David Evrard

par Patrice Joly

Sculpteur, peintre, collagiste, écrivain, éditeur de revue, réalisateur, chroniqueur gonzo, professeur dans deux écoles d’art — une en France une à Bruxelles —, David Evrard multiplie les casquettes et les postures dans lesquelles il semble ne pas vouloir se laisser enfermer. Sa pratique protéiforme ressemble donc à ces identités diverses, volontairement non stabilisées, à l’instar de l’enseignement expérimental qu’il met en place dans son master à l’ERG ou à l’esam de Cherbourg sous la forme d’un workshop perpétuel, loin de l’enseignement traditionnel de l’école et de la verticalité enseignant / étudiant. Dans son premier livre, Spirit of Ecstasy, ce féru de littérature compose une espèce de road movie forestier et erratique où l’appropriation assumée et l’inclusion de textes exogènes côtoie un récit chaotique et cathartique tout en ne quittant jamais complètement le domaine de l’art qui reste son champ d’investigation favori. Il prépare un nouvel opus qui ne manquera pas de remettre en jeu des principes littéraires voués à la désintégration… En tant qu’artiste, il a notamment exposé à l’espace SIC à Bruxelles (Turbo, turbo, mouse) ou à Rurart, invité par Yann Chevallier, en une exposition sobrement intitulée La drogue où l’on ne pouvait pénétrer que par l’arrière, l’entrée principale étant condamnée. Nous nous étions retrouvés il y a deux ans à Paris à l’occasion d’une invitation que je lui avais faite pour un solo show (I like It Raw) dans une galerie qui a depuis cessé ses activités.

David Evrard, Van Gogh Crabe, 2016. Peinture et collages sur toile, 140×170 cm. Collection Frac Limousin/ Nouvelle Aquitaine

Patrice Joly : Nous nous connaissons depuis un moment, c’est donc inutile d’adopter le vous consacré qui sied au ton neutre que l’on est censé adopter dans le cadre d’un entretien traditionnel dans une revue sérieuse… Tu m’as appris que tu avais contracté le fameux coronavirus qui vient de bouleverser la planète Terre mais que tu en as réchappé (ce qui me réjouis, sois en sûr !) C’est la première fois que nous avons la « chance » d’avoir sous la main un artiste qui a cohabité de très près avec le monstre, enfin c’est plutôt l’inverse, c’est toi en l’occurrence qui a hébergé le redoutable intrus. Comment s’est passée cette cohabitation forcée ?

David Evrard On cohabite avec cet intrus, j’imagine, comme un otage dans un braquage géant. Les infos qui passent à la télé, les spéculations, les flics qui passent dans la rue avec des messages au haut parleur, la parole des gouvernements, difficilement prononçable, chargée de peurs, et la crise qui monte comme une humeur électrique sale et pleine de coins d’ombres et des vidéos d’agents de sécurité ou de policiers qui tabassent des gens isolés, ta mère qui t’appelle au téléphone avec la voix qui tremble, c’est ça le virus. C’est tout ça. Je n’ai pas dû aller à l’hôpital. Je me suis automédiqué, avec l’aide d’amis, j’ai plané durant de longues fièvres et j’ai vu défiler des Netflix comme sous un orage de merde. Pour le reste, je ne suis pas à plaindre. J’ai lu cette phrase sur un site de yoga ou autre : « puisque tu ne peux plus aller à l’extérieur, va à l’intérieur ». Oui, c’est ça. L’impression de s’être assis sur une bougie qui crame et la flamme qui tient et ça fume en dedans et ça bout. Là maintenant, je peux te dire, j’ai envie.

The Spirit of Ecstasy, performance au Confort Moderne, juin 2014.

