Danser sur un volcan
Frac Franche-Comté, Besançon, 20.03-19.09.2021
Quel titre sautillant pour qualifier l’exposition du Frac Franche-Comté en cette période de privation de liberté ! Cette expression empruntée au comte Narcisse-Achille de Salvandy est avant tout un avertissement prononcé lors d’une fastueuse réception organisée au Palais Royal par le frère du roi Charles X. Nous sommes deux mois avant la révolution de Juillet 1830 qui met fin à la monarchie absolue au profit d’un paisible régime parlementaire favorable à la prise de pouvoir de la bourgeoisie. L’avertissement politique résonne étrangement par les temps qui courent, entre déjeuners professionnels et dîners clandestins. Ceci étant dit, l’air printanier a eu raison des mobilisations du secteur culturel, à l’exception du spectacle vivant. L’exposition conçue par Florent Maubert et Sylvie Zavatta se tourne ainsi de façon un peu nostalgique vers les expérimentations des chorégraphes et les plasticiens depuis les années 1970 qui pourraient nous donner des idées. D’un côté, les principes géométriques du chorégraphe de ballet William Forsythe, de l’autre le contact-improvisation à la Steve Paxton. Le parcours de l’exposition s’organise comme une pièce de théâtre. Le prologue est en haut des marches : un moniteur au sol présente un extrait d’Eden de Maguy Marin (1995) dans lequel un merveilleux porté inspiré d’Adam et Ève défie les lois de la gravité. Le corps de la danseuse semble glisser sur son partenaire, sans jamais toucher le sol, avec la légèreté d’une grâce absolue. Dans le couloir, une vidéo de l’artiste suisse Pipilotti Rist met en scène ses chutes et plongeons, comme autant d’échecs burlesques, à un rythme saccadé, chaque acrobatie étant suivie d’un coup de cymbales ! ((Entlastungen) Pipilottis Fehler [(Absolutions) Les fautes de Pipilotti], 1988). À l’étage du bâtiment, entre le poids et l’apesanteur, toute une gamme d’équilibres magnétiques se déploie des pièces en enfilade.
Acte I : une équivalence entre le corps et la sculpture. L’installation de Klaus Rinke occupe tout le mur du fond de cette première salle : De la verticale à l’horizontale (1970) se compose de 40 bâtons suspendus dont les angles de plus en plus ouverts font s’affaisser la structure en arrêtes de poisson. À sa gauche, Sans titre (1968-1972) de Robert Morris partage les réflexions propres à l’art minimal qui cherche à faire tomber la sculpture de son piédestal : un rouleau de feutre maintenu en son centre par un tasseau de bois se laisse chuter au sol, la gravité se substituant à l’action du sculpteur. Ces œuvres a priori désincarnées ont tout à voir avec la danse : le passage au sol, la contraction et la détente (Martha Graham), la locomotion animale… autant de postures proposées lors de la visite presse par le jeune danseur Alexandre Nadra qui a fait du volume une séquence chronophotographique. Participant aux recherches chorégraphiques de la période, Robert Morris a partagé sa vie avec Simone Forti dont la reprise d’une performance est visible sur le moniteur placé à l’autre bout de la pièce : Slant Board, réalisée à Manhattan en 1961, suspend des interprètes à des cordes sur un pan incliné à 45 °. Les mouvements, loin de la virtuosité requise par la danse académique, visent alors à inventer de nouvelles qualités corporelles inspirées du quotidien. Dix ans après, Trisha Brown demande à ses danseurs de marcher horizontalement sur les murs du Whitney Museum, harnachés comme des alpinistes (Walking on the Wall, 1971), une pièce régulièrement remontée par la compagnie. Si l’exposition a exhumé des archives plusieurs pièces majeures de l’histoire de la danse et des arts visuels, il est heureux d’y avoir convié de jeunes plasticiens. Deux peintures de Dhewadi Hadjab (29 ans), diplômé