Christine Macel

par Patrice Joly

Avec la nomination de Christine Macel comme commissaire de la prochaine biennale de Venise, nous voilà en présence d’un fait doublement exceptionnel. Si celui d’être une femme n’en est plus vraiment un puisque, depuis plusieurs édition,s la place des femmes commissaires à la tête de la biennale tend à se « normaliser », après le passage des deux espagnoles Maria de Corral et Rosa Martinez en 2005 et de la suisse Bice Curiger en 2013, sa nationalité française en revanche en fait un événement rarissime puisque, depuis Jean Clair il y a quarante ans, les commissaires français avait été singulièrement absents de ce grand rendez-vous de l’art contemporain. Signe du manque de visibilité de cette scène, du manque de puissance de son marché ou encore d’un relent de French bashing ? Toujours est-il que l’anomalie a été corrigée avec cette nomination. C’est en habituée de la Sérénissime que la Française retrouvera le chemin des Giardini puisqu’elle y a déjà curaté deux pavillons, le belge en 2007 (Éric Duyckaerts) et le français six ans plus tard (Anri Sala). En cette année de célébration des quarante ans du Centre Pompidou, cette distinction peut aussi apparaître comme un hommage au vaisseau de la rue du Renard en la personne de l’une de ses principales collaboratrices et rappeler aussi l’importance du musée sur l’échiquier planétaire de l’art contemporain. Le parti pris de cette 57e édition est de se rapprocher de la pratique des artistes et de mettre en lumière les valeurs d’humanisme de l’art, son pouvoir de réinvention du monde, à défaut de son pouvoir d’agir directement sur les événements.

Rachel Rose, Lake Valley, 2016. HD Video, 8’25. Video still. Courtesy Rachel Rose; Pilar Corrias Gallery, London; Gavin Brown’s Enterprise, New York / Rome.

Si « Viva Arte Viva » peut apparaître un brin optimiste, avec ses airs de mantra cool, elle peut cependant prendre des allures plus combatives et aussi plus effectives que de longues professions de foi révolutionnaires. Christine Macel se dit politique dans sa démarche et, d’une certaine façon, elle l’est, mais de manière moins affirmative que certains de ses devanciers, en amenant des profils inattendus comme la saoudienne Maha Malluh ou les chamans d’Ernesto Neto venus prodiguer leurs remèdes « naturels » à un Occident considéré comme sérieusement malade, ou encore en mettant en tension ces deux principes qui s’opposent régulièrement au sein de l’art : le negotium, la partie qui tend à prendre le plus de place au sein d’un art mondialisé et dominé par des valeurs mercantiles, quand l’otium, que l’on réfère bien trop souvent de manière réductrice à l’oisiveté, se voit la plupart du temps péjoré, hiérarchie que la curatrice cherche à déconstruire, mais aussi en s’attaquant au sacro-saint dispositif des pavillons nationaux qu’elle propose d’intégrer à l’exposition de la biennale, via le concept de « transpavillons », histoire de briser — il était temps — un nationalisme désuet qui n’a jamais été fondamentalement remis en question par quiconque de ses prédécesseurs.

Jeremy Shaw, Towards Universal Pattern Recognition (Bayfront Center Baptism, 1982), 2016. (Detail). 38.3 × 43.3 × 16 cm, collection National Gallery of Canada. © König gallery. Photo: Trevor Good.

Patrice Joly : La biennale que vous allez diriger est placée sous le signe de l’humanisme et de la résistance aux forces sombres, de la résilience face aux nuages noirs qui s’accumulent et qui mettent en danger les principes que l’on croyait ancrés au cœur des démocraties. Pensez-vous réellement que l’art puisse quoi que ce soit contre ces tendances à l’échelle planétaire que sont le retour des politiques ultra conservatrices, des autoritarismes, des replis identitaires, y compris dans une Europe que l’on croyait à l’abri de ces menaces ? Pensez-vous qu’une biennale, aussi prestigieuse soit-elle, puisse avoir un quelconque effet sur le monde et les bouleversements dramatiques qu’il subit en ce moment ?