Tu n’as pas l’impression d’être dans un mauvais film de SF, une dystopie un peu mal foutue, avec tous les ingrédients du thriller d’anticipation de série Z et des effets spéciaux low budget ? Sauf que ce sont nous les « héros » du film et que le scénariste est un super pervers : un virus qui débarque d’on ne sait où, soi-disant d’un marché chinois qui vend des animaux protégés mais qui, pour certains complotistes patentés, proviendrait d’un laboratoire qui l’aurait laissé échapper ; un président US qui préconise à ses administrés de s’en débarrasser avec du désinfectant (je pense que le plus cinglé des scénaristes n’aurait pas osé proposer un truc pareil…), une hyper contagiosité qui autorise un flicage généralisé allant au-delà de tous les rêves de vendeurs de caméras de surveillance et autres applis liberticides, une crise économique style 1929 puissance 10, une équipe de bras cassés qui change d’avis comme de charlotte —même un ancien président d’une formation droitière qui fait des remontrances avec son masque à l’envers ; entre le Cormac McCarthy de La route, Alain Damasio et… Les Bronzés ! J’ai lu quelque part qu’un auteur de SF des années 80 avait imaginé un scénario assez proche avec un virus en provenance de Wuhan : The Eyes of Darkness de Dean Koontz ! Ça me fait penser aussi à Gary Shteyngart et à ses histoires complètement débridées et foutraques que l’on a parfois beaucoup de mal à suivre…

Le pétrichor. J’ai appris ce mot là hier. C’est un mot créé par des géologues en 1964, il dit l’odeur particulière qui monte des sols après la pluie. Hier, le Soir titrait : « Les empoisonnements aux produits ménagers augmentent à New York après les déclarations de Trump. Le centre antipoison de New York a enregistré une hausse du nombre de personnes ingérant des produits d’entretien ménagers ». Je ne sais pas quel est le rapport, je ne sais pas si c’est vrai et je me fous de savoir si c’est vrai, mais le moment où Trump a proposé de s’injecter du détergent dans les poumons directement, c’est la montée dans la fiction, c’est d’une puissance folle. Un énorme désespoir carnavalesque, il n’y a plus de nuance entre fiction et paysage, tout participe de l’intrigue, comme dans unJohn Ford : dans La rivière sans retour il y a cette scène où Marylin Monroe regarde son amant s’éloigner et la pluie tombe et la pluie, c’est elle qui pleure. Tout le truc : la planète qui fond, les conservateurs qui s’excitent de pouvoirs accrus, les spectres qui courent les rues, des pans entier de la faune et de la flore qui disparaissent et maintenant on monte.

Spirit of Ecstasy, Éditions Komplot, 2013

On monte dans l’histoire comme on pénètre un genre de forêt dans un vieux dessin animé sombre et fabuleux. Derrière un arbre mal branlé des gugusses trempant leur seringues dans des bidons d’eau de javel. Glauque et magique et… oui… c’est dingue… le président des USA qui propose ça… on est… je sais pas. Je ne sais même pas si on est encore quoi que ce soit, si on est encore quelque chose dans nos rôles. Parce que là, il y a un paquet de figurants. On sent sûrement qu’il y a un truc à écrire — et, non pas le journal du confinement, hahaha — mais c’est la première fois je crois que je me sens forcé d’être spectateur de ma vie, en tout cas d’une manière aussi forte et j’hésite à savoir si on est cloué au sol et on ne peut plus bouger ou si on est flottant en caisson, sans plus aucun rapport avec rien, juste le vide alentour. Et pourtant, oui, pourtant il y a un truc pas mal. Des envies. Moi ça fait un moment que je travaille à des expos au bord de ruisseaux ou à des conférences sur des parkings d’autoroutes. Travailler des espaces, des granges, des cafés et, à travers ça, l’obsolescence du conflit œuvre contre document, les récits d’une économie subjective toujours immature, toujours en train de se faire. Avec des trucs de gaz et de fluides et d’ambiances ou d’atmosphère. L’atmosphère et la température deviennent des médiums artistiques. Il va falloir qu’on devienne contagieux et on n’est pas des microbes. Comment tu vois la suite toi ? Je pense notamment que la publication, comme idée même, va jouer un rôle de plus en plus conséquent, toi tu es au cœur de cette réflexion, j’imagine…

