Retour sur Mulholland Drive

par Benoit Lamy de la Chapelle

La Panacée, Montpellier, 28.01—23.04.2017

SILENCIO…. Partant de la célèbre expérience nocturne de Tony Smith sur une bretelle d’autoroute américaine, dite fondatrice pour ses sculptures minimales, et de l’esprit des films angelenos de David Lynch (avec comme dénominateur commun le cube bleu apparaissant dans Mulholland Drive (2001)), l’exposition « Retour sur Mulholland Drive, le minimalisme fantastique » postule un retour de l’exploitation de la base minimale dans les œuvres d’artistes plus ou moins émergents[1]. Ce « minimalisme fantastique » contaminerait ainsi le minimalisme pur dogmatisé par Donald Judd par la présence d’une « inquiétante étrangeté » incarnant angoisse, refoulé, hystérie, féérie ou mystère. L’histoire du minimalisme nous rappelle cependant que son courant orthodoxe n’a été que de très courte durée avant d’être rapidement et continuellement investi par des démarches visant à en détruire la présupposée et absurde pureté, à commencer par celle de Robert Morris et de son essai Antiform[2] mais aussi par les travaux d’Eva Esse, de Paul Thek ou de Robert Smithson, qualifiés de « post-minimaux ». Ces actes pervertissant la base minimale montraient alors que ce courant sculptural ne pouvait se réduire à la gestalt ou au primat de l’expérience esthétique dans l’espace extérieur à l’œuvre[3], et qu’il fournissait un réceptacle idéal, un support (à la façon d’une toile vierge), perméables aux affects, passions et autres violences consubstantiels à la vie humaine. Pléthore d’artistes ont par la suite exploité cette base alors devenue vectrice des discours féministes (Lynda Benglis, Rosemarie Trockel), des théories du genre et queer (Félix Gonzáles-Torres, Tom Burr), de revendications sociales (Santiago Sierra) et autres courants subversifs… Rappelons que si cette généalogie est plutôt East Coast, ce post-minimalisme connut également un pendant californien[4], souvent qualifié de finish fetish, ayant également dépassé cette « pureté originelle », ce qui nous ramène à Los Angeles, sur la route sinueuse de Mulholland Drive. Le « minimalisme fantastique » viendrait donc s’ajouter à cette longue filiation d’artistes[5] ayant exploité les potentialités du volume minimal et assumant sans complexe sa théâtralité, et reflèterait, tel un miroir déformant, l’envers à la fois occulte et magique d’un monde contemporain en quête de sens.

Ce n’est pourtant pas un sentiment d’inquiétude qui nous submerge en pénétrant l’espace de l’exposition mais plutôt une impression de bien-être… Très séduisantes de par leur facture, leurs formes et leurs couleurs (peut-être un peu trop…), les œuvres subtilement sélectionnées ne viennent pas ici illustrer ad litteram les films de Lynch mais tenter, de près ou de loin, d’en évoquer l’esprit et les sensations visuelles. Entendue comme une « exposition-essai », cette proposition se veut le double de l’univers Lynchien (celui de Mulholland Drive mais aussi de Twin Picks et de Lost Highway) dans lequel les œuvres dialoguent, se mêlent et se succèdent, projetant, chacune à leur manière, l’onirisme et l’irrationnel inhérent à l’atmosphère des films susnommés. À une première salle vaste et baignée de lumière s’opposent deux autres, petites et plongées dans une obscurité relative − cette part d’ombre des films de Lynch évoquant des mondes parallèles intimement et effroyablement connectés au réel. Elles viennent ainsi clore le parcours, sans issue. Pourtant, l’effroi et l’horreur si bien transmis par le cinéaste lors de scènes figurant d’affreux personnages, tant redoutés lors du visionnage (tels que celui de l’arrière-cour du Winkie’s ou Bob dans Twin Picks) ne sont donc qu’inégalement perceptibles dans cette exposition. Ceci étant certainement dû à l’éclairage uniforme de la première salle, dans laquelle le jeu mystérieux des œuvres d’Emilie Pitoiset est, par exemple, totalement inopérant. Peut-être qu’un éclairage plus audacieux aurait permis à certaines œuvres de s’accorder davantage à l’atmosphère recherchée. Cette équivalence est pourtant fondamentale dans cette adaptation du cinéma Lynchéen puisque celui-ci « se consacre à décrire cette nouvelle frontier américaine qui sépare une société policée en apparence et une cruauté indicible […] au visage à la fois archaïque et abstrait, comme si la société américaine implosait de toute part sous la pression de forces trop longtemps comprimées[6] ». Au-delà d’un esprit, c’est aussi une force physique qui se dégage du cinéma de Lynch, une terreur compacte et glaçante qui nous atteint de plein fouet. Or beaucoup des œuvres présentées, de par leurs formes lisses et leurs couleurs pastel dominant le paysage de la première salle, relèvent plus du rêve que du cauchemar dans cette configuration, et amenuisent l’effet escompté. Rares sont celles qui dérangent, rebutent ou repoussent. Il semble dès lors que le Los Angeles évoqué ici glisse davantage dans celui de l’industrie du rêve et du plaisir factice (les couleurs simulant les dégradés des couchers de soleil) qu’il ne coïncide avec « les minuscules fêlures dans des surfaces lisses[7] ».

[1] Notons ici que beaucoup d’entre eux sont déjà bien confirmés et que cette exposition ne saurait être qualifiée de « générationnelle » compte-tenu de l’importance des écarts d’âges.

[2] Robert Morris, « Anti Form », publié dans Artforum en avril 1968 et repris dans Continuous project altered daily (the writings of Robert Morris) Cambridge Massachusetts MIT Press, New York, Solomon R. Guggenheim Museum, 1993.

[3] Rosalind Krauss, Passages, une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson, édition Macula, Paris, 1997, p.272-296.

[4] Voir à ce sujet l’étude de Melissa E. Feldman, Another Minimalism : Art After California Art and Space, The Fruitmarket Gallery, Edinburgh, 2015

[5] Voir le dossier “Perverted Minimalism“ sous la direction de Alessandro Rabottini dans lequel figure Jörg Heiser, “Surface Tension“, Kaleidoscope n°4, Kaleidoscope Media, Milan, 2009.

[6] Nicolas Bourriaud, « Retour sur Mulholland Drive. Se perdre sur l’autoroute », publication de l’exposition Retour sur Mulholland Drive, le minimalisme fantastique, 2017.

[7] Op.cit.

(Image en une et toutes les images : Vue de l’exposition « Retour sur Mulholland Drive, le minimalisme fantastique », 2017, La Panacée, Art contemporain – Montpellier. Photo : Olivier Cablat.)

Lire l’entretien avec Nicolas Bourriaud, curateur de l’exposition, publié dans le numéro 81 de 02.


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