Christo et Jeanne-Claude

par Patrice Joly

L’enveloppe du monde

La pratique de Christo et Jeanne-Claude est une pratique déconcertante, inclassable, paradoxale, qui emprunte à plusieurs registres et qui a été diversement catégorisée au fil des temps : un temps Nouveaux Réalistes, un temps conceptuelle, un temps Land art. La démarche de Christo, émigré bulgare de la première heure rapidement rejoint par sa compagne, demeure pour le moins férocement atypique et plus que jamais d’actualité. Sa disparition brutale la semaine dernière a mis fin à une série impressionnante d’enveloppements en tous genres qui devait culminer cette année avec un projet qui lui tenait à cœur depuis le début de sa carrière à Paris à la fin des années 50 : le recouvrement de l’Arc de triomphe qui sera réalisé à titre posthume et rigoureusement exécuté selon les volontés des artistes. Mu par une ténacité à toute épreuve, Christo avait par ailleurs mis au point une stratégie de production qui le rendait totalement autonome financièrement, le dispensant de l’appui des galeries, fondations et autres mécènes et faisant de lui un des rares artistes d’envergure à se défaire de l’emprise de ces derniers.

La première idée qui venait à l’esprit quand vous contempliez l’empaquetage d’un monument ou d’un site naturel par Christo et Jeanne-Claude, c’était celle d’une incongruité, d’une rupture dans l’ordre du monde, ou encore d’un rapt, d’un braquage, plutôt que celle d’un simple emballage de site comme on a souvent qualifié trop rapidement ces œuvres. Pour le reste, la démarche était réellement très littérale1 : masquer purement et simplement les monuments ou les sites qu’ils s’étaient mis en tête de recouvrir. Une simplicité qui recouvrait généralement une multitude de difficultés de tous ordres : logistiques, économiques, diplomatiques, et bien sûr politiques. Il est évident que lorsqu’on s’emploie à emballer le Reichstag, il est nécessaire d’appréhender la dimension symbolique que revêt une telle entreprise et l’on imagine aisément l’existence d’obstacles qui ne relèvent pas uniquement de considérations techniques : en occultant ce qui appartient à l’identité d’une ville, à sa forme même, voire à celle d’une nation, Christo et Jeanne-Claude touchaient à des éléments symboliques et psychologiques profondément inscrits dans l’imaginaire des individus et enfouis dans l’inconscient collectif.

La forme d’une ville

Christo ne s’est pas attaqué à n’importe quel monument, à n’importe quel site. Chaque fois, il s’est agi de sites de la plus haute importance symbolique, de sites qui ont compté dans l’histoire des villes, de monuments exemplaires, remarquables : c’étaient, ce sont, de véritables repères urbains ou paysagers, en l’absence desquels on ne peut plus s’orienter, sans lesquels on se sent un peu perdu. Il pouvait aussi être question de la fierté, de l’orgueil d’une ville, d’une nation, de monuments dans lesquels se projette un imaginaire rassembleur (mais qui peuvent aussi devenir objets de répulsion), en tout état de cause des sites sensibles, des points cardinaux qui expliquent aussi la difficulté de s’en emparer, même temporairement : ainsi du Reichstag, du Pont-Neuf, de l’Arc de triomphe qui sont de véritables écussons nationaux. Recouvrir le Reichstag, symbole de la réunification des deux Allemagnes, touche  un point douloureux de l’histoire d’un peuple qui se retrouve après une séparation de plusieurs décennies, c’est quasiment psychanalytique : poser un voile sur cet emblème, c’est comme ajourner une réalité, la faire disparaître.

Christo et Jeanne-Claude, Wrapped Reichstag, Berlin, 1971-95. Photo: Wolfgang Volz. ©1995 Christo + Wolfgang Volz

Mais on peut aussi considérer cet habillage comme un voile de mariée : tous les symboles chez Christo sont d’autant plus réversibles qu’après l’habillage vient le déshabillage et les retrouvailles avec les vêtements d’avant, que l’on retrouve avec un plaisir renouvelé. La plupart des commentateurs ont souligné que ces empaquetages révèlent la forme des architectures, leur galbe, des élancements que les lourds ornements ont souvent tendance à masquer. D’autant plus que les projets de Christo et Jeanne-Claude sont éphémères : il y a dans ce voilement la promesse d’un déshabillage et l’analogie avec le cadeau que l’on adorera dépaqueter, et l’on sait bien que le plus important dans les cadeaux c’est le moment du déballage… et tout le fétichisme qui s’y attache2.

Le Pont-Neuf, plus vieux pont de Paris, emporte avec lui tout un pan de la poésie de la ville car il est à la fois vestige d’un passé médiéval mais aussi lieu de fréquentation des amoureux, qu’il renvoie à l’ambiance fluviale des berges de Seine et de leurs guinguettes, aux tableaux de Renoir : tout un passé populaire qui surnage encore dans l’esprit des touristes comme des provinciaux. L’Arc de triomphe, symbole des victoires napoléoniennes mais aussi de la révolution triomphante, sanglante, à l’instar de La Marseillaise de François Rude qui orne ses flancs, se situe plus dans le registre nostalgique d’une virilité passée que dans le bucolisme des bords de Seine.