La crise va transformer les rôles, du moins je l’espère : regarde, déjà, tu te transformes en intervieweur… Ce serait vraiment génial si on se mettait à inverser vraiment les rôles comme dans une espèce de fête des fous à l’échelle mondiale, que les plus démunis deviennent pour quelque temps les plus à l’aise, que l’on remplisse les maisons de stars et leurs 160 chambres qui ne servent à rien pour accueillir des réfugiés sud américains, qu’on ré-enterre les carburants fossiles plutôt que d’enterrer des déchets nucléaires, qu’on rebouche les entrées des ports de plaisance qui ne servent eux non plus à rien d’autre qu’à faire fonctionner les industries de la « plaisance » : note qu’on a déjà commencé à inverser les rôles, ce sont les Mexicains qui bloquent l’entrée des Américains à la frontière, par peur de la contamination (du virus ou des ricains, on n’est plus très sûrs). Histoire ironique. Tu me demandes quel rôle va jouer la publication ? Si tu me parles des « grands journaux », je ne vois pas trop comment elle pourrait dire autre chose que ce qu’elle dit depuis des lustres, quand elle est désormais possédée à 100% par des financiers qui prônent un modèle de croissance exponentielle, par des transhumanistes qui pensent que la science va les rendre immortels : les puissants de ce monde ont les mêmes rêves et les mêmes espoirs que les croyants du Moyen-Âge, l’immortalité, sauf que les croyants chrétiens ou musulmans faisaient la nécessaire séparation entre âme immortelle et corps mortel, sachant que l’on devait sacrifier l’un pour accéder à l’autre, alors que nos modernes croyants ne veulent rien lâcher, tout garder, le corps et l’esprit. Imagine une planète où les vieux riches ne meurent jamais et continuent à consommer encore plus de yachts, de golf, de Rolex. La « petite » presse, celle dont tu parles, j’imagine, n’a jamais été aussi inventive que maintenant, ni aussi virale et nécessaire, et là aussi il y a inversion des rôles : tout le monde se met à publier, dans tous les sens, tous poètes, tous écrivains, tous artistes, tous pris dans la spirale de la publication. Il ne s’agit pas de célébrité mais juste de s’exprimer en dehors de son contexte domestique, de franchir une barrière jusque-là réservée aux professionnels de la profession, comme disait Godard. Là encore, inverser les rôles de ce qui est autorisé ou pas, donner la parole et l’écrit à ceux qui en sont dépossédés, éloignés. J’espère qu’après le fameux déconfinement que l’on nous promet chaotique, les gens réfléchiront un peu plus à ce qui leur importe vraiment, se demanderont si Trump n’est pas un clown télécommandé qui, comme toutes les objets du « nouveau » monde, est lui aussi victime d’obsolescence programmée, se demanderont s’il est vraiment nécessaire que votre frigo 5G vous envoie un SMS pour vous rappeler que vous devez acheter du beurre (sans sel évidemment parce que votre montre bracelet connectée à votre rythme cardiaque vous aura conseillé le beurre sans sel, beurk !) et de sacrifier ainsi au modèle consumériste la beauté des paysages sauvages. Évidemment, publier est plus que jamais nécessaire dans ce climat de confinement moral qui n’a pas attendu le virus pour se déployer. Et oui bien sûr, publier, les publications, c’est quelque chose qui me tient à cœur, c’est comme respirer, c’est vital, quand on a été élevé dans le langage et la littérature, ça me semble assez indispensable pour continuer à rêver, à se projeter, à échafauder, voyager, flâner, flirter, planer, etc. En ce moment plus que jamais. Mais je sais que de ton côté tu partages ce même amour pour l’écrit, les livres, la fiction et que tu as publié des bouquins assez atypiques par ailleurs. Que vas-tu faire de toute cette matière littéraire qui s’offre à nous, c’est presque un peu trop riche, non ? Il va falloir des années pour pouvoir digérer ce magma, cette confusion pour pouvoir en tirer quelque chose. Tu as commencé à écrire des trucs ?

