Vera Kox

Le 9 décembre dernier, le programme d’observation de la Terre de l’Union européenne « Corpernicus » annonçait que 2024 serait la première année à dépasser le seuil de 1,5 °C de réchauffement comparé à la période préindustrielle. Au même moment, la COP29 de Bakou est marquée par l’absence d’actions décisives – aucun arbitrage clair sur la réduction des énergies fossiles, en dépit des engagements pris lors de la COP28 –, et par un soutien financier aux pays en développement, pourtant en première ligne face à la crise environnementale, qui reste largement insuffisant. Réchauffement climatique, déforestation, perte de biodiversité – les activités humaines révèlent leur impact mortifère sur le système terrestre. Pour Arne Næss, philosophe norvégien fondateur en 1973 de l’écologie profonde1, il faut radicalement reconsidérer notre rapport à la nature en replaçant celle-ci au cœur de la pensée, loin des logiques de développement durable qu’il considère, entre autres, comme une variable de la croissance économique. Il dissocie l’écologie profonde de l’écologie dite « superficielle », laquelle se concentre uniquement sur des solutions techniques pour résoudre les problèmes environnementaux.

Vue de l’installation / Installation view at Konschthal Esch. Photo : Christof Weber / Konschthal Esch, courtesy of the artist.
Penser la terre
Dans son dernier corpus d’œuvres présenté à la Konschthal d’Esch-sur-Alzette, sa ville natale, Vera Kox propose justement d’explorer les liens tissés entre les écosystèmes, les espèces et les matières en écho aux bouleversements profonds qui secouent notre planète. À l’instar d’Arne Næss, l’artiste luxembourgeoise allemande met en exergue la valeur intrinsèque de la nature. Il ne s’agit pas là de recherches scientifiques, mais plutôt d’un questionnement autant poétique que réflexif dans lequel chaque relation entre ses œuvres participe à la construction d’une trame riche et narrative. Divisée en plusieurs séries réalisées au cours de résidences au centre d’expérimentation en céramique contemporaine de la HEAD à Genève ainsi qu’à la Ceramica Suro à Guadalajara au Mexique, l’exposition interroge les fondements de nos manières d’être et d’agir. L’artiste s’appuie sur une sémantique singulière dans son observation de l’eau, de la terre, des transformations géologiques et des formes de vie non biologiques. Elle repense les séparations habituelles entre le vivant et l’inerte, entre la nature et la culture, afin de questionner les récits qui structurent notre compréhension de la réalité.
Il y a trente ans, le philosophe Michel Serres proposait, en marge du Contrat social de Rousseau, un « contrat naturel » ; une forme de pacte moral entre l’humanité et la Terre fondé sur la réciprocité des échanges entre les deux protagonistes dans le but de ne pas rompre l’équilibre vital qui les unit. Le travail de Vera Kox est fortement traversé par cette recherche d’équilibre fondamental ; celui-ci trouve une résonance particulière dans sa série de céramiques intitulée Viscera. Des formes organiques à écailles – posées sur une barre en métal, suspendue par de fins filins – semblent se liquéfier sur la barre, défiées par leur propre existence. Leur survie ne tient qu’à un lien ténu : cet équilibre précaire se manifeste aussi dans sa pièce …into the peripheral, reflecting, présentée une première fois à la galerie Opdahl en Norvège. Deux sculptures hybrides s’y déploient en un dialogue silencieux, disposées de part et d’autre d’une poutre en acier tel un reflet inversé. L’IPN, industriel, infrangible, repose dans un bassin d’eau habité par des plantes aquatiques, créant de ce fait une opposition entre la rigidité industrielle et la malléabilité naturelle. À la Konschthal, le discours se mue et l’eau du bassin cède sa place à de l’argile crue. Au fil de l’exposition, celle-ci se dessèche et donne à voir un paysage morcelé, voire désertique. Chaque fissure marque la surface de l’œuvre et permet de mettre en évidence la fragilité de l’épiderme terrestre, qui se déforme sous l’effet du temps.