Recouvrir ces monuments iconiques c’est aussi s’attaquer à des histoires de sentiments nationaux et aux cortèges de contradictions qu’ils charrient, c’est mettre à nu des attachements à des valeurs enfouies que l’on ne discernait plus trop : leur présence massive les rendait en quelque sorte invisibles. Le choix de l’Arc de triomphe est particulièrement sensible et, bien qu’il ait été envisagé il y a plusieurs décennies, sa dimension symbolique n’a pas pris une ride, bien au contraire, et ce n’est pas un hasard si le mouvement des gilets jaunes l’année dernière s’en était pris à lui, manière de dire que les valeurs attachées à un monument au moment de sa construction peuvent évoluer fortement au cours du temps jusqu’à se transformer en leur contraire dans l’imaginaire d’un peuple cherchant de nouveaux repères. Il est à souhaiter qu’à l’occasion du recouvrement de l’Arc de triomphe à la fin de l’année prochaine, toutes ces données qui participent de la définition d’une nation, de ses valeurs, de ses principes, soient réinterrogées. Il est fort à parier que, dans l’esprit des deux artistes, de telles pensées étaient à l’œuvre.

Christo, L’Arc de Triomphe, Wrapped (Project for Paris) Place de l’Etoile – Charles de Gaulle. Dessin en deux parties, 38 x 165 cm et 106.6 x 165 cm, crayon, fusain, pastel et crayon gras, vernis, carte et échantillon de tissu, 2019. Photo: André Grossmann © 2019 Christo

Land artist ?

Christo et Jeanne-Claude sont régulièrement appariés au Land art. Certes, on a un peu de mal à voir le rapport qu’il y a entre le recouvrement du Reichstag et une démarche typique de Land artists, sauf à pratiquer une élasticité définitionnelle qui prendrait en compte la modification du paysage urbain que représente l’empaquetage d’un tel édifice. Mais Christo et Jeanne-Claude ne se sont pas contentés d’habiller des architectures urbaines, ils ont aussi investi des sites naturels, The Floating Piers sur le lac d’Iseo en Italie ou les Surrounded Islands au large de Miami, véritables prouesses logistiques, en sont les exemples les plus célèbres. On connaît moins leur projet de recouvrement du fleuve Arkansas dont ils ébauchèrent la production, y investissant plus de 50 millions de dollars, avant de l’abandonner lorsqu’il apprirent qu’un certain Donald Trump s’y intéressait et voulait s’y associer… On ne savait pas le couple ardent opposant au milliardaire gaffeur. La qualification de Land artists n’est après tout pas si absurde que cela si l’on estime que ce qui définit le Land art est la volonté d’investir le paysage et de le transformer en profondeur en créant des œuvres in situ à son échelle, cette transformation s’accompagnant la plupart du temps d’une remise en cause du marché de l’art — les œuvres produites excédant généralement les moyens de production classiques et échappant de fait aux retours sur investissement attendus par les intermédiaires en tous genres, galeristes compris —, bien que les artistes du Land art aient pour la plupart fini par retourner vers les galeries et donc par revenir sur ces principes fondateurs.

Christo et Jeanne-Claude, Wrapped Coast, One Million Square Feet, Little Bay, Sydney, 1968-69

Les Floating Piers semblent remplir à peu près toutes les conditions pour se voir décerner le label d’œuvre du Land art (quand bien même il ne semble pas que Christo et Jeanne-Claude aient cherché d’une quelconque manière à se voir rattachés à ce mouvement) : on peut difficilement contester le fait qu’ils produisent une véritable reconfiguration spatiale et géographique du lac dont ils modifient l’accès en créant un quai flottant de 3 km de long. Quant à son orange éclatant, le moins que l’on puisse dire c’est qu’il détonne, les tons dominants du paysage se situant plus du côté du vert et du brun pour la végétation et du gris-bleu pour le lac. Cela a pu faire dire à certains que les œuvres du couple avaient à voir avec le Surréalisme. La constitution d’une ligne droite colorée sur l’eau apparaît comme un geste paradoxal qui la rapproche des principes d’un Breton pour qui l’art s’apparentait à une perturbation du réel (« la beauté sera convulsive ou ne sera pas »), à une véritable rupture à l’échelle du paysage. Mais le geste a aussi quelque chose de mégalomaniaque ; cela dit marcher sur l’eau quand on s’appelle Christo, c’est la moindre des choses, sauf que, dans le projet d’Iseo, c’est tout le monde qui est invité à marcher sur l’eau, la mégalomanie est partagée, elle n’est pas privative comme elle peut l’être dans certaines œuvres d’autres artistes tout aussi mégalos mais moins généreux. L’œuvre du Land art à laquelle on pourrait la comparer est la Spiral Jetty de Robert Smithson : comme pour The Floating Piers, l’artiste américain avait déployé une forme géométrique sur un lac, créant de fait une incongruité paysagère, un pur artifice. Mais la comparaison s’arrête là ; l’œuvre de Smithson, difficile à trouver, éloignée de toute grande cité, n’est pas destinée à être praticable par la foule comme l’est celle de Christo et Jeanne-Claude, au contraire destinée en priorité à la population locale. L’œuvre concilie esthétique et praticabilité en une association magique et mythique : marcher sur l’eau est un vieux rêve de l’humanité. Les Surrounded Islands, en revanche, se rapprochent plus des principes du Land art dans la mesure où elles constituent des traits de couleur dans le paysage. Elles échappent a priori à toute catégorisation d’œuvre à caractère social, à moins de considérer que s’attaquer à la monumentalité de la « nature » constitue une visée commune à la plupart des humains.