Performance au Theoritical Club, Frac Champagne Ardennes, 2013, curateurs Florence Derieux et Antoine Marchand.

Mais y’a qu’un Breton, Patrice, pour mener sur un même front des histoires de virus, de président étasunien, avec les darwinistes du nécrocapitalisme et de l’obsolescence programmée, de la 5G, des yachts, du golf, des Rolex et du beurre salé ! Bon sang ! On va pas te refaire toi, c’est sûr ! Hahaha. Mais t’as vu, je sais pas… C’est révélateur, ça parle. Ça parle parce que c’est du goût. Parce que c’est du style. Parce qu’on a intériorisé ce paysage… L’écriture, oui, moi c’est ça je crois. Écrire, c’est fabriquer des scènes, transformer, déployer des paysages. Dehors, dedans, tout pareil. Je suis très éloigné des notions de « pensée » ou de « sens », ça a peu d’intérêt par rapport à ce que des scènes peuvent provoquer, distiller, comprendre ou déployer. Je veux que ça cogne, que ça saigne, que ça danse, que ça baise, que ça plane haut, que ça disperse en cristaux miroitant tout notre environnement, projeté en morceaux fracturés, un miroir qui explose c’est écrire et écrire c’est lire et lire c’est voir, voir quelque chose sur un ourlet de lumière crénelé dans le jour à peine éveillé, voir un mec qui bande dans l’ombre, un cactus qui siffle, du miel qui coule enfumé du poste radio, des yeux qui explosent de joie, des seins qui gonflent et de la lumière qui glisse, c’est ça écrire, c’est de la pénétration. Écrire c’est la loi, l’histoire, l’information. C’est la publicité. C’est pour ça que je te parlais de « publication », comme presse bien sûr, mais aussi comme public, comme rendre public, écrire c’est faire la publicité de formes, d’ambiances, de choses. De manières d’être. De tenues. L’idée même de tenir. Tenir bon, accrocher, rien lâcher. C’est ça avoir une tenue non ? Avoir une belle tenue. Cet été j’ai écrit le scénario de ce qui sera mon troisième roman, tout se passe dans une discothèque. Ça me fait bizarre parce que ce huis-clos renvoie tellement à notre actualité, alors qu’en le composant j’avais juste envie d’un espace pouvant contenir plein de scènes. J’avais besoin de faire le lien entre des personnages suintant au soleil charriant la terre à dos de bœuf et des gens huilés et maquillés avec des costumes moulants à paillettes, j’ai besoin de faire un lien entre des sorcières, des strip-teaseuses, des extraterrestres, des drogues ou des oiseaux qui n’existent que pour le roman, c’est ce genre de trucs que je fais. L’enfant précaire de Sergio Rossi et John Deere. La notation, l’accumulation, les couches, les cours que je donne, etc., c’est de l’écriture. Je suis une machine à écrire. Y compris avec de la photo ou du dessin. Et là, ce que j’entreprends avec l’écriture comprend des pièces à venir, des expos, des scènes, des sculptures. J’ai commencé à écrire ce scénario après avoir acheté une collection d’affichettes de cinéma, tu sais ces images qu’on met à l’entrée des cinémas avec des vues des films, du dernier cinéma porno qui projetait de la pellicule à Bruxelles, l’ABC. Ça s’invente pas. Marcel Broodthaers, le dictionnaire et la pornographie… C’est ça… Je travaille les personnages de ce projet avec des gens, je travaille avec Julia Fauré qui est comédienne sur un personnage, notamment, et bien sûr les discussions que nous avons ou les photos qu’on fait ensemble participent de ce projet. Déjà, l’expo qu’on a fait ensemble, I Like it Raw, galerie Des Chiens, ça comprenait ce truc-là, de la notation, le texte comme forme, collage, publication, et également ce tableau, Van Gogh, crabe ­—tu sais que Vincent Pécoil va remontrer cette pièce cet été, enfin, si on peut encore faire des expos1,— ce sont des principes d’écriture, montage, collage, découpages, citations, motifs, rythmes. Mais l’écriture n’est pas un argument. C’est un motif.

