Dena Yago
Dena Yago : « La beauté de la poésie, c’est qu’il est impossible de l’instrumentaliser. » 1
Au tournant des années 2010, quelque chose dans l’engrenage de langue s’est enrayé. Pas besoin d’être linguiste pour s’en rendre compte : parmi les habituelles fonctions du langage (1), il fallait maintenant composer avec toute une partie excédentaire. Celle-ci n’était pas vraiment référentielle, pas tout à fait phatique, et à vrai dire assez peu expressive. Non, le langage comprenait dès lors aussi tout un idiome spécialisé et souvent d’emblée privatisé, composé de noms de marques malins, de slogans coup de poing, de termes juridiques alambiqués et puis aussi de lignes de code balbutiantes et de spams à l’humanité claudiquante.
Dena Yago, née en 1988 et basée à New York, est artiste. Elle est aussi sculptrice, critique et peut-être avant tout poète. Chez elle, tout s’emploie à faire émerger des constellations et des compositions à partir de l’inanité de ce même langage préfabriqué, qui est pourtant pour nous l’unique et avec lequel il faut bien composer. Dans ses œuvres plastiques, le mot lisible cède la place au mot visible, qui emprunte à la ville moderne son ubiquité. La force de frappe de la publicité se transforme en présence cryptique où la matérialité reprend le dessus, à travers des amoncellements de lettres caoutchouteuses ou d’industrieuses découpes feutrées, de muraux ou de grands paravents parcourus de figures cartoonesques. Un autre pan de la pratique de l’artiste concerne son rôle au sein du groupe d’artistes et de prédiction de tendances K-HOLE (https://khole.net/), dont elle fut la co-fondatrice. De 2010 à 2016, cinq jeunes diplômé·es d’école d’art, outre l’artiste, Greg Fong, Sean Monahan, Chris Sherron et Emily Segal, publient des rapports PDF en accès libre. Ceux-ci, composés d’images et de texte, calquent leur forme que celle qui se monnaye à prix d’or dans les agences de marketing, pour tenter d’analyser le réel alentour – plutôt que d’en faire simplement une critique à destination du monde de l’art.
Dena Yago, enfin, tire de ces deux relations au langage un troisième registre, et qui est celui faisant proprement un sort au langage de surplus, composé des scories qui ne rentrent pas ailleurs. Celui-ci concerne la part véritablement poétique de sa pratique, celle qui l’a toujours accompagnée, et qui, pour elle, précisément résiste à l’instrumentalisation, à la marchandisation et à tous les utilitarismes quels qu’ils soient : la poésie, une poésie légèrement dissonante, discrètement arythmique, celle qui suinte des espaces presque sans ombres ni corps laborieux, composée de toutes ces scories-là. L’artiste revient avec nous ses multiples rapports au langage, en solo ou en collectif, tandis qu’elle s’apprête à publier un nouveau livre avec Viscose ( https://viscosejournal.com/ ) et, au printemps 2016, une édition de ses textes critiques à paraître chez After 8 Books.

Comment avez-vous décidé de devenir artiste ?
Dena Yago – J’ai su que je voulais faire de l’art et être artiste très tôt. Lorsque j’ai commencé ma licence à l’université de Columbia, je pensais que j’allais être étudiante en art, ce que j’ai bel et bien été. Je n’avais pas vraiment de contexte pour savoir ce qu’étaient le monde ou le marché de l’art. À Columbia, c’était l’époque où Dana Schutz et plein d’autres artistes faisaient un carton comme coqueluches du marché, une période durant laquelle les artistes du master en arts [MFA] étaient acheté·es directement depuis leur studio pour des sommes insensées. Il s’agissait entièrement d’une vague de prospérité précédant la récession à venir, donc lorsque j’ai commencé l’école a 17 ans, j’ai tout de suite dû prendre conscience des aspects de marché qu’impliquait l’art en tant qu’industrie. Avant d’entrer à l’université, il ne m’avait pas vraiment traversé l’esprit que je pouvais vivre de mon art, donc avoir une carrière n’était pas vraiment le but.
