donnent vie à des personnages réels. Quand la fiction traditionnelle s’impose un code de vraisemblance au réel, Romain Kronenberg imprime à la vie une ressemblance à sa création littéraire. Avouant à demi-mots la paternité des œuvres, l’artiste préfère dire qu’elles ont été créées par les personnages de son livre : Boaz, Malachie et Déborah.

« Le paysage des poupées », 2022 © La Kunsthalle Mulhouse – photo : David Betzinger

Les films présentés dans l’exposition ont été réalisés par Boaz et Malachie, sur les traces de leur voyage estival annuel à Procida. Les poupées en paille, mises en scène et photographiées sont celles de Malachie. Sur le mur opposé, les dessins de Malachie enfant et Malachie adolescent se font écho, unis par le sujet qu’ils représentent : Boaz au cœur d’une étoile d’adorateurs.

La fiction se dilue à ce point dans la réalité que le journal de l’exposition restitue des conversations entre les personnages du livre et des personnes réelles comme la co-commissaire de l’exposition et des critiques d’art. Romain Kronenberg et ses complices se jouent de nos perceptions : les dessins de Meris Angioletti sur les photographies de famille s’infiltrent dans les décors des prises de vues, brouillent les contours de la réalité.

Peut-être éblouis par ce foisonnement – où par la force du soleil à Procida qui percerait jusqu’à nous – nous perdons vite pied, dans un vertige agréable et poétique. Il faut accepter de lâcher prise, de faire taire notre exigence de rationalité, d’abandonner la traque du vrai, de ne pas chercher à débusquer le créateur, et simplement accepter la présence vivante des personnages.

Ce détachement offre un regard nouveau, qui transfigure l’exposition en un sanctuaire érigé en l’honneur de Boaz par la « communauté » de ses admirateurs.

Cette dernière reste anonyme et inqualifiable. On ne pourra la circonscrire à des critères religieux, nationaux ou territoriaux, mais l’on peut être sûr que sa fascination pour Boaz en est la pierre angulaire. Elle est unie par la mission qu’elle s’est donnée : transmettre l’histoire de Boaz et faire vivre sa légende. Se déploie alors sous nos yeux la complexité de la tâche : des photographies des murs de Procida tracent un parcours énigmatique de croix marquant d’une pierre blanche les lieux où Boaz fut présent. Au centre de l’espace se dresse un monolithe massif. L’écrin démesuré, conçu par Emi Yatsuzaki, abrite le collier de Boaz. Au cœur de cette pierre fendue en deux, on aperçoit le pendentif, relique protégée de la disparition ou de l’écrasement par un jeu d’équilibriste entre trois blocs de béton taillés. Le temple du temple d’une certaine manière – dans la légende hébraïque, Boaz est l’un des piliers du temple de Salomon.

« Boaz », Poupées de Malachie, 2019-21 © Romain Kronenberg

Le syncrétisme continue dans l’espace contigu : on pénètre dans une chapelle aussi tamisée qu’est éclairé l’espace principal. Propice au recueillement, tel une crypte, ce havre est habité de mots : écrits sur cyanotypes sur papier couleur ou encore murmurés par une voix. Ils s’entremêlent comme une litanie de prières, de mantras, d’invocations. « Lo stesso giorno che ricomincia ogni giorno » devient une mélodie méditative qui se faufile dans nos oreilles et sous nos paupières.

La matière-même du texte est enfin aussi un personnage principal à part entière, à la fois support et finalité, dans l’expérience de cette réalité diffractée. Scriptural autant qu’oral, le récit est présenté dans un livre éclaté, dont les feuillets libres sont disposés de façon architecturale : il devient une sculpture. Il est récité par deux voix audibles dans un interrogatoire, et se devine encore sur les lèvres muettes des enfants de l’un des films. L’écriture de Romain Kronenberg n’est pas une orpheline, incapable de se défendre sans son auteur. Au contraire, c’est une affranchie téméraire. L’auteur a déposé au cœur du roman Boaz un « élan secret » – pour reprendre un terme de Heidegger – puis l’a laissé agir sans préméditation, libre de grandir dans l’exposition et d’emprunter ses propres chemins dans les imaginations. « Adaptation expositionnelle[1] » singulière, la manifestation de la Kunsthalle se construit dans les creux et les interstices d’une écriture sciemment allusive. Le visiteur entre dans l’exposition par le roman et la quitte avec un entrelacs de récits, autant d’écritures romanesques d’une autre matérialité.


[1] Jean-Max Colard « Quand la littérature fait exposition » dans Littérature n° 160, La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre, décembre 2010.

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Image en une : Vue de l’exposition « Boaz » de Romain Kronenberg, 2022


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