À travers ses sculptures, l’artiste développe une conception de la matière dans laquelle la terre et l’eau jouent un rôle constitutif. Parmi les éléments, la terre se distingue par sa présence la plus tangible, elle représente la plus forte dimension physique. Attirée par les modes d’existence et de métamorphose de ce corps brut, Vera Kox en explore les potentialités infinies pour nous inviter à questionner l’état de ce que l’on perçoit comme immobile ou figé. Elle manipule avec précision les textures, les formes, les perceptions, pour dépasser la substance et ainsi révéler une étendue de possibilités sensorielles et émotionnelles. Le matériau se transforme dès lors en langage.
L’eau, quant à elle, n’est pas simplement un outil de modelage, mais une composante primordiale du langage de l’artiste qui lui permet de relier les mondes visibles aux mondes invisibles. L’eau estompe, dissout, humecte, imprègne, altère pour favoriser les fusions de formes à formes. Tout se passe comme si la puissance de l’un des deux éléments visait à renforcer l’autre.
Dans le film Fallen material, Vera Kox traite le paysage de la même façon que la matière. Avec sa caméra, elle établit un contraste entre deux sites naturels, chacun caractérisé par des conditions extrêmes. D’un côté, les glaciers millénaires de Spitzberg, île de l’archipel du Svalbard en Arctique norvégien, fondent à une vitesse considérable. De l’autre, les sources volcaniques de Dallol en Éthiopie, au cœur de l’une des régions les plus chaudes et inhospitalières de la planète, sont habitées par le mouvement perpétuel des activités chimiques ou géologiques du site. Dans ce face-à-face contemplatif projeté sur une bâche en PVC, les reliefs des deux points de vue s’entrecroisent pour révéler un mélange complexe entre beauté et destruction. Une nappe sonore marquée par une unique variation vient accentuer le caractère troublant du film où se dévoile la réalité d’une planète en déséquilibre.

Making kin (Dona Haraway)
Vera Kox introduit des éléments de mouvement dans ses œuvres autrement statiques dans le but d’ouvrir une réflexion sur la dynamique des corrélations entre ses sculptures, l’espace et notre propre regard. Que ce soit dans le minimalisme des formes, dans la récurrence des motifs ou l’harmonie chromatique, chaque pièce trouve son sens dans sa relation aux autres. Cette notion fait écho au « groupe mobile » développé par Brancusi, auquel l’artiste s’intéresse lors de sa résidence à la Cité des arts en 2019. Ce dernier étant très attentif au contexte spatial, il changeait quotidiennement l’installation de ses œuvres de manière à atteindre la composition la plus juste.
En effet, un lieu peut transformer la perception, l’expérience ou l’essence même des œuvres entrant en conversation avec celui-ci. Pour Vera Kox, il n’est plus seulement un contenant, mais un organe essentiel et indissociable de l’exposition. Son installation down above par exemple, se déploie sur deux étages et permet de connecter deux salles du centre d’art entre elles. Composée de cinq disques en céramique incurvés vers le bas, l’œuvre établit un cercle parfait en rencontrant au niveau inférieur cinq disques ascendants. L’artiste intègre au même titre le toit de la Konschthal comme élément fonctionnel d’une installation pour irriguer des mousses végétales avec de l’eau de pluie. Si l’utilisation de la mousse symbolise autant la régénérescence que le fondement de notre existence, Vera Kox tend à rappeler que la nature ne peut plus être envisagée comme une entité résiliente, capable de réparer indéfiniment. Cette vision doit, selon elle, céder la place à une prise de conscience urgente, nos interventions excessives ayant dès lors dépassé les seuils de tolérance écologique.
