Tauba Auerbach, abstraction réaliste

par Aude Launay

« De ce qu’à moi ou à quiconque il semble en être ainsi, il ne suit pas qu’il en est ainsi. Ce que l’on peut se demander, c’est s’il peut être sensé d’en douter. »

Ludwig Wittgenstein1

 

Le monde plastique de Tauba Auerbach est régi par l’idée de continuité, d’un point de vue à la fois mathématique, physique et logique. Cette jeune new-yorkaise collectionne les objets qui n’ont ni intérieur ni extérieur comme les bouteilles de verre courbées qui, sur le modèle de la bouteille de Klein, sont l’illustration d’une surface comme nouée sur elle-même qui ne peut réellement exister que dans un espace à quatre dimensions. Elle a aussi, il y a quelques années de cela, réussi à prouver que « yes » = « no » par un enchaînement logique de synonymes déviant doucement d’un pôle sémantique à l’autre sur les pages de l’un de ses livres. Récemment, lors d’une conférence sur son travail, elle a tenté de changer les membres de l’assistance en « panoptique humain », selon ses termes. Par une petite expérience optique qui consistait à fixer un point dans une image de végétation luxuriante puis à en conserver le souvenir, notre tête était comme traversée par l’image, nous n’avions plus ni face ni dos.

Tauba Auerbach Tetrachromat, Bergen Kunsthall, Norway, 2011. Vue d’exposition / Exhibition view. Courtesy de l’artiste / of the artist, Paula Cooper Gallery, New York et / and STANDARD (OSLO), Oslo. Photo : Vegard Kleven. Cette exposition a été initiée par la Bergen Kunsthall en collaboration avec la Malmö Konsthall et le WIELS, Bruxelles / The exhibition has been initiated by Bergen Kunsthall and is a collaboration with Malmö Konsthall and WIELS Contemporary Art Centre, Brussels

Ce continuum, elle a commencé par l’exprimer dans des dessins et calligraphies qui portent l’influence du Bruce Nauman fasciné par Wittgenstein, celui qui se jouait des absurdités du langage à grands renforts de permutations de mots et de lettres dans la page.

YES

YET

GET

GOT

GO

NO

La circularité à l’œuvre dans ses anagrammes colorées TRUTH IS IT HURTS  se manifeste dans des phrases qui semblent illustrer de manière prémonitoire THE ANSWER WASN’T HERE  la suite de son travail et notamment Folds, la série de peintures en trompe-l’œil qu’elle poursuit depuis 2009. I DOUBT IT BUT I DO IT.

De ces grandes toiles aux teintes plutôt assourdies émane pourtant une certaine luminosité, comme si elles contenaient déjà en elles l’éclairage qu’elles sont censées recevoir. Chiffonnée, plissée, ondulée, leur surface s’offre à notre œil circonspect comme une boutade : après la toile lacérée, distendue, suspendue comme un vulgaire torchon ou encore laissée à terre, bref, torturée de maintes façons, la toile version 2012 se porterait froissée ? L’affaire est plus subtile qu’il n’y paraît. Les Folds sont des surfaces illusoires, parfaitement planes ; elles « représentent » une toile plissée. Mais pourquoi choisir un motif si trivial ? L’intérêt est triple : tout d’abord, parce qu’il réfère directement à la peinture en tant que telle par un mouvement réflexif envers son support, la toile est peinte « pour elle-même », si l’on peut dire ; ensuite, parce qu’il s’inscrit dans la grande tradition picturale des plis et des drapés qui permet notamment de concilier des qualités optiques et haptiques en un seul objet ; mais aussi et surtout parce que l’important est avant tout ailleurs. En effet, le motif, ce motif, permet de concentrer le regard sur la surface sans l’égarer dans des méandres Op ou l’embarrasser de narrativité ou de questionnements superflus. Cette surface qui est ici l’objet de toutes les attentions envoie deux informations contradictoires selon les moments, c’est-à-dire selon la place que l’on occupe devant elle. Quand on n’est encore qu’au loin, elle présente clairement un aspect froissé, synonyme de volume, l’attirant par là du côté de l’objet mais, aussitôt que l’on s’approche, la supercherie s’efface pour laisser place à une toile absolument lisse et impeccablement tendue. Le trompe-l’œil fonctionne, les Folds oscillent entre 2D et 3D, flottant dans ce que Tauba Auerbach nomme la 2,5e dimension. Les toiles, préalablement pliées et roulées sous des poids, piétinées par l’artiste et parfois même repassées telles quelles pour bien marquer les plis, sont ensuite sprayées de multiples couches de peinture dirigées chacune dans un sens puis retendues, ni vu ni connu. Les surfaces clament leur planéité bien qu’elles aient été auparavant mises en forme, leur relief est factice ; notre jugement est trompé, il est amené à admettre deux choses différentes d’un même objet. Le réalisme du trompe-l’œil se mue en abstraction ; la représentation s’offre comme objet dubitable tandis que l’abstraction s’offre comme telle, dans toute sa factualité. Nous sommes induits en erreur non par nos sens mais par le réel lui-même. Dans quel but ? Nous amener à dépasser cette simple surface et nous ouvrir les portes de la quatrième dimension, cet hyperespace que nous ne pouvons qu’imaginer. Le postulat est simple : par analogie, flouter la limite entre la troisième et la quatrième dimension comme se brouille ici celle entre la deuxième et la troisième ; puisque tout est corrélé, on peut aisément extrapoler. C’est d’ailleurs ce que fait le petit Hexagone de Flatland — le pamphlet allégorique d’Edwin A. Abbott — auquel les mathématiques font entrevoir un dépassement possible de sa condition d’habitant d’un pays en deux dimensions. Cité dans le livre Folds2 tout juste paru pour accompagner l’exposition d’Auerbach à la Kunsthall de Bergen, il apporte l’une des clés du travail de l’artiste, conjointement à X, le personnage du Conducteur nocturne d’Italo Calvino — dont le récit est aussi reproduit dans le livre — qui se sent comme s’il avait perdu tout sens de l’espace et du temps.

