Miet Warlop et Raimundas Malašauskas

par Claire Astier

Ghost Writer and the Broken Hand Break

Miet Warlop, Pieter de Meester et Wietse Tanghe, habitués du festival actoral, ont invité le commissaire d’exposition et critique lituanien Raimundas Malašauskas pour une collaboration inédite dans le cadre de L’Objet des mots, dispositif qui permet à des artistes œuvrant en art contemporain de bénéficier d’un temps de travail et de résidence avec des auteurs afin d’initier une première rencontre artistique. À l’issue de cette rencontre, une restitution sous forme de performance ou de mise en espace tient lieu de première étape d’un travail commun qui, parfois, se poursuit en une création scénique. Miet Warlop et Raimundas Malašauskas poursuivront quant à eux ce work in progress dans les mois qui viennent. À suivre. Ils présentaient durant le festival le fruit d’une hybridation de leurs pensées.

Dans la cour de Montévidéo, c’est le grand calme. Les bises sonnent creux, quelqu’un se mord la langue… Quelque chose est déjà là, à notre arrivée. Un homme juché sur une chaise d’arbitre métallique adossée au mur est en train de lire à voix haute à l’attention des personnes massées là autour du bar, dernier verre en attendant de rentrer en salle. Est-il avec nous ? Est-il le comédien qui incarne déjà une figure que nous devrions reconnaître ? Parle-t-il en son nom ? Sa main droite semble avoir été plongée dans les lourds remous d’un pot de peinture bleue à l’aspect de latex brillant. Lui-même semble être tout à fait conscient que cette nouvelle main enlève ou ajoute quelque chose à sa physionomie. Il ne reconnaît plus sa main. Elle n’a plus rien de familier et confère à chacun de ses propres gestes un sentiment d’étrangeté, quelque chose qui le sort du banal pour lui dire : je porte en moi mon propre sens, je suis le mouvement qui est, je suis le geste et la signification.

Au public marseillais, l’hôtesse eut la gentillesse de préciser qu’il était temps désormais de rentrer en salle. Quelque chose avait donc eu lieu, qui venait de se terminer. L’homme avait lu en anglais : « mes amis m’appellent Ali Bi. Ils pensent que j’ai pris l’habitude d’être ailleurs tout en étant parmi eux. ». En entrant dans la salle, sa voix, déformée par un enregistrement, résonnait à nouveau dans l’espace. « Pour sauver l’histoire, il faut la prendre par le début et par la fin en même temps […] Mais j’ai plutôt le sentiment d’écrire de l’intérieur d’une bouteille coincée dans la simultanéité ». La salle est noire à l ‘exception de trois cercles de lumière au centre de chacun desquels l’artiste Miet Warlop, les musiciens Wietse Tanghe et Pieter de Meester tourbillonnent les yeux clos. Il y a juste eux et nous qui, par convention, rasons les murs et circulons autour d’eux. Non loin de moi je vois l’homme à la main bleue qui lui aussi contemple ces êtres chevelus. Chacun d’entre eux possède cette main étrange, qui brille à intermittence régulière, à chaque passage de leurs mains sous mes yeux, à chaque tour sur eux-même, à chaque répétition identique du mouvement.

