La rhétorique des marées

par Patrice Joly

Une exposition littorale. Un projet d’Ariane Michel*, du 5 juillet au 30 septembre 2015

La rhétorique est cette science du langage qui s’articule sur un certain nombre de figures — métaphore, allégorie, métonymie pour les plus connues, synecdocque, anaphore, antanaclase, antonomase, catachrèse et hypallage pour les plus savantes… D’ailleurs parler de rhétorique des marées serait déjà en soi une figure de rhétorique, un mélange de trope et d’ellipse puisqu’en l’occurrence, la rhétorique s’applique plus au langage qu’à l’océanographie : mais dans ce domaine, nous naviguons (métaphore) près des rivages de l’oxymore puisque parler de marée haute ou de marée basse n’a pas de sens s’agissant d’un terme qui désigne normalement un mouvement… Quant au littoral, nous savons tous ce que cela désigne mais un petit rappel linguistique ne fait pas de mal afin d’éviter les confusions, le littoral est généralement défini par la bande de territoire qui résulte de sa confrontation avec le mouvement de la mer : suivant la définition la plus restrictive, il se limite à l’estran (c’est à dire l’espace compris par le point le plus haut atteint par la marée haute et le plus découvert par la marée la plus basse), c’est à dire exactement l’amplitude de la marée, sachant qu’une marée par définition est aussi un phénomène variable. Communément, le littoral est la partie de territoire qui borde l’océan, qui est donc à son contact et qui subissait jusqu’à aujourd’hui (c’est-à-dire avant l’anthropocène…) uniquement les assauts liquides des vagues, rouleaux, tempêtes et autres phénomènes marins.

Ariane Michel

Ariane Michel

Aujourd’hui, le littoral est un territoire particulièrement fragile qui doit affronter d’innombrables menaces liées à l’explosion d’une démographie grandissante et de plus en désireuse de résider en sa proximité, tout en sachant que ce phénomène conduit à sa destruction progressive, tout au moins à la destruction de ce qui fait son extraordinaire beauté : en cela il symbolise aussi un des paradoxes les plus aigus de l’humanité.L’artificialisation du littoral — ou plutôt la limitation de cette dernière —est un des grands enjeux des luttes écologiques à venir car elle menace de faire disparaître à jamais ce qui constitue l’esthétique incomparable du rivage, encore qu’ici, il serait plus approprié de parler de beauté plutôt que d’esthétique, cette dernière relevant plus a priori de la responsabilité de l’homme. De fait, c’est exactement dans cette portion de territoire des idées, dans cet estran linguistique et conceptuel qu’il faut entrevoir ce projet, qui, à première vue à l’air d’un « simple » parcours artistique le long d’un sentier côtier mais qui en fait déborde largement ce cadre pour poser la question des rapports nature culture sous un nouveau jour. C’est parce que nous nous situons ici dans une zone où la nature déploie tous les éléments de sa splendeur maritime, le long d’une séquence côtière particulièrement magnifique, entre la pointe de Lervily et la plage de Trez-Gwarem, dans un paysage changeant dont pourrait rêver n’importe quel peintre de « paysage »— ce qui constitue presque un pléonasme, la peinture s’étant justement constituée et développée suivant un corpus linguistique commun, le pictural/pittoresque — que l’idée de se mesurer avec cette dernière constitue un vrai challenge.