David Evrard, Death is all you need, février 2019, La Comédie de Caen, durant le festival « écritures partagées ». Réalisé avec Julien Sirjacq, co-produit par l’esam de Caen, l’ERG Bruxelles, l’école des Beaux-arts de Paris. Musique Nicolas Jorio, Alban Mercier, Paul Lepetit, Léa Turnabarello.

Je crois que la meilleure école d’écriture je l’ai eue auprès de musiciens, ces filles et ces gars qui jouent le moment, qui le fabriquent, qui le transforment, qui l’impliquent, qui réalisent le moment. C’est ça écrire non ? C’est tirer sur une corde tendue au dessus d’une caisse en bois et que tout le monde se retourne. C’est faire de ceux qui sont là, maintenant, des personnages. La drogue était ma dernière « grosse » expo. Yann Chevallier avait tout mis en scène, salle noire, éclairage de théâtre, on avait fermé la porte d’entrée principale du centre d’art et les gens devaient rentrer par la porte de derrière, use backdoor only, c’était un vrai geste, et cette expo ça a déclenché sûrement plein de trucs sur quoi je travaille aujourd’hui. C’était en vrai la mise en place, en scène, d’un ensemble de fictions intérieures, d’un ensemble de récits enchâssés, qui prenait corps. On avait fait la musique de l’expo avec Nicolas Jorio2, c’était un disque que les visiteurs pouvaient, à leur choix, mettre, ou pas, à l’entrée. Béatrice Delcorde m’a beaucoup aidé aussi pour cette expo, c’est elle qui a fait le clip notamment — et avec qui par ailleurs on a fait les films Misssouri3— ça travaillait des couches et des densités, de la géologie, du sexe, des paysages, des morceaux de récits. T’as lu White de Breat Easton Ellis? Parce que ça, ça parle vraiment de la plus belle des façons de ce truc de rôle… Tu sais, je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de les inverser, mais de les multiplier, de les liquéfier, de les perdre, de faire de nos rôles de la brume et de les organiser différemment. Finies les catégories. Fini le savoir à la con là, celui qui nous empêche d’être autre chose, celui des académies, celui des darwinistes à la petite semaine, la distinction de supérette, fini. Tu dis que je deviens intervieweur mais non, ça va. Ça fait plus de vingt ans qu’on se connaît, c’est juste qu’on ne fait pas semblant. Je veux que les choses se mélangent. La vie c’est un cocktail, tu crois pas ?

Vue de l’exposition La Drogue, centre d’art Rurart, curateur Yann Chevallier, 2015