Le travail se révèle mystique et déjà nous sentons que nous ne sommes plus seuls. L’année dernière, Miet Warlop était à Marseille avec Fruits of Labor, programmé à La Criée par actoral. Comme les précédents actes de ce triptyque, la proposition scénique ironisait déjà sur la place des êtres humains. Dans Mystery Magnet, les performers s’étaient mués en perruques géantes, gauches comme des grands chiens colley au pelage rose fuo, surgissant et disparaissant, explosant les cimaises, et dont les irruptions semblaient absurdes, inappropriées et drôles. Dans Dragging the Bone, les ingrédients de Springville revenaient : l’artiste s’hybridait avec ses sculptures, théâtralisant ces rajouts d’éléments de plâtre qui lui permettaient d’effectuer des mouvements ou de tenir des postures impossibles. En 2016, Fruits of Labor poursuivait la veine jusqu’au boutiste du travail dans la perspective d’un scenario what if? et d’une contre-performance scénique. Explosion colorée de matière et de peinture dans laquelle la reine Miet orchestrait une débauche de coulures, de jets et de solos de batterie, Fruits of labor était à première vue une tentative de réconciliation de l’œuvre sculpturale avec l’idée de son geste, de son présent et de sa signification à l’endroit de son apparition. Drôle pour certains et dramatique pour moi, la pièce n’en finissait pas de contempler ses restes, retombées, gouttes et giclures à essuyer après les déluges expiatoires et jouissifs de la peinture et des sequins, comme autant de signes et de regrets d’un constat de finitude. Pourtant, la tentation d’une vérité et d’une autonomie des objets s’immisçaient déjà dans la pièce où la dramaturgie étaient dévoyée par l’aléatoire que conféraient à la partition originale les interactions humaines avec les nombreux dispositifs et objets sur scène. Une grosse boule blanche s’y déplaçait aussi, indifférente au potlatch qui s’y déroulait, selon une logique restée mystérieuse mais qui, toutes proportions gardées, semblait la coureuse en bleu de Last Work1 (ou son tapis roulant) ou la patinoire de Pierre Huyghe2 et sa lente et régulière fonte. Un temps et des temps concourraient à nous ouvrir les prémisses d’un autre rapport à la représentation et à la place qu’elle confère à l’être, à l’expérience.

Les performers tourbillonnent et parfois Miet Warlop ou l’un de ses complices chante. Le guitariste, yeux clos, toujours en mouvement, parvient à attraper son instrument qui lui est tendu sur la trajectoire prévisionnelle des déplacements de son corps. Les mouvements répétitifs ont désormais altéré la sensation de l’espace et de l’équilibre, les performeurs, s’ils veulent s’en sortir, doivent se soumettre à l’emprise du mouvement qui s’amplifie et accepter de ne plus en avoir le contrôle. Cette image kantienne de la liberté (accepter de se soumettre à des contraintes qui viennent « d’ailleurs », pour être libre, accepter la finitude) vient ici collisionner le déplacement esthétique et ontologique qu’opère le dispositif. Les spectateurs ne sont pas dans un registre d’interprétation duchampienne par lequel ils envisageraient puis complèteraient l’œuvre d’art, ce sont les artistes eux-mêmes qui laissent « quelque chose qui vient d’ailleurs » pénétrer leur geste et lui donner forme. La loi du médium, celle à laquelle le geste artistique conférerait une vérité, se situe au-delà du champ de l’art dans un monde sensible qui se trouve convoqué sur scène. Dans ce mouvement infni, qui sont-ils ? L’air, l’espace ont perdu toute substance et leurs sens ne leur offrent aucun recours. Lâcher prise et suivre l’impulsion qui les assaille les amène à glisser le long des anneaux du serpent, temps cyclique qui se répète dont chaque parcelle ouvre désormais sur l’éternité. À travers ce temps, l’intention du geste est oubliée. Les mains sont devenues pierres, les artistes suspendent tout acte et accèdent à l’étant.

L’image des rites d’accession à l’extase qui est proposée ici prolonge l’acte artistique. Pour Joneyd-e Baghdâdi – le grand soufi persan qui contribua à répandre ce rite au ixe siècle – l’extase est comparable à une plongée au fond de l’océan3. De chaque plongée, le mystique rapporte une huître perlière. Ce n’est qu’après sa mort, dans l’autre monde, que toutes les huîtres représentant les extases de sa vie passée sont ouvertes devant lui. Le dépouillement de Ghost Writer and the Broken Hand Break, un univers où les objets ont disparu et où ne subsistent que les corps aux prises avec leurs limites, suggère la relativité de l’autonomie humaine au profit d’une répartition du monde au caractère contingent. Mettant à profit cette prise en soi, Miet Warlop et Wietse Tanghe attrapent en vacillant leurs instruments, cymbales et baguettes, et poursuivent la danse. La possibilité soudaine de la musique agit comme un exutoire, elle devient le lieu d’évacuation de cet « ailleurs », un repli du temps sur lequel se stabiliser et dévier le flux d’énergie vers une écriture commune dans le mouvement, faisant résonner les mots du ghost writer, « l’écrivain anonyme ». Cette image sonore produite par les mains colorées des performers ou leurs « mains cassées » rebondit un instant sur une autre image, celle de l’exposition personnelle de Miet Warlop4 en 2015 : un parterre de mains de plâtre aux poignets cassés. Les dizaines d’artefacts identiques avaient donné lieu à une performance au cours de laquelle la musique provenait des fracas du plâtre tombant sur le sol se brisant sous l’effet des mouvements d’une dizaine de performers battant l’air de leurs mains-accessoires. Détruisant ses mains, neutralisant sa capacité à désigner, à fabriquer du haut de ses dix doigts, pour favoriser une plongée dans les eaux profondes de l’esprit, ou d’une sensorialité, avec quel démon l’artiste pactise-t-elle ?

