Entretien avec Raphaëlle Jeune

par François Aubart


La biennale Les Ateliers de Rennes est née de la volonté d’explorer les liens possibles entre art et entreprise. Pour Valeurs croisées, sa première édition, Raphaële Jeune a mis sur pied un programme d’échange entre ces deux sphères, notamment autour du programme SouRCEs (Séjour de Recherche et de Création en Entreprise) qui consiste à faire travailler un artiste avec l’entreprise de son choix. C’est ainsi l’occasion de discuter avec elle de la place que peut prendre l’artiste dans le monde du travail.

François Aubart : Les Ateliers de Rennes sont une initiative de Bruno Caron, président du groupe agro-alimentaire Norac qui, pour nommer un ou une commissaire, a lancé un appel à projet. Quelles étaient les orientations de celui que vous avez proposé ?

Raphaële Jeune : L’appel d’offre invitait une équipe à proposer un projet qui aborderait une problématique commune à l’art et à l’entreprise. J’ai répondu assez frontalement à cette invitation en réfléchissant à ce que pouvait avoir en commun l’acte de production artistique et celui de production dans le monde du travail. J’ai constaté qu’il y a toujours un mécanisme pour générer de la valeur, que ce soit dans la production de biens ou de services ou dans la production de gestes artistiques. S’ouvraient alors plusieurs pistes d’exploration.
D’une part la question de la production dans l’univers de l’économie hyper-industrielle, pour reprendre les termes de Bernard Stiegler, qu’il décrit comme une accentuation de l’industrie où tout devient calculable afin de  générer le plus de productivité possible. Or, il est très difficile d’analyser la production d’un service et d’une connaissance. Cela s’avère assez proche de la production artistique où il n’existe pas non plus de critère stable pour quantifier une productivité. D’autre part il y a cette tendance actuelle à considérer l’art comme une valeur boursière. Cette appréciation en termes de valeur financière déconnecte les œuvres de leurs sens. Je voyais une corrélation entre ces deux tendances à la productivité, du côté économique et du côté artistique.
J’ai également été intéressée par le lien qu’il pouvait y avoir entre une pratique artistique et un contexte de vie ou d’activité. Il s’agissait d’intégrer un regard artistique dans un contexte de travail, un contexte social, pour essayer d’établir une situation de rencontre entre ces deux pôles. Je voulais m’appuyer sur l’idée de dépense improductive telle que la propose Georges Bataille : pas une dépense uniquement numéraire mais une dépense d’énergie dans des actes gratuits. Je voulais aussi explorer la notion de souci de soi de Michel Foucault en questionnant la place qu’elle peut avoir dans l’entreprise. Le but était donc de déployer une singularité dans un univers contraint par des objectifs qui dépassent chaque personne qui y prend part.

FA : La valeur que vous proposez avec Valeurs croisées se situe dans le développement d’une subjectivité au sein d’un système rationalisé ?

RJ : Vu sous cet angle, on pourrait penser que ce projet a comme finalité de proposer une possibilité de mieux être. Mais cela sous-entendrait que si le monde de l’entreprise ne va pas bien, l’artiste est là pour l’améliorer. Or il est important de considérer que ce n’est pas le rôle de l’artiste.
Lors de discussions avec Alain Bernardini, je lui ai demandé s’il ouvrait un espace d’émancipation. Il a dit oui, tout en restant conscient que cela ne dure qu’un instant. Pendant le temps où il interagit avec un ou une employé, il ouvre un espace imaginaire. Que la personne s’en empare ou pas n’est pas le plus important, ce qui compte c’est que cet espace existe pendant un moment. Ensuite chacun retourne dans son schéma, dans son environnement. Si l’art peut changer la vie, il ne revient pas à l’artiste de changer la vie des gens.
Le directeur industriel qui l’a accueilli dans son entreprise a trouvé son intervention très positive et aurait  aimé qu’il continue. Bernardini lui a répondu que ce n’était pas son rôle. C’est sur ce principe que sont basées les SouRCEs : l’artiste choisit une entreprise, pas l’inverse. Il ne doit pas y avoir d’attente de la part de l’entreprise puisque c’est nous qui allons vers elle et pas elle qui vient chercher quelque chose.

FA : Le principe des SouRCEs est tout de même basé sur un contrat de type gagnant-gagnant, puisque l’artiste obtient l’opportunité de produire une œuvre avec une entreprise qui elle gagnera au moins quelque chose de l’ordre de l’image.

RJ : En effet, je ne sais pas comment les entreprises auraient réagi s’il n’y avait pas une exposition à la clé. Ça a été décisif pour certaines d’avoir ce temps de restitution à propos duquel elles peuvent communiquer, faire venir leurs salariés, etc. C’est vrai que c’est une forme de concession, mais elle n’a pas lieu sur le terrain de l’œuvre.