Mon premier boulot dans le monde de l’art a été chez Peres Projects à Los Angeles, une galerie qui était elle aussi une grande favorite du marché de l’époque. J’ai eu mes premières interactions avec le monde de l’art en travaillant sur les projets de Dash et Agathe Snow durant l’été, à un moment où des artistes comme Terence Koh, Dan Colen, Dash et toute cette bande étaient placés sur un piédestal. C’est à ce moment que l’art et son marché ont commencé à être définis comme quelque chose qui était mû par un groupe d’ami·es. Il y avait un article de première page très connu à l’époque qui montrait Ryan McGinley, Dan Colen et Dash Snow tous au lit ensemble. Cela a sans aucun doute fait mon éducation : si l’on voulait avoir du sens dans le monde, alors il fallait le faire en réseau avec ses ami·es. La plupart de mes pair·es avaient pour but d’être dans l’édition. Tout le monde voulait être agent·e littéraire, romancier·ère, ou bien travailler dans un magazine. En l’espace de quatre années, cette industrie a totalement touché le fond ; nous avons assisté au déclin complet des médias hérités et à la fin des carrières viables dans l’édition. Le filet qui semblait rattraper tout le monde à la place était constitué par les secteurs de la stratégie de marque et du marketing.

Étudiante, entreteniez-vous déjà une relation au langage ?
Je me contentais vraiment juste de produire des écrits universitaires, et ensuite j’ai commencé à intégrer davantage de poésie en prose dans ma pratique artistique. Je faisais surtout de la photographie, mais je réalisais également des sculptures où j’accrochais des poèmes en prose ou des livrets au cadre. Il existait une relation entre les deux, mais je n’ai pas écrit de poésie avant d’être diplômée.
Vous avez été diplômée en 2010 dans le sillage de la crise financière tandis qu’Occupy Wall Street allait survenir un an plus tard. Quel impact le contexte économique a-t-il eu sur votre vie de jeune artiste ?
Dans le livre d’Emily Segal Mercury Retrograde (2021), le personnage qui me représente apparaît dans l’introduction en train de gober un Xanax à l’extérieur de Wall Street avant d’y rentrer. L’autre côté de cet univers narratif est que je travaillais dans un cabinet juridique à Zuccotti Park, donc mon rapport à Occupy Wall Street était emprunt de la même critique que tout le monde, car je ne crois moins m’être vue comme une participante que comme une observatrice. Nous faisons toujours face aux ramifications de celle-ci, à savoir qu’il n’y avait pas de revendications précises.
K-HOLE est né la même année, alors que vous veniez tous·tes les cinq d’être diplômé·es la même année de différentes universités. Quelle en a été la genèse ?
Emily et moi nous sommes rencontrées à Berlin en 2009, alors que nous étions encore à l’université et que nous faisions toutes les deux une année d’études à l’étranger. Elle travaillait là-bas à un magazine littéraire avec Pablo Larios, et moi, j’assistais Rirkrit Tiravanija en étant dans l’atelier de Josephine Pryde [à Universität der Künste] tout en faisant mes propres œuvres. J’étais dans les arts visuels tandis qu’elle était plutôt du côté de la scène littéraire, puis nous sommes toutes les deux rentrées aux États-Unis pour finir nos études. J’ai rencontré Greg Fong par un autre ami, Dan DeNorch. C’était à Miami, et la première soirée que nous avons passée ensemble correspondait en réalité la première diffusion de Jersey Shore la même année. J’ai l’impression que nous avons reconnu partager la même vision de la pop culture, que nous étions taillé·es dans la même étoffe et que nous analysions ce qu’il se passait dans le monde d’une manière similaire. À l’époque, Greg était un artiste qui collaborait avec Sean Monahan et Chris Sherron – ils étaient tous allés à la Rhode Island School of Design. Nous avons tous·tes décidé de commencer K-HOLE au printemps avant même que j’aie mon diplôme. Nous avons lancé notre premier rapport la première année après notre sortie d’école, en 2011.

“K-HOLE #1: FragMOREtation: A Report on Visibility” empruntait sa forme et son langage à un genre répandu dans l’univers du marketing. À l’époque, envisagiez-vous votre projet artistique comme une manière de gagner de l’argent ?