Haha, oui mais y’a qu’un wallon pour « brasser » autant de concepts en si peu de mots… Bret oui bien sûr, je l’appelle Bret parce que c’est comme si c’était un ami. Je le suis depuis le début, depuis ses premiers romans qui sont apparus comme des comètes (ou plutôt des B52, ça convient mieux au style et à l’époque) dans le ciel de la littérature US. À côté de lui, plus personne ne faisait le poids, c’était tellement rude, brutal et terriblement réaliste. Ça décrivait une Amérique qui s’éclairait soudain de l’intérieur, une Amérique au rêve définitivement enfoui dans le cauchemar de ses désirs morbides : tout y était disséqué, analysé froidement, du désert affectif de l’université à l’hubris des traders, sans plus de repères, tout se mêlait, la fringue de luxe, la cold wave et l’esthétique du crime… Ellroy et Faulkner réunis. Rien que ça. Quand White est sorti, forcément je me suis précipité et j’ai retrouvé le ton impitoyablement juste de Bret, ses jugements au karcher, son absence de complaisance, le style cash et limpide. J’ai fait un Instagram récemment au rayon bouquin d’un hypermarché de la petite ville où je suis confiné et j’ai failli tomber raide : au milieu de la soupe insipide qui remplit les étals des rayons livres, il y avait justement le White de Bret. En même temps, comme dit notre cher commandeur des croyants, cela correspond tellement à l’air du temps ces mélanges de genres où un bouquin sur le rugby peut côtoyer un pseudo essai sur la dérive des élites et un auteur qui essaie de faire œuvre littéraire que je n’étais même pas triste de voir un tel traitement, je m’étonnais plus de savoir comment il était arrivé là, ce livre, qui avait pris la décision ? Est-ce que c’était l’agent qui avait assez d’entregent pour imposer ce choix anachronique au milieu des bouquins sur le sport et le fric ? Les responsables du rayon ne s’étaient-ils pas plutôt trompés, croyant avoir affaire à un manuel de peinture ? Allez savoir. Il y a quelques années j’ai fait une résidence dans une petite ville de France, en plein été. Il n’y avait pas de librairies et le seul endroit où l’on pouvait se procurer des bouquins était ce secteur de l’hypermarché appelé pompeusement « espace culturel ». Bon voilà, tout est dit. Tout est résumé en deux mots. Adorno et Debord, la fin des utopies et le triomphe définitif du capital, l’impossibilité de faire de la poésie après cette rigolade, ou alors en mode Ferdydurke : régressif consumériste infantile. Bon, il faut tenir bon, comme tu dis David, ne rien lâcher, continuer à y croire, à croire que le monde va festoyer et copuler comme dans Sexus d’Henry Miller et batailler comme dans Bataille… Ha ha. On compte sur toi pour tirer quelque chose de cette débandande, on dirait même que ça t’inspire, tout ça, ce chaos liquide, cette glu émotionnelle qu’on appelle confinement. Certainement qu’on va confire ou se confire. Les anglais disent lockdown, c’est beaucoup plus brutal, ça évoque plus l’idée de blocus, de couvre-feu. Le confinement ça fait plus délitement, lente décomposition, cuisson à 30° pendant des heures et des heures. Tu crois que c’est bon pour l’inspiration tout ça ?

Un supermarché qui lentement se recouvre de mousses avec des émanations de choses pleines d’excitations, c’est sûr que c’est bon. Il y a trois ans à peu près, avec Jill Gasparina, après avoir écrit ensemble un article pour le magazine Initiales, on avait commencé un roman à quatre mains, ça se passait dans un supermarché, c’était le lieu du changement, du retournement, des explosions intérieures. Pour l’inspiration tout est bon, aujourd’hui c’est la production qu’il nous faut réfléchir. Bret, je l’ai croisé quand il est venu à Bruxelles, il a posé pour moi. Tiens, je t’envoie la photo que j’ai prise de lui, elle est très officielle comme ça tu trouves pas? Et pour terminer, tu parles de Sexus, et dans Sexus,il y a écrit : « Si l’homme écrit c’est pour vomir le poison qu’il a accumulé en lui du fait de l’erreur foncière qu’il commet dans sa manière de vivre. Il cherche à reconquérir son innocence. Ses écrits n’ont d’autre effet que d’inoculer au monde le virus de ses désillusions. »

Bret Easton Ellis, Bruxelles, 2019. Photo : David Evrard

1 Au moment où a été réalisé l’entretien, nous étions en pleine incertitude concernant la possibilité d’ouvrir des expositions cet été.

2 Love is an angle

3 Misssouri « animaux » : https://vimeo.com/220323757

Image en une : Le Reader, produit par Misssouri pictures, collaboration et montage : Béatrice Delcorde. Début 2020. Reprise entre autres des scènes tournées sur le plateau durant l’opéra Death is all you need


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