FA :Dans son Portrait de l’artiste en travailleur Pierre-Michel Menger envisage le secteur artistique comme un laboratoire de nouveaux modes de production capitaliste. La seule chose qui semble différencier ces deux mondes c’est que l’artiste est dans une recherche de gloire et de démarcation qui passe par l’expérimentation. Est-ce que c’est en cela que les entreprises vont pouvoir tirer un bénéfice : s’adjoindre une image d’expérimentation et de prise de risque qui est devenu un gage de qualité dans le monde des entreprises ?

RJ : La notion d’expérimentation n’est pas la même pour une entreprise et pour un artiste. Ce type de comparaisons ouvre à des interprétations dangereuses.
Pendant un moment je me suis dit que ce fantasme de faire rentrer les artistes dans les entreprises ne faisait finalement que servir un intérêt d’auto-légitimation. Mais ce n’est pas une raison pour quitter le navire. Il me paraît important de rester sur le terrain pour mettre en place une pédagogie et différencier la position de l’entreprise de celle de l’artiste.
Évidemment l’entreprise en bénéficie, mais ce n’est pas l’essentiel du projet. Il y a d’autres choses qui sont plus subtiles. Dans le monde du travail, les choses sont plus sourdes. C’est très difficile de faire sortir la parole des salariés vers le public, c’est ce qu’ont essayé de faire Jean-Charles Massera ou Jean-Louis Chapuis et Gilles Touyard, par exemple, en leur offrant la possibilité de s’exprimer.

FA : Dans un article paru dans Le Monde, on a pu lire une citation de Bruno Caron disant : « L’entreprise est responsable de sa mauvaise image, or on est dans une société de l’image. A nous d’inventer une société où on ait envie de bosser »(1).  Ne touche-t-on pas là à une forme d’instrumentalisation de l’artiste ?

RJ : C’est là que moi et Bruno Caron ne sommes pas tout à fait sur le même projet. Si on se pose bien des questions en commun, l’application est différente. Je me situe plus dans la nécessité d’une relation de sujet à sujet, entre une personne qui a une pratique artistique et une personne qui a une pratique dans le monde du travail. L’idée du souci de soi implique une prise de conscience de sa propre position dans un environnement, ce qui conduit nécessairement à une forme d’émancipation.
Les structures peuvent utiliser ce meilleur ressenti de soi pour amplifier leur efficacité. Aujourd’hui, face à la perte de sens qui touche certains cadres, on voit apparaître dans les entreprises des principes d’éthique et de bien être au travail. Parce que, schématiquement, sans cette quête de sens les gens n’ont pas de désir, sans désir ils sont désorientés et sans orientation ils ne prennent pas les bonnes décisions.

FA : Cette quête de sens, ce serait à l’artiste de venir l’insuffler ?

RJ : C’est un point crucial et difficile de ce projet car l’intention n’est pas que l’artiste apporte un sens à l’entreprise pour qu’elle fonctionne mieux. Pour moi la quête de sens se situe au niveau du sujet, dans ses capacités d’émancipation par rapport à son rôle parce que l’art a quand même une capacité émancipatrice.
L’artiste doit pouvoir prendre une place, même éphémère, pour faire advenir quelque chose qui insuffle du sens, un espace de travail et de création différent des habitudes de l’entreprise. On ne peut pas refuser d’occuper le terrain parce qu’on sait qu’après ça va être récupéré par le capital. De toute façon, le capital récupère toujours la critique contestataire. On l’a vu ces vingt dernières années, la contestation a finalement un pouvoir très limité, périphérique. En agissant à l’intérieur il y a d’autres choses à développer, d’autres lieux à investir, d’autres subjectivités à rencontrer. Même si je suis consciente des difficultés, je me dis que ça vaut la peine d’essayer en intégrant une pédagogie.
Quand la proposition artistique prend sa source dans un système qui comporte beaucoup de difficultés, beaucoup de choses critiquables, on est  vraiment au cœur du problème. Ce qui m’intéresse là c’est d’interroger la possibilité d’existence d’un espace public dans l’espace privé. Un lieu où l’individu peut articuler sa pensée avec le collectif. Forcément quand ce lieu du politique prend pied dans un espace privé qui est lui-même problématique, c’est explosif. En même temps c’est passionnant parce que ce n’est pas du tout réglé.

Notes :

(1) Harry Bellet, « Les biennales du Havre et de Rennes financées par des entreprises privées », Le Monde, 19 juin 2008


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