Il n’y avait pas du tout de visée commerciale. J’avais travaillé pour Ryan Trecartin à l’université, et il a en fait été la première personne à m’exposer à un rapport de tendances. Il m’en a montré un qui s’intitulait “Transumerism”, une sorte d’extension du concept de “junkspace” de Rem Koolhas avec pour thème la classe des voyageur·euses mondiaux·ales. En lisant ce rapport, j’ai trouvé ça super intéressant ; c’était de la sociologie de fauteuil qui employait un langage très accessible pour une audience de masse. C’était tout ce que je lisais dans mes cours d’anthropologie entrecoupé de plein d’emojis. C’est devenu très attirant pour moi en tant que véhicule de critique culturelle. Nous avons sans nul doute démarré le projet comme un projet artistique. Je me souviens d’une conversation avec Cab Broskoski [le co-fondateur d’Are.na], car au même moment que je travaillais sur K-HOLE, je faisais aussi partie de l’équipe fondatrice de ce site, Are.na. Il m’avait demandé si j’aurais aimé faire K-HOLE si cela me rapportait de l’argent et que j’avais été prise de court. Cela me semblait tellement irréaliste que je n’y avais pas trop réfléchi avant que l’option se présente.
K-HOLE incarnait une attitude d’incorporation, comme si le groupe avait pleinement internalisée la position du « sans dehors » de Michael Hardt & Antonio Negri ou Mark Fisher. Quel était votre position face aux médias hérités et aux institutions excluantes ?
C’est drôle, car je n’ai pas l’impression que les notions de médias hérités ou d’institutions excluantes faisaient partie de mon vocabulaire avant 2016. Une grande partie de ce qui motivait notre approche provenait d’une nécessité matérielle : finir ses études en pleine récession, avoir le sentiment que l’industrie que nous avions espéré intégrer se désagrégeait autour de nous, voir à quel point le travail créatif – a fortiori basé sur le langage – était dévalué. Voilà ce que l’on désigne à présent de « médias hérités ». Je ne pense pas que nous ayons cru y avoir droit ou que l’on nous ait promis une carrière dans ces domaines, car nous étions vraiment juste en train de tracer notre propre chemin, pour voir à quoi ressemblerait une vie dans la création et comment est-ce qu’il serait possible d’y parvenir dans la ville qui était la nôtre, à savoir New York.
Pourquoi est-ce que cela faisait sens de travailler comme groupe d’artiste sous un nom commun ?
Notre ligne dans les premiers rapports était que nous étions un groupe de producteur·ices culturel·les, tous·tes âgé·es de moins de 25 ans, habitant dans le centre-ville de New York. C’est une manière agaçante de se décrire, mais nous ne voulions éviter la ghettoïsation qui consiste à tout percevoir comme une performance, aussi parce qu’au vu de notre relation à la critique institutionnelle, la performance nous semblait presque un frein à la compréhension des choses en tant que pratiques véritables. Nous tentions de baisser d’un cran le côté performatif, et c’était une question récurrente : est-ce que c’est ironique ? Est-ce que c’est une performance ? Nous répondions que nous faisions de la prédiction de tendances et nous définissions ce en quoi cela consistait.
Les modèles que nous regardions étaient Bernadette Corporation, Art Club 2000 et General Idea. L’énonciation collective est la leçon de vie la plus intéressante que j’ai retiré de K-HOLE : il y a un pouvoir qui en découle avec une liberté qui provient de dire ses quatre vérités au pouvoir, contrairement à ce qui se serait passé si nous avions individuellement tenté de lancer cette critique culturelle dans le monde. Si vous vous penchez sur les raisons pour lesquelles nous avons fait K-HOLE et les besoins matériels de l’époque, je perçois la récession comme le produit d’une société hyper-individualiste et de l’échec des critiques de mai 68. En ce sens, n’importe quelle logique collective paraît difficilement récupérable par le marché, et c’est aussi ce que nous disaient en permanence les institutions, à savoir que les galeries ne représentent pas de collectifs et que les collectionneur·euses ne leur achètent pas non plus d’œuvres. Nous saboter nous-mêmes de la sorte n’allait à coup sûr jamais nous pemettre de réussir dans le marché de l’art.

La production de K-HOLE était majoritairement fondée sur l’écriture. Les rapports possèdent une énonciation reconnaissable, où le verbiage ambiant contemporain est traité comme du found footage. Comment abordez-vous le langage dans votre pratique, au sein du groupe et dans la vôtre ?
