Le réel est une fiction…

par Marie Constant

…seule la fiction est réelle, Abbaye Saint André – Centre d’art contemporain, Meymac, 7.07 – 13.10.2019

« Le réel est une fiction, seule la fiction est réelle », exposition à l’occasion des quarante ans de l’Abbaye Saint André – Centre d’art contemporain (cac) de Meymac nous rappelle les mots de Todorov à propos de la littérature fantastique : « Cette hésitation [celle du lecteur en son cas, celle du public dans le nôtre] peut se résoudre soit pour ce qu’on admet que l’événement appartient à la réalité ; soit pour ce qu’on décide qu’il est le fruit de l’imagination ; autrement dit, on peut décider que l’événement est ou n’est pas[1]. »

Comme Todorov, le cac de Meymac met le public au cœur de sa problématique. Pour Sophie Legrandjacques, présidente de l’association française de développement des centres d’art contemporain : « Nous avons toujours été des lieux où le travail du regardeur est envisagé pour développer un esprit critique, une prise de parole[2]. »

Jean-Paul Blanchet et Caroline Bissière ont créé le cac de Meymac, c’est un des tous premiers centres d’art contemporain. Ils ont élaboré sa programmation en rapport direct avec le territoire. Par la réhabilitation de l’Abbaye, en lui rendant son nom et une fonction, ils ont redynamisé la ville, luttant contre le clivage social et faisant du cac un tremplin pour les jeunes artistes.

Nicolas Guiet, gyozbvljazbeo,œuvre in-situ pour les 40 ans du centre d’art de Meymac, 2019, acrylique sur PVC, dimensions variables. Photo : Aurélien Mole

Les allusions à la littérature fantastique sont multiples : Alice au Pays des Merveilles y côtoie Gulliver. Lilian Bourgeat présente des œuvres démesurées, objets fonctionnels pour qui est gigantesque (Chaises, 2008, 2m ; Tréteaux, 2013, 2m40.) Dans un intelligent jeu d’espace, le public lilliputien entre à quatre pattes dans le terrier du lapin blanc de Séverine Hubard. Sa vidéo (El tutor, 2019), au bout du tunnel, offre une ascension difficile : comme dans un rêve, elle finit toujours par dégringoler ce qu’elle grimpe. La vidéo s’achève dans la pièce où elle est projetée, mise en abîme au fond du terrier, rattrapée par la réalité.

Valérie Mréjan propose deux vidéos, l’une recrée une « séance diapo » en famille (Hors saison, 2018), l’autre amène à épier la conversation de la table d’à côté (L’année passée, 2015). « On peut décider que l’événement est ou n’est pas. » disait Todorov. Les photos ont bien été prises : c’est au public, maintenant, de choisir si le souvenir conté est ou n’est pas. Cette ambivalence est également présente dans Mon cher fils (2018), installation réunissant vidéo, textes et photographies d’archive.

Le public est amené à jouer l’équilibriste sur cette mince frontière entre réalité et fantasme : le fil, de deux bleus entremêlés, est une œuvre in situ de Nicolas Guiet (giozbvljazbeo, 2019) qui court dans les escaliers patrimoniaux de l’Abbaye. Lorsqu’il ne peut montrer la voie au public, ce sont les sons des vidéos qui guident ce dernier : de Gulliver à l’intérieur du terrier, ou encore émanant du fond de la salle réservée à Virginie Barré. Par divers médias, l’extraordinaire se glisse dans le quotidien de l’enfance ; souvenirs de vacances hallucinés. La vidéo vit aussi de l’écho de ses artefacts exposés.

Œuvres de Virginie Barré, 40 ans du centre d’art de Meymac. Photo : Aurélien Mole

Fiction et réel oscillent au rythme des pas qui gravissent les étages. L’autoportrait figé de Katharina Ziemke surveille ses autres tableaux qui représentent des mouvements, et les corps aux yeux clos de Daniel Firman, prêts à plonger (Duo (Lodie, Paola, Denis, Emélie, Siet, Camille), 2013). Jeux d’impulsions et de vies pourtant figés par l’inanité de la statue ou de la peinture.

Anne Brégeaut sublime la vie de tous les jours dans un flot de pensées et d’émotions.

Étienne Bossut (Ma Cabane, 1996-1997) transforme un hangar, un frigo, des chaises… Il questionne « le statut de l’objet d’art dans le contexte de la modernité industrielle[3] ». Usuels, utilitaires, les objets deviennent ici autant de jouets grandeur nature. À leurs côtés, Jan Kopp présente une multitude de chardons suspendus au plafond (Après avoir retourné le champ, 2019). La réalité est déplacée et pourtant l’œuvre est terriblement d’actualité, remettant les causes écologiques et la force de ce lieu rural au centre des préoccupations.

Claude Lévêque, lui, propose une installation de taules (Déviation, 2008). Bidonville de carcasses de voitures au centre duquel se loge une aporie en forme de lustre. Tout autour, l’atelier est mis en scène par Martin Kasper, habitué de la représentation de friches. Il semblerait que les artistes soient aujourd’hui amenés à réhabiliter le délaissé, comme le centre d’art a réhabilité l’Abbaye de Saint-André.

Face à l’enfance rêveuse de Virginie Barré, le non moins fantasmagorique mais flirtant avec le grotesque et l’obscène Saverio Lucariello travaille les corps en fuyant l’ennui du convenu.

L’oscillation entre réel et fiction est réussie, autant que le dialogue entre patrimoine et art contemporain, caractéristique de ce centre d’art. Une exposition réellement fantastique qui provoque l’hésitation, amenant le public à y prendre part.


[1] Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Editions du Seuil, 1970. 

[2] Propos recueillis par Emmanuelle Lequeux, « Les centres d’art, lieux des possibles », Le Monde [en ligne],

[3] Clara Guislain, http://www.galeriechezvalentin.com/fr/artistes/etienne-bossut/

Image en une : Vue des œuvres d’Etienne Bossut et Jan Kopp présentées pour les 40 ans du centre d’art de Meymac. Photo : Aurélien Mole

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