Karsten Födinger

par Jeanne Dreyfus Daboussy

Karsten Födinger, Cantilever, Palais de Tokyo, 18 février-27 mars 2011

Arrête-toi maintenant. Sois ici. Equilibre-toi ici et maintenant.

Où l’espace espace

Karsten Födinger, né en 1978, vivant et travaillant à Karlsruhe, œuvre à partir de données élémentaires (espace, architecture, structure, forme, matière) susceptibles d’être ce qu’elles font et de faire ce qu’elles sont. Actuellement pour partie en travaux, quelques mois après la performance de Pugnaire et Raffini jouant dans la Friche l’auto-compression d’une tractopelle, le Palais de Tokyo accueille Cantilever, construction de chantier monumentale faisant alterner vides, formes, lignes et surface dans une finalité structurelle. Réactualisation d’une pièce intitulée Turiner Decke [Plafond de Turin], Cantilever a été recréée site-specific. La salle lui a conféré de nouvelles dimensions.

Vues d’exposition, Karsten Födinger, « Cantilever », Palais de Tokyo,  18 02 - 27 03 2011 Courtesy de l’artiste, RaebervonStenglin, Zurich et Palais de Tokyo, Paris

Vues d’exposition, Karsten Födinger, « Cantilever », Palais de Tokyo, 18 02 – 27 03 2011 Courtesy de l’artiste, RaebervonStenglin, Zurich et Palais de Tokyo, Paris

La référence au chantier, à l’architecture de temple néo-classique du lieu ainsi que son aspect brut (auquel participent les structures de soutènement vues par l’artiste dans la partie de la Friche qui supportait la tractopelle) sont autant de possibles sources à ce pseudomorphisme indiciaire (1). Une logique de débordement est appliquée aux extrémités de l’œuvre, la structure traversant d’un côté le mur d’entrée, la corniche se prolongeant de l’autre en avancée, dans un porte-à-faux (cantilever en anglais) dont le principe de l’œuvre éponyme est issu. Selon l’artiste, celle-ci est ainsi saisie dans une asymétrie associant deux points de vue, l’un dans la lumière du hall, l’autre dans la salle noire, l’idée de prolongement arrêté indiquant en outre qu’une œuvre est le « résultat » d’un point d’arrêt dans son déploiement. Par la création de points de vue visant à la mise en évidence de la situation de l’œuvre dans un espace préexistant, de points d’équilibre comme évocation de la station par l’idée de la chute, de moments d’arrêt dans la matière et les formes, l’œuvre distribue en d’autres termes l’ici du lieu et le maintenant du point d’arrêt par l’ici-maintenant de l’équilibre.

Où l’in situ s’institue pragmatiquement de manière hospitalière

Vue du montage, « Cantilever », Palais de Tokyo Courtesy de l’artiste et Palais de Tokyo, Paris

Vue du montage, « Cantilever », Palais de Tokyo Courtesy de l’artiste et Palais de Tokyo, Paris

Karsten Födinger avançait récemment qu’il ne revient pas à l’artiste d’être l’auteur exclusif de ses pièces mais également à l’espace d’exposition, présidant à de nombreux partis pris plastiques, comme ici le choix du ciment « léger » de la plaque lui permettant de respecter la charge admissible des sols. Il nous souvient une pièce d’Oscar Tuazon intitulée Kodiak présentée dans l’exposition « Dynasty », tronc d’arbre traversant l’espace à 2,10 m du sol du fait de règles de sécurité. Faisant écho à sa pratique d’un in situ « pragmatique », les propos tenus par Tuazon au regard de son installation à la Kunsthalle de Berne (2010) nous renseignent sur ce point intéressant également le travail de Födinger :

« La forme de la structure était presque entière déterminée par la Kunsthalle, la capacité de charge des sols, la hauteur des portes, etc. J’ai su que ça fonctionnait exactement au moment le plus terrifiant de l’installation, quand l’ingénieur nous a dit qu’on avait atteint le maximum de charge que le sol pouvait supporter. La meilleure partie de la pièce est invisible: on a du installer des piliers au sous-sol afin de soutenir la structure et d’empêcher le sol de s’effondrer. » (2)

La surélévation du ciment rendant partiellement invisible dans Cantilver ce à quoi la totalité de la structure est pourtant destinée apparaît comme un indice des retournements que l’œuvre implique. Dans le renversement opéré par la construction d’un « plafond » -auquel le Turiner Decke renvoyait explicitement- selon la technique d’étayage des sols, et via une logique de commutation selon laquelle l’œuvre apparaît comme un socle, son agencement agissant en figure repoussoir qui renvoie à celui du plafond de la salle, repose la caractéristique de l’in situ selon laquelle l’espace de l’institution n’est pas tant le lieu de l’exposition de l’œuvre qu’il n’est exposé par l’œuvre elle-même. Une logique comparable de pénétration et de renversement se faisait jour dans l’exposition De l’Hospitalité d’Etienne Chambaud à Labor (Mexico, 2010): une grue extérieure au bâtiment y portait un mobile monumental se déployant à l’intérieur de l’espace de la galerie. En tant qu’obligation réciproque pour les voyageurs, pendant l’antiquité romaine, de s’assurer gîte et protection mutuels selon des conventions établies, l’« hospitalité » vient s’offrir en écho à l’échange entre la Pièce et la pièce et au commerce de définitions s’y opérant par des rapports de délimitation. Là explicitement par l’extension hors site de l’œuvre (De l’Hospitalité), ici (Cantilever) implicitement par son mode de construction ayant nécessité l’acheminement, grâce à une grue, de dix-neuf tonnes de ciment, les communications avec un ailleurs y usent d’un vocabulaire issu des chantiers du bâtiment. Une hospitalité autrement plus large, fruit d’une esthétique globale d’échos entre travail de l’artiste et société de construction sourd alors, dans la continuité du travail d’un Gordon Matta-Clark ou plus avant d’un Richard Serra.