Bruno Peinado

Bruno Peinado

Bruno Peinado

Bruno Peinado

La petite troupe d’artistes qu’a réunie Ariane Michel, curatrice de ce projet et néo-résidente de la commune d’Esquibien a bien perçu l’enjeu d’un tel défi qui nécessite de se confronter à l’océan avec des œuvres « littéraires » plus qu’avec de monumentales productions : le « fauteuil du guetteur » de Bruno Peinado l’est particulièrement dans son hommage à l’écrivain Claire Guezengar, qui, disparue l’année dernière, s’était fortement inspirée du cadre grandiose de cette finis terrae : la reprise du fauteuil victorien en sa version monochrome face à la mer est une parfaite allégorie de l’écrivain au sourire éclatant bordé par l’écarlate de son rouge à lèvres. L’œuvre d’Abraham Poincheval, à quelques encablures de celle de Peinado, condense deux régimes différents, celui de la vigie et celui de Siméon le Stylite : l’exploit est avant tout physique, car sur les traces du saint qui attirait les foules de pèlerins, l’artiste est resté juché pendant une semaine sur une plateforme en haut d’un mât de six mètres de haut. Cette posture inconfortable, soumise aux fluctuations de la météo que l’on imagine énergique en tel endroit, renvoie évidemment à la figure des guetteurs dont l’histoire et la préhistoire locale est richement peuplée, que ce soient les contrebandiers qui, comme sur toutes les côtes, empruntaient ce chemin que l’on n’appelait pas encore sentier côtier, jusqu’aux premiers troglodytes qui, quelques centaines de brasses plus au sud, occupèrent ces grottes marines et que l’on imagine contempler l’océan à la lueur de leurs fragiles « lanternes ». Bien sûr la pièce de Poincheval évoque également la vigie, personnage incontournable des premières odyssées marines que l’on devine ici repris dans la dimension métaphorique de l’artiste-visionnaire.

Abraham Poincheval

Abraham Poincheval

Abraham Poincheval

Abraham Poincheval

Ici, il faut déjà faire une pause dans l’énumération des œuvres qui se succèdent le long de ces quelques kilomètres de littoral et profiter de l’allusion à ces troglodytes pour évoquer une légende vivace dans la région, celle de la cité d’Ys qui aurait été submergée au large du cap Sizun. Les deux artistes anthropologues que sont Chloé Maillet et Louise Hervé nous ont apporté la preuve incontestable de l’existence de ses habitants, dans le cadre d’une rigoureuse démonstration scientifique (documents à l’appui montrant une « Ysienne » abordant le rivage).

Louise Hervé & Chloé Maillet

Louise Hervé & Chloé Maillet

En revanche il faut infirmer une autre rumeur tout aussi tenace, celle qui attribue à la baguette magique un brin stylisée de Jean-Luc Verna le pouvoir de faire émerger de l’océan ce filet de perles qui aurait appartenu à une naïade locale : il s’agit bien en fait de l’œuvre de Benjamin Rivière et elle est uniquement constituée de pare battages et autres flotteurs, non pas de perles de culture géantes… Ce n’est pas non plus cette même baguette qui a créé cette ondulation imitant le moutonnement des vagues et qui prolonge bien au-delà de l’estran l’effet de la mer sur le littoral : cette pièce de l’artiste-paysagiste douarneniste Gurvan Tymen est une des plus étonnantes et les plus en phase avec le propos du projet, qui propose une confrontation entre les deux principes en présence, la culture au sens large qui façonne le paysage et la forme de l’ondulation marine qui symbolise un mouvement naturel sur lequel l’homme n’a pas prise.

Jean-Luc Verna

Jean-Luc Verna

La pièce de Natalia Lopez est doublement littéraire, dans sa façon elliptique d’apparaître (un simple numéro de téléphone sur un rocher), mais aussi dans son contenu puisqu’il s’agit d’une nouvelle spécialement écrite pour l’occasion et que l’on peut écouter en composant le numéro : dans cette dernière, il est question de reboucher les trous « creusés » dans les falaises et autres accidents de terrain. L’ambiance loufoque de cette nouvelle fait fortement penser à l’univers d’Alphonse Allais qui voulait déplacer les villes à la campagne — ce qui a fini par arriver… Julien Bismuth veut composer un nouvel alphabet tiré des formes trouvées sur le rivage ; Virginie Barré a laissé échouer sur la plage de drôles d’hybrides, mi-animaux marins mi-surfeurs encore habillés de leurs tenue de « combat » contre les vagues.