Christine Macel : Oui et non. L’art ne va pas changer le monde, il ne va pas régler les problèmes de populisme ou de régression de la démocratie ou des droits de l’homme, mais il peut le réinventer. L’art a toujours joué un rôle central en ce domaine et s’il fallait donner un seul exemple, ce serait celui de la révolution de 1789 lors de laquelle les artistes et leurs œuvres ont été des acteurs importants de la réflexion, comme Jacques-Louis David. L’art, dans des moments aussi troublés politiquement, était un lieu où s’inventait ce que pouvait être le monde, sur le plan de l’action concrète mais aussi sur le plan spéculatif. L’art possède un réel pouvoir, et s’il n’est pas un recours immédiat au moment précis où se pose un problème, il a un rôle indéniable à jouer dans la physionomie du monde. Par ailleurs, le fait même qu’il existe et soit un espace de liberté dans les pays où il peut se pratiquer sans contrainte, est en soi déjà une consolation et un espoir. Pour exemple, dans l’exposition, l’œuvre de Maha Malluh, qui est une artiste saoudienne, fait directement référence aux discours qui sont serinés par les fondamentalistes aux femmes en Arabie Saoudite, à travers les cassettes qu’elle collecte, réutilise et met en forme : il s’agit là d’une œuvre touchant à des problèmes concrets qui, par le simple fait d’exister, représente une échappatoire.

Il y a aussi cette œuvre d’Ernesto Neto pour laquelle il a entrepris de faire venir des Indiens du Brésil qui souhaitent venir « soigner » un Occident qu’ils pensent nécessaire de venir aider…

Oui, l’art permet, par le choc qu’il procure, un choc à la fois sensible et intellectuel, de modifier la conscience de tout un chacun et de se projeter dans le monde d’une manière différente. Par exemple, quand on se soucie de démocratisation de la culture, dans le meilleur des cas, c’est aussi parce qu’on pense qu’un enfant ou un adolescent qui vit dans un monde où il n’y a pas d’accès à l’art, ne peut pas se projeter dans cet espace de liberté, qu’il vit dans un monde beaucoup moins intéressant, beaucoup moins généreux, beaucoup moins attrayant que celui qui y a accès. Je n’aurais pas voulu grandir dans un monde sans art. En ce qui concerne les Huni Kuin, un peuple d’Indiens d’Amazonie, une fois de plus, l’art ne va pas sauver le monde. Ernesto Neto tente plutôt, en les invitant à Venise, de montrer une autre manière d’être en rapport avec le monde. Bien sûr, ce n’est pas l’artiste qui les a obligés à sortir de leurs villages, ce sont eux qui ont dit « en tant que chamans, on sent que le monde est malade et on veut venir faire quelque chose pour vous », parce qu’ils ont leur propres rituels pour y remédier… Après, la question n’est pas tant l’efficacité, souvent les intentions comptent autant que les actes finaux parce qu’elles génèrent des choix.

Ernesto Neto, Paxpa – There is a Forest encantada inside of us, 2014. Arp Museum Bahnhof Rolandseck. Photo: David Ertl.

Vous mettez au centre de vos préoccupations curatoriales la pratique des artistes, est-ce une manière de répondre à la marchandisation effrénée du monde contemporain dont participe très activement celui de l’art ?

Le marché de l’art a toujours existé depuis qu’il y a de l’art : ce n’est pas le marché de l’art en soi qui est un problème, c’est la spéculation sur le très contemporain qui a déplacé l’attention sur la valeur marchande de l’art plutôt que sur l’art lui-même ; s’intéresser aux pratiques des artistes, c’est donc placer le regard là où je pense qu’il doit être avant tout, c’est-à-dire sur l’artiste et les œuvres. Par conséquent, il y a une dimension critique dans mes choix par rapport à la question de la hiérarchie des valeurs. Et, en effet, on peut lire toute ma biennale de manière politique, pas seulement sur cette question.