Je m’intéresse moi-même beaucoup aux dynamiques de groupe et à ce qui est produit à plusieurs, particulièrement au sein du contexte très humain des amitiés profondes. Tel était notre point de départ à tous·tes, nous parlions aussi de nous comme de cinq ami·es. Le langage qui en émergeait était une voix véritablement collective qui n’était pas excessivement architecturée, elle provenait du processus de nous faire passer à tour de rôle les écrits des uns et des autres et de les éditer, jusqu’à ce que soit généré un ton qui nous paraisse très puissant et qui transcende les limites individuelles de chacun·e. Voilà que nous avons gardé comme quelque chose dont nous nous sentions être chacun l’auteur·e à parts égales. Beaucoup de nos ami·es à l’époque expérimentaient avec des formes similaires de collectivité, que cela soit Max [Pitegoff] et Calla [Henkel], Bruce High Quality Foundation, Jogging – qui est davantage basé sur l’image – et DIS à coup sûr.
Dans ma pratique personnelle, j’ai trois fils directeurs pour l’écriture. L’un est la poésie, l’autre est la critique culturelle sous forme d’essais long format, et un dernier est une forme poétique plus concrète entremêlée à des formes visuelles – ce en quoi constitue mon art. Ensuite, il y a la communication de marque d’entreprise avec des contraintes très formelles, par exemple l’écriture que je faisais pour Are.na, ou pour des commandes de client·es, où le langage devait être rendu opérationnel. Ce faisant, il y avait toujours une part de langage excédentaire qui ne trouvait pas vraiment sa place ailleurs, et c’est ce qui alimentait la poésie de plein de façons. Cela constitue la beauté ou la valeur de la poésie : il est impossible de l’instrumentaliser, de la transformer en marchandise ou d’en tirer du profit. C’est très important pour moi de conserver ceci, car je crois réellement à la poésie. Je me suis intéressée à la poésie parce qu’à la fin de mes études, je n’avais pas de quoi louer un studio, et c’était ainsi que j’ai pu esquisser ma relation au monde à travers le langage. Les essais sont une extension plus proche de l’univers de K-HOLE, et enfin l’écriture comme pratique visuelle consiste à réfléchir sur la matérialité du langage qui ne peut exister que dans la relation entre les images et les objets.
Vous associez presque systématiquement les mots aux images. C’était notamment le cas dans Fade the Lure (2019), votre quatrième livre de poésie publié par After 8 Books. Que produit une telle combinaison ?
Je m’intéresse beaucoup à établir une relation entre le texte et l’image qui soit plus qu’une juxtaposition, qu’une légende, ou qu’une illustration. Dans mes œuvres plus proches des cartoons également, qui possèdent une sorte de qualité propre à une sorte de poésie de BD, j’essaye d’étendre l’univers du langage pour créer un affect. Cette relation ouverte aux choses est ce que l’art peut réellement apporter, où cela devient davantage un lieu de contemplation qu’une seule forme singulière.
À quoi travaillez vous en ce moment ?
J’ai passé les cinq dernières années à me diriger vers cette manière de produire des images, avec des peintures teintes et imprimées sur la toile avec du texte. L’an passé, j’ai eu un enfant, et cela ma donné le sentiment d’une pause essentielle dans mon rapport aux matériaux et aux images. Je commence donc à peine à retourner à ma pratique, mais tout ce que je fais à présent est très connecté à un texte auquel je travaille. Je suis en train d’écrire un livre pour [le critique d’art] Jeppe Ugelvig, qui commence à publier des livres avec Viscose, et qui traitera de la maternité et de la logistique d’approvisionnement accompagné de photographies que je suis en train de prendre. Ensuite, il y a également un livre prévu pour la collection d’écrits d’artistes d’After 8 Books [prévu pour le printemps 2026]. On y trouvera tous les textes que j’ai écrits depuis 2016, l’année où K-HOLE a pris fin et où j’ai écrit « Empire Poetry » (2) avec quelques autres nouvelles productions.
(1) Selon le linguiste Roman Jakobson, le langage se décompose en six fonctions de communication : référentielle, expressive, poétique, conative, phatique et métalinguistique.
(2) Yago, Dena. « Dena Yago. Empire Poetry ». Texte Zur Kunst – « Poetry », no No. 103 (2016): 146261.

Head image : Exhibition view : Dena Yago, « Force Majeure », 2019, High Art, Paris. Courtesy of the artist and High Art, Paris / Arles.
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- Du même auteur : Calla Henkel & Max Pitegoff, Geert Lovink : « Pas une seule génération ne s’est élevée contre Zuckerberg », Émilie Brout & Maxime Marion, CLEARING, Hanne Lippard,
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