Virginie Barré

Virginie Barré

Virginie Barré

Virginie Barré

 

Florence Doléac

Florence Doléac

Pascal Rivet

Pascal Rivet

 

Florence Doléac a empaqueté les rochers de filets de pêche multicolore : tentative de relooker ces grosses pierres qu’elle trouvait sans doute manquer de style, déformation de designer sans doute… Pascal Rivet a conçu un « abri marin pour les galets » : sa réplique de cabane est une véritable sculpture qui confronte la régularité de la construction humaine à la rondeur des galets que l’érosion marine a su si bien façonner : qui est le sculpteur le plus habile ? Ellie Ga quant à elle a voulu rejouer l’anecdote de la géniale ingénierie d’Archimède, créateur de ces miroirs géants dirigés vers les bateaux ennemis afin que la force concentrée des rayons du soleil les détruise. L’artiste a redirigé cette fois-ci le miroir vers le ciel afin de « restituer » cette énergie à l’astre du jour, manière de transformer un épisode —qui procède largement de la fable— en sa version résolument poétique.

Ellie Ga

Ellie Ga

Ellie Ga

Ellie Ga

Légendes, fables, récits, métaphores, allégorie, ellipse, etc. : nous sommes bien ici dans l’ordre du discours, grâce à des procédés qui font forcément penser à cette rhétorique dont il est question dans le titre … Si le projet fonctionne bien concernant ses intentions conceptuelles, il souffre par moment d’un étagement trop rigoureux, trop sage, chaque pièce se devant de respecter son propre « biotope » et de ne pas piétiner sur celui du voisin alors qu’il aurait été peut-être plus excitant de confronter les pièces entre elles ; par ailleurs, il est étonnant que cet écosystème artistico-marin laisse aussi peu de place à l’hypothèse de sa propre disparition à travers l’allusion aux menaces qui planent sur elles : mise à part la pièce de Martin Le Chevallier qui évoque assez ouvertement l’envahissement du littoral par des mini containers, métaphore de la prolifération accélérée de la marchandise sur tous les océans de la planète et de l’artificialisation programmée du littoral, mis à part également le « petit jardin » de Michel Blazy que l’on peut aussi entendre comme l’image de la résilience de la nature contre la submersion du littoral et de l’océan par les déchets en tous genres, cette dimension du « dialogue » entre nature et culture où l’homme occupe une place pour le moins discutable, est plutôt absente, ce qui est un peu dommage.

Michel Blazy

Michel Blazy

À la décharge de la commissaire, il faut noter que cette exposition a été réalisée en un temps anormalement court pour un projet aussi ambitieux et qu’il est également compréhensible que tous les aspects d’un tel sujet ne puissent être envisagés dans le cadre d’une seule manifestation. Par ailleurs, le projet a le mérite de ne pas être trop prégnant et de laisser au promeneur tout loisir de ne pas se sentir concerné par les propositions artistiques et de se laisser aller à la seule beauté du paysage marin, chose plutôt rare et remarquable à une époque où « l’espace public » — et le littoral, par l’entremise du sentier côtier, représente la quintessence de ce dernier— se voit envahi de toutes parts par des propositions qui n’ont d’artistiques que le seul aveuglement de leurs promoteurs.

Dominique Ghesquière

Dominique Ghesquière

* Ariane Michel, artiste associée à la saison à venir de La Criée à Rennes, Fendre les Flots(2015-2016)

Avec : Virginie Barré, Julien Bismuth, Michel Blazy, Florence Doléac, Ellie Ga, Dominique Ghesquière, Jacques Julien, Martin Le Chevallier, Natalia Lopez, Dominique Mahut, Louise Hervé & Chloé Maillet, Bruno Peinado, Steven Pennaneac’h, Abraham Poincheval, Hugues Reip, Pascal Rivet, Benjamin Rivière, Éric Thomas, Gurvan Tymen, Jean-Luc Verna.

L’exposition est coproduite par Ariane Michel, la société de production À Perte de vue et le centre d’art contemporain la Criée, Rennes, avec le soutien de la Région Bretagne, du FRAC Bretagne, du Centre National des Arts Plastiques, du fonds de dotation Agnès b, de la Drac Bretagne et de la mairie d’Esquibien.


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