Christo et Jeanne-Claude, The Pont Neuf Wrapped, Paris, 1975-85. Photo: Wolfgang Volz. ©1985 Christo + Wolfgang Volz

Une économie atypique au service de projets démesurés

Comme évoqué plus haut, Christo et Jeanne-Claude se sont attachés tout au long de la mise en place de leurs grands projets à ne dépendre d’aucune structure privée : galerie, fondation ou autres mécènes. Devenus par nécessité les entrepreneurs de leurs œuvres, les artistes ont toujours mis un point d’honneur à les produire de manière totalement autonome. Pourtant, les sommes engagées ont pu atteindre des montants phénoménaux, de l’ordre de plusieurs millions d’euros pour le Reichstag, Iseo ou encore l’Arc de triomphe. Christo et Jeanne-Claude avaient conçu un système de production très au point à base de vente de multiples, de dessins et d’œuvres en tout genre, y compris de morceaux de tissus ayant par exemple composé les œuvres elles-mêmes, comme l’étoffe formant la bannière de The Gates ou la toile recouvrant les quais flottant d’Iseo, jouant peut-être sur la dimension de fétiche de tels objets. On ne sait si ce fut par pur positionnement idéologique d’un refus de participer au fonctionnement spéculatif du marché de l’art ou pour rester maîtres de leurs décisions jusqu’au bout. Peut-être les deux. Un début d’explication réside dans leur habitude de faire appel à la main d’œuvre et aux entreprises locales comme on peut le voir dans le documentaire Walking on Water récemment diffusé sur Arte: Christo, dans la présentation qu’il fait aux notables de son projet, insiste sur le fait que The Floating Piers concernera en priorité les riverains du lac qui auront la possibilité de se rendre à pied sur l’île située au milieu du lac. Outre l’aspect insensé du projet, il faut évidemment y voir un geste envers la population locale, la volonté de donner aux gens la possibilité de s’approprier une œuvre, mentalement et physiquement, de la pratiquer dans tous les sens du terme. Cependant, il existe également une autre explication qui déborde le seul réalisme économique de la chose : Christo et Jeanne-Claude, dans la plupart des entretiens qu’il ont réalisé, ne cessent de revenir sur le plaisir comme donnée première de leur travail : plaisir de créer, plaisir de mettre en œuvre des projets impossibles, plaisir de dépasser les barrières, économiques comme juridiques et administratives, qui semblent avoir été leur lot quotidien tout au long de leur carrière. Aussi, peu importe la forme juridique qu’ait pris leur structure de production, entreprise, association, fondation, il semble juste que celle qu’ils ont choisi, sorte d’entreprise familiale-tribale, ait été la plus efficace dans l’atteinte de leur objectif : offrir à un public le plus large possible les projets les plus fous. Dans ces conditions, toute considération liée à un quelconque enrichissement personnel semble hors de propos.

Christo et Jeanne-Claude, Surrounded Islands, Biscayne Bay, Miami, 1980-83. Photo: Wolfgang Volz

1 Ainsi qu’il l’affirme lui-même dans un entretien avec David Bourdon paru dans Christo et Jeanne-Claude, Paris !, éditions du centre Pompidou, Paris, 2020, note 3, p.15.

2 À moins d’y voir une réminiscence des premières œuvres où le principe de momification était clairement établi et renvoyait directement à une dimension anthropomorphique, analyse que l’on peut difficilement attribuer à ses œuvres monumentales (cf. Sophie Duplex, « Le geste de Christo », Christo et Jeanne-Claude, Paris !, op cit.). Les critiques n’auront pas manqué d’y voir une dimension érotique mais aussi de noter l’aspect éphémère, métamorphique des objets ainsi empaquetés, David Bourdon évoquant le moment chrysalide de ces empaquetages que renforce la présence du tissu dont l’aspect et la texture rappellent la consistance d’une membrane (Christo et Jeanne-Claude, Paris !, op cit., p. 23)

3 Walking on Water, documentaire d’Andrey Paounov, 2018, 96 min, Italie et USA.

4 Bien qu’ils se défendent d’être des entrepreneurs et s’imaginent plus en architectes (cf. Bernard Blistène, « Christo et Jeanne-Claude, Principe de plaisir », artpress 476, avril 2020, p. 28-35.

Image en une : Christo et Jeanne-Claude, The Floating Piers, Lac d’Iseo, Italie, 2014-16. Photo: Wolfgang Volz


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