Raimundas Malašauskas est toujours là. Ses mots sont devenus des paroles de chanson dans la bouche de Miet Warlop et trouvent ici une autre résonance. Commissaire d’exposition, il développe une pensée spéculative qui brise la structure temporelle de l’Histoire et fait la part belle aux manipulations d’un artiste magicien ou escroc, artiste escamoteur et illusionniste dont la valeur réside dans sa capacité à faire surgir ailleurs ou sous d’autres formes les ingrédients du visible. Malašauskas est né en Lituanie, un pays qui s’est affranchi du joug de l’Union Soviétique dans les années 90 et dont l’Histoire, les élites et les livres ont été annihilés et censurés jusque-là par le pouvoir de l’occupant. La relativité du fait historique dans ce contexte, le poids de chaque geste contemporain en regard de celui, minime, de l’Histoire connue, amènent à considérer le temps comme un lieu de création où il apparaît relativement simple, mais aussi nécessaire et incontournable, de voyager, de relever ou de créer les traces manquantes.

L’intention pure en sourdine, Miet Warlop ouvre la scène à cette idée de la contingence et à ses implications sur les objets, l’art et le corps de l’artiste, réceptacle et réservoir d’états qui le traversent. Une hypothèse de travail qui, par conséquent, nous associe, nous implique, voire nous institue en spectateurs et supporters de l’acte artistique comme une assemblée qui rendrait possible le lâcher-prise d’une partie de ses membres : nous complétons les images mentales des performeurs et interprétons les mots et la musique. Voyage à l’intérieur de soi, images et lâcher-prise : les auteurs subtilisent une certaine idée du religieux propre à l’extase pour y substituer celle d’un pouvoir intérieur, libidineux, créatif, énergisant et sexuel. Celui des forces libératrices. Soudain les performeurs stoppent leur course, vulnérables et titubants, leur main colorée tendue face à leur visage pour une ultime confrontation avec ce qui les meut. Puis Miet Warlop transforme son mouvement en sauts rapides qui provoquent la lente descente de son pantalon sur les chevilles. Elle ne porte en-dessous qu’une fine couche de latex rouge qui recouvre ses fesses, ultime clin d’œil à la tentative de représenter la main indiscrète de l’indicible écrivain fantôme.

1 Last Work, Batsheva Dance Compagny, 2015

2 Pierre Huyghe, L’expédition scintillante, Acte 3 : Untitled (Black Ice Stage), 2002

3 Jean During, « Du samâ’ souf aux pratiques chamaniques. Nature et valeur d’une expérience », Cahiers d’ethnomusicologie, 19 | 2006, 79-92.

4 Miet Warlop, Crumbling Down The Circle of My Iconoclasm, Kisok, Ghent, 2015

actoral, festival des arts et des écritures contemporaines, fondé en 2001 par Hubert Colas, se déroulait à Marseille du 26 septembre au 14 octobre 2017 dans divers lieux. Pour cette dix-septième édition, actoral reconduisait « L’Objet des mots » en partenariat avec la S.A.C.D. – Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques – France et Canada et le soutien du Fonds culturel de la Société Suisse des Auteurs.

Miet Warlop était du 27 novembre au 4 décembre au Nouveau Festival de Montreuil avec Fruit of Labor.

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