Le dionysiaque auquel vous avez fait allusion dans votre conférence de presse est-il celui auquel vous vous êtes confrontée par le passé ou bien cette nouvelle approche va-t-elle encore plus loin dans la définition d’une sensibilité que l’on avait surtout entrevue de manière très tranchée à l’époque de l’exposition du même nom au Centre Pompidou ?

Le dionysiaque est une notion très complexe : c’est difficile dans la mythologie grecque de trouver une notion plus sophistiquée, parce que Dionysos est un dieu à double face qui circule entre la vie et la mort. On ne sait jamais exactement où il est, il est à la fois le dieu de la danse, du rire, de la légèreté et, en même temps, d’une extase qui peut porter à une sorte de folie, notamment quand les femmes, à son contact, arrachent leurs vêtements et deviennent violentes. C’est donc une notion difficile à saisir, surtout dans la mentalité occidentale actuelle qui est loin du concept grec. Ce qui m’intéressait dans la conception du dionysiaque, c’est qu’on ne se situe pas dans une opposition binaire — et d’ailleurs, à l’époque, je crois que ça avait été mal compris, uniquement compris en opposition à l’apollinien. Dans cette exposition, il y avait une seconde lecture pour celui qui voulait s’y intéresser et qui était assez claire puisqu’on partait d’une espèce de recherche de l’extase par le rire, par l’amusement, avec Gelitin, et qu’on terminait par Fabrice Hyber, Kendell Geers et surtout John Bock qui exaltait la figure féminine et l’amour, parce qu’avec Dionysos, on n’est jamais très loin d’Ariane. Ariane est un personnage-clé du culte dionysiaque : grâce à elle, le dieu est apaisé, c’est la réunion de principes opposés qui finissent par se trouver. Ainsi, dans le film Betonstube, de John Bock, l’actrice Anne Brochet jouait le rôle féminin, elle était en quelque sorte la figure centrale de l’exposition. Tout était pensé comme une tension entre le flux et la limite, le dionysiaque et l’apollinien, le féminin et le masculin. Le dionysiaque dont je parle dans le pavillon de Venise, c’est autre chose, c’est celui de la sortie de soi, à travers l’érotisme mais aussi à travers la danse, la musique et même des états altérés de la conscience.

Marcos Avila Forero, Atrato, 2014, HD video 13’52. Courtesy Marcos Avila Forero ; galerie Dohyang Lee. ©Marcos Avila Forero

Estimez-vous toujours poursuivre la même voie curatoriale, une voie que vous creusez, que vous affinez au fil de vos diverses expositions, ou bien en avez-vous profité pour développer un concept nouveau ?

C’est plutôt la continuation de nombreuses préoccupations que j’ai eu dans nombre de projets qui abordaient des questions aussi bien liées à la science, à la danse, qu’aux territoires : je pense que le travail de commissaire est, comme le disait Harald Szeemann, dominé par deux ou trois obsessions, mais qu’après il y a la vie qui vous mène vers plein d’expériences différentes. Pour moi, cette biennale est le prolongement de plein de chapitres que j’ai entamés à différents moments de ma vie.

Comment expliquez-vous cette place primordiale que vous donnez au livre, jusqu’à parler de chapitres pour compartimenter la biennale : est-ce dû au fait que vous avez remarqué un intérêt particulier des artistes envers la littérature ou bien est-ce un penchant personnel ?