Dans un monde post-anthropocène qu’elle nomme le « Chthulucene », Dona Haraway propose un modèle radical de coexistence interspécifique. Elle plaide « l’invention d’une parenté sans filiation biologique2 », afin de constituer un espace où les récits alternatifs, porteurs de nouvelles perspectives ainsi que les pratiques écologiques féministes, fondées sur une prise en compte des rapports de domination, se conjuguent pour construire une éthique du care, centrée sur l’attention, la responsabilité et la réciprocité. En cela le « Chthulucene » transcende les frontières conventionnelles et offre une vision renouvelée du monde où d’autres connexions, plus sereines, entre humain·es et non-humain·es, s’élèvent.
De façon analogue, Vera Kox connecte de manière inextricable la matière réelle avec la matière simulée, le fluide avec le solide, le durable avec l’impermanent. Dans un bain vert fluo, elle met en relation ses productions hybrides en céramique avec des fossiles trouvés à Spitzberg ainsi que des tiges en acier récupérées dans les friches industrielles d’Esch. Créer un paysage dystopique qui entraîne une interactivité entre micro-organismes et corrosion ; la rouille puis la vie microscopique apparaissent avec le temps et deviennent l’expression d’un corps en transformation. Au fur et à mesure de notre progression dans l’espace d’exposition, un jeu subtil de perspectives et de formes s’impose à nous. Le paysage, qui se transforme, s’anime et s’enrichit de la présence de nouvelles créatures hybrides. L’artiste nous invite à explorer une nouvelle matrice, fluide, inclusive, où les notions de centralité ou de hiérarchie sont bouleversées. Ici, l’humanité ne se trouve plus au centre de la vie.
Par ailleurs, la présence humaine est quasi inexistante dans l’exposition. Seuls des matériaux froids et inanimés (verre, métal, bâche, miroir) ainsi que du maïs bleu infecté par le huitlacoche3, en témoignent. Ces éléments évoquent avec force l’héritage du capitalocène, où les traces de vie s’annihilent dans des symboles de mutation ou de déclin.
Que laissera l’humanité derrière elle une fois disparue ? Vera Kox nous présente un futur alternatif. Dans celui-ci la nature se révèle souveraine, à la fois créatrice et perturbatrice, parfois ambiguë, elle échappe désormais à tout contrôle humain. À l’image du « symbiocène » – néologisme inventé par Glenn Albrecht, basé sur la symbiose entre les êtres –, les structures de pouvoir se dissolvent. De nouvelles forces entrent en dialogue, capables de coévoluer dans une dynamique d’hybridation fertile. Se dessine une nouvelle cartographie de la pensée, où les intelligences organiques et synthétiques convergent pour former un nouvel équilibre symbiotique. Loin d’être une simple rupture, cette transmutation invite à repenser les structures, les interactions, ainsi que les continuités entre les êtres avec leur environnement dans une perspective de fluidité et d’interconnexion absolue.
« Il semble parfois que cette histoire touche à sa fin. Nous sommes plusieurs à penser, depuis notre coin d’avoine sauvage, au milieu du maïs extra-terrestre, que, plutôt que de renoncer à raconter des histoires, nous ferions mieux de commencer à en raconter une autre, une histoire que les gens pourront peut-être poursuivre lorsque l’ancienne se sera achevée. Peut-être. » Ursula K. Le Guin4

Panneaux isolants, mousse, céramique, nouilles en fonte d’aluminium, pâte, pigments, gel de silice, tuyau en cuivre, extension de cheveux / Insulation panels, foam, ceramic, aluminium cast pot noodles, paster, pigments, silica gel, copper pipe, hair extension, 126 × 138 × 87 cm. Courtesy the artist, copyright the artist, VG Bild-Kunst, Bonn.
1. Arne Næss, “The shallow and the deep, long-range ecology movement: A summary”, in Inquiry, 16, University of Oslo, 1973.
2. Dona Haraway, Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Duke University Press, 2016.
3. Maladie du maïs causée par un champignon ; les grains infectés sont appelés huitlacoche.
4. Ursula K. Le Guin, La théorie de la fiction-panier, Université Paris Cité, 2018.
Head image : Vera Kox, Sentient Soil, 2024. Installation view at Konschthal Esch. Photo : Christof Weber/Konschthal Esch, courtesy of the artist.
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