de l’école d’art de Bourges en 2017, représentent ainsi des figures féminines contorsionnées sur du mobilier domestique, dans des postures qui doivent autant aux hystériques de Charcot qu’aux odalisques du XIXe siècle. Un travail qui résonne avec les configurations corporelles de Micha Laury, artiste d’origine israélienne dont un ensemble de partitions aquarellées pour performances donne lieu à plusieurs activations inédites au cours de l’exposition. Dans Study for Positions with Furniture Performance (1975), deux performeurs intègrent ainsi leur corps à des assemblages de chaises et de table jusqu’à épuisement, comme si les matériaux se servaient d’eux (pour reprendre l’impression de Carolee Schneemann dans les années 1960). Plus loin, Andrés Baron (35 ans), formé aux Arts Décos, présente un film 16 mm à l’esthétique vintage, qui fait passer les plans de part et d’autre d’un miroir dans un lent travelling, proche des réflexions de Dan Graham ou de Jeff Wall sur la perception de l’espace et sa mise en scène. Au cœur du parcours, une forêt de pendules oscille de droite à gauche, comme un grand ressac océanique (William Forsythe, Nowhere and Everywhere at the Same Time, N°3, 2014). Une première version de ces « objets chorégraphiques », tel que le chorégraphe les nomme depuis les années 2000, a été montrée à New York en 2005, automatisée à La Villette en 2017, et réadaptée ici pour l’exposition. Programmé selon des rythmes imprévisibles, l’environnement crée un rythme hypnotique, musical, qui met à l’épreuve la capacité de nos corps à adopter de nouveaux mouvements, de l’esquive au déhanché.
Acte II : quelque chose de burlesque dans la suspension. Un air de guinguette baigne tout l’espace grâce à l’accordéon de Franck & Olivier Turpin qui tentent, habillés en cantiniers, une danse de couple reliés et distanciés par des prothèses rigides (Tango, 1997). Cette section rend hommage, avec humour, à la danse-contact et aux configurations équilibrées-déséquilibrées auxquelles elle donne lieu. Au milieu, un groupe de figures grandeur nature offre l’image arrêtée d’une improvisation dansée en maillot et bonnet de bain. Pour Duo (Lodie, Paola, Denis, Amélie, David, Siet, Camille) (2013), Daniel Firman a moulé le corps d’un modèle en résine polyuréthane peinte en gris, avant de demander à un interprète d’interagir avec la sculpture, et ainsi de suite jusqu’à obtenir cette composition d’appuis improbables, du porté de l’index aux jambes en l’air, qui flirtent entre le grotesque et le sacré. Le ton est donné avec ces corps imbriqués qui cadrent tout ce qui les entoure. Entre les interprétations du Saut dans le vide d’Yves Klein (1960) par Denis Darzacq, Ciprian Muresan et Shahar Marcus (hésitant entre l’apesanteur et la chute), et les expérimentations de Matthew Barney à dessiner au plafond de l’atelier en sautant sur un trampoline, on ne peut que sourire face à la dérision des situations réalisées avec beaucoup de concentration et de persévérance. On retient, enfin, les mises en scène hilarantes du duo britannique Wood & Harrison : faire se retourner une balançoire à bascule pour sortir du plan ou éviter un lanceur de balles automatiques avec les pieds ligotés… autant de sketchs qui tiennent du cap ou pas cap de la cour de récré, ou comment faire tenir un œuf sur les bords du Vésuve.
Image en une : Édouard Levé, vue de l’œuvre Sans titre, 2005, et de l’exposition Danser sur un volcan, commissariat Florent Maubert & Sylvie Zavatta, Frac Franche-Comté, 2021 © Édouard Levé. Photo Blaise Adilon
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- Du même auteur : Laure Prouvost, Charlotte Charbonnel, Larissa Fassler, La fête de l’insignifiance, Trois éditions récentes,
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