J’ai toujours eu un intérêt pour la littérature et le texte en même temps que pour l’art, l’idée du chapitre est plutôt une manière d’articuler des univers : vous n’aurez pas affaire à une classification mais à des chapitres aux titres évocateurs. L’exposition n’a rien à voir avec un livre bien que ce dernier soit représenté dans un des pavillons : le Pavillon des artistes et des livres. Le livre représente le sens, la connaissance, et le rapport de l’artiste avec la connaissance qui va nourrir l’œuvre. Le rapport au sens st parfois ambigu dans les arts visuels ou sonores, du fait de leurs significations particulièrement ouvertes. Dans la biennale, divers types d’attitudes face au livre sont représentées : certains artistes comme John Latham l’utilisent pour la fascination qu’il exerce quant au savoir mais aussi dans une volonté de destruction et d’accaparement plastique de cet objet afin de l’insérer dans la forme ; Irma Blank, quant à elle, écrit des livres qui n’ont « plus de sens. » À travers cet intérêt pour le livre, c’est effectivement la question du rapport de l’artiste au sens qui est posée : l’œuvre d’art se présentant souvent de manière beaucoup moins intelligible que l’écrit, il y a une question relative à l’œuvre et à sa définition qui est posée, celle de ses sens multiples qui varient avec le récepteur, bien que ce ne soit pas une définition propre à l’œuvre car elle s’applique aussi à la littérature. Sauf qu’avec l’œuvre, nous ne sommes pas face à un langage. C’est une question qui me préoccupe mais qui a aussi beaucoup intéressé les artistes, et ce depuis toujours.

Anna Halprin, Planetary Dance, 2013.
Photo: ©www.earthalive.com

Pour faire référence à votre ouvrage Le temps pris, le temps semble être l’une, sinon la plus grande, de vos préoccupations concernant l’art contemporain, ce qui peut aussi générer des paradoxes quand on se retrouve à la tête d’une biennale : comment ramener de la durée dans un contemporain évanescent ? Avez-vous le sentiment d’y être parvenue avec la sélection que vous avez opérée pour cette 57e édition ?

« Viva Arte Viva » est une biennale au présent, avec des artistes de toutes les générations. Par ailleurs, j’ai voulu dans chaque chapitre des pierres d’achoppement plus historiques, des années soixante et soixante-dix, qui entament un questionnement sur des sujets qui demeurent contemporains et sont revisités ou réinterrogés par des artistes plus jeunes. Enfin, le temps comme sujet à l’œuvre sera en effet au centre du dernier chapitre, le Pavillon du temps et de l’infinitude, qui mène le spectateur vers des dimensions plus spéculatives, scientifiques ou métaphysiques, de Bas Jan Ader à Attila Csörgo en passant par la recherche autour du déjà-vu d’Alicja Kwade.

Quelle sera, d’après vous, votre apport majeur à la structure de la biennale ? Avez-vous cherché à bousculer un tant soi peu l’ordonnancement des pavillons ?

J’ai posé la question des pavillons nationaux qui est souvent au cœur du débat, en utilisant justement le terme de pavillon pour mes différents chapitres, neuf au total, qui se répartissent entre le Pavillon central et l’Arsenale, en cherchant à dépasser cette question des pavillons nationaux pour les relier à la biennale. C’est à ma connaissance une première, que le commissaire sorte de son exposition pour inviter les pavillons, en demandant aux artistes des quelques quatre-vingt-cinq pays de participer à mes trois projets parallèles : Tavola aperta (Table ouverte), Projet Pratiques d’Artistes et Je déballe ma bibliothèque. Tavola Aperta consiste en des déjeuners qui ont lieu soit devant le Pavillon central soit dans la Salle d’Armes de l’Arsenale : chaque fois, un artiste est invité à engager une conversation avec le public autour d’un déjeuner, de manière informelle et conviviale. Chaque Tavola Aperta est accessible en streaming sur le site de la Biennale. Le Projet Pratiques d’Artistes a, quant à lui, débuté le 7 février, avec une vidéo réalisée par chaque artiste autour de son monde et de ses pratiques et mise en ligne chaque jour sur le site de la Biennale. J’ai invité tous les pavillons à participer, et le résultat sera visible dans deux salles de l’exposition, au Pavillon central et à la Salle d’Armes. Enfin, dans le Pavillon Stirling, situé dans les Giardini, se déploiera la bibliothèque des livres choisis par les artistes de « Viva Arte Viva » et de tous les pavillons. C’est vraiment l’idée de ne faire qu’un entre l’exposition et les pavillons, autour des artistes, et j’espère que cela donnera une autre tonalité à cette biennale.


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