L’équilibre équilibre ici, maintenant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Karsten Födinger, 2009, photographie, tirage sur baryté, 20,59 x 13 cm Courtesy de l’artiste et RaebervonStenglin, Zurich

 

Comme chez Oscar Tuazon, certaines œuvres de l’artiste allemand expriment l’idée que, pour définir le « tenir », il faut évoquer la menace du « tomber ». Les éléments tour à tour porteurs et portés de Cantilever dépendent d’implications structurelles comparables à ce qui pourrait participer de l’harmonie en peinture, un élément venant en équilibrer un autre. Investissant des problématiques proches, une série de photographies de Födinger a pour sujet étais, étançons placés contre et entre les murs des bâtiments publics. Contrairement à l’idée selon laquelle la société contemporaine ne produit aucune ruine détruisant puis reconstruisant, les structures prolongeraient ici, à partir d’éléments solides et inertes, ce que le corps fait, par ses ajustements multiples face aux forces environnementales, afin de ne pas chuter. En lien avec Cantilever qui les dresse en vrai, ces structures d’étayages incarnent un point d’équilibre ici, comme mise en évidence d’un arrêt de la chute, maintenant ou pour l’instant. Car, tout n’est-il pas vaincu par la durée?

Enregistre l’instant d’arrêt

 

 

 

 

 

 

 

 

Karsten Födinger, vue d’atelier, 2009 Courtesy de l’artiste et RaebervonStenglin, Zurich

 

A ces formes qui tiennent et se tiennent entre, répondent autant de spatialisations d’instants: nombreuses pièces de Födinger font appel à des matériaux associés à l’eau dans leur processus de mise en forme, béton, ciment, confrontés à des moules, coffrages ou contraintes. Dans Sans Titre (2009), deux planchettes de bois enserrent du plâtre. Connexion entre l’instant où l’artiste cesse d’intervenir et celui où la matière achève sa transformation, l’œuvre apparaît comme un enregistrement de ses données temporelles et spatiales passées. Consacrant la différence entre ce qui est possible et ce qui est arrêté, entre matière et forme, puissance et acte (3), Wölfflin décrit par le terme de Formkraft la force de la matière souhaitant retomber au sol, amorphe, catalysée par la résistance des formes qui la tiennent (4). Kasten Födinger fixe ainsi dans ses formes le courant circulatoire de la force, de la puissance du poids et de la masse. Certaines œuvres d’Alex Hubbard paraissent alors proches, dont les titres témoignent, dans de simples rapports d’équivalence, de ce qui est donné à voir (comme dans What it is) ou comment cela est hypothétiquement vu – How it is. Dans ses films de performances pouvant mener à la production de tableaux et dans une synchronie entre processus de création, œuvre et enregistrement, aux états et qualités de la matière et à des phénomènes élémentaires (éclaboussements, coulures, effondrements) répondent les manipulations de l’artiste vues tout à la fois comme révélateurs extérieurs et participants, ses gestes y étant entraînés par la force du corps. En continuité avec une œuvre (Untitled, 2004) pour laquelle Födinger, à coups de marteaux sur un mur, avait dégagé la forme d’un tableau, Cantilever s’aborde par la découverte des traces de heurts dans le mur d’entrée défoncé, comme autant de fossilisations de gestes définissant la place de l’artiste par la délimitation de son champ d’action.

 

 

 

 

 

 

 

Untitled, 2004 Vue d’exposition, Staatliche Akademie der Bildenden Künste Karlsruhe Courtesy de l’artiste et RaebervonStenglin, Zurich

 

Jeanne Dreyfus Daboussy

1 : Terme de cristallographie signifiant la « substitution d’une substance à une autre, avec conservation de la forme du minéral originaire ». Cantilever fonctionne ici comme en substitution au lieu d’exposition ; en conservant certaines de ses caractéristiques plastiques, qu’elle distille sous la forme d’indices, l’œuvre vient dans une certaine mesure (nous le voyons plus loin) le supplanter.

2 : « Chaque coup est différent, une conversation entre Oscar Tuazon, Sandra Patron, Chiara Parisi, et Philippe Pirotte », Paris, mai 2010, in Tuazon Oscar, Boutoux Thomas, Holmqvist Karl, Lewis David, Myles Eileen, Parisi Chiara, Patron Sandra, Pirotte Philippe, Reines Ariana, Rodriguez Carissa, Sigo Cedar et Stadler Matthew, I can’t see, Édition Paraguay Press, Paris, 2010, p.20-27

3 : Voir les développements autour du concept d’entéléchie. Métaphysique, Aristote.

4 : Wölfflin Heinrich, Prolégomènes à une psychologie de l’architecture, Édition de la Villette, 2005, p.34

Texte à paraître dans son intégralité dans le prochain numéro de Zérodeux.

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