Tauba Auerbach, RGB Colorspace Atlas Volume 1, 2011. Impression numérique offset sur papier Mohawk superfine, 3200 pages, lin, carton de reliure, peinture acrylique / Digital offset printing on mohawk superfine paper, 3200 pages, linen, binder’s board, acrylic paint. 20,3 x 20,3 x 20,3 cm. Reliure / Binding: Daniel E. Kelm, Leah H. Purcell au / at the Wide Awake Garage, Easthampton, Massachusetts. Courtesy de l'artiste / of the artist. Photo : Vegard Kleven. Vue de l'exposition / Exhibition view, Tauba Auerbach, Tetrachromat, Bergen Kunsthall, 2011.

Les surfaces impossibles des Folds sont réalisées en RVB, c’est-à-dire uniquement avec les trois couleurs primaires qui, couche après couche, recréent sur la toile les autres couleurs du spectre. Poursuivant cette idée de matérialisation du spectre coloré, Tauba Auerbach s’attelle à recréer sous forme de livre l’espace colorimétrique tel qu’il est classiquement représenté en trois dimensions, avec RGB Colorspace Atlas (2011), cube d’une vingtaine de centimètres de côté et de 3200 pages (soit 1600 feuilles) qui réfèrent aux 16,7 millions de couleurs théoriques d’un pixel. C’est bien plus que ce que l’œil peut discerner mais cette infinité de nuances est calculable et, par là, pensable. Toujours grâce à l’idée de continuité.

Les motifs à transformation continue sont aussi très présents dans ses travaux récents, notamment dans les spectaculaires Marble Book et Wood Book (2011), deux livres de grand format — environ 43 x 33 cm — qui reproduisent sur cinquante-cinq pages chacun une plaque de marbre et une plaque de bois, mais en reproduisent autant la surface que l’intérieur. Pour ce faire, dans sa plaque de départ, l’artiste découpe des « feuilles » et les scanne patiemment, les unes après les autres, jusqu’à épuisement du matériau. Les scans sont ensuite imprimés puis reliés et la tranche du livre ainsi obtenu, peinte à la main, de sorte que l’on obtient un véritable monolithe feuilletable. Nous accédons en quelque sorte à l’intérieur de la matière qui se tranforme ainsi en une succession de surfaces.

De même, dans sa toute nouvelle série de toiles tissées, elle explore des surfaces qui s’interpénètrent en continu. Des bandes de toile brute se croisent pour former des motifs qui évoluent d’un bord à l’autre du châssis, selon les modèles d’armures choisis. L’image qui nous apparaît n’est donc pas uniquement créée par la toile mais par ses espaces d’intersection : entre ses bandelettes apparaît la troisième dimension. Mais puisque toute perception est affaire d’interprétation, peut-être n’est-ce que la 2,5e ?

 

« Considérez une peinture pointilliste représentant une prairie. Si l’effet d’ensemble est la perception du vert, la peinture, le tableau peut être composé principalement de touches bleues et jaunes. Quelle est la couleur réelle de ce tableau ? »

J. L. Austin3

 

1 Ludwig Wittgenstein, De la certitude, nrf, Gallimard, 2006, p. 15.

2 Tauba Auerbach, Folds, Sternberg Press et Bergen Kunsthall, 2011. Publié à l’occasion de l’exposition « Tetrachromat »  de Tauba Auerbach à la Kunsthall de Bergen, la Konsthall de Malmö et au Wiels à Bruxelles.

3 J. L. Austin, Le langage de la perception, Vrin, 2007, p. 152.

Tauba Auerbach: RGB Colorspace Atlas Volume 1,2 & 3, 2011. Impression numérique offset sur papier Mohawk superfine, 3200 pages, lin, carton de reliure, peinture acrylique / Digital offset printing on mohawk superfine paper, 3200 pages, linen, binder’s board, acrylic paint. 20,3 x 20,3 x 20,3 cm. Reliure / Binding: Daniel E. Kelm, Leah H. Purcell au /at the Wide Awake Garage, Easthampton, Massachusetts. Courtesy de l'artiste / of the artist. Photo : Vegard Kleven. Vue de l'exposition / Exhibition view, Tauba Auerbach, Tetrachromat, Bergen Kunsthall, 2011.


Tauba AuerbachRealist Abstraction

“From its seeming to me – or to everyone – to be so, it doesn’t follow that it is so.
What we can ask is whether it can make sense to doubt it.” Ludwig Wittgenstein1

 

Tauba Auerbach’s visual and plastic world is governed by the idea of continuity, from a viewpoint that is at once mathematical, physical and logical. This young New Yorker collects objects which have neither inside nor outside, like bent glass bottles which, based on the model of Klein’s bottle, are the illustration of a surface that is as if knotted about itself, which can only really exist in a four-dimensional space. A few years ago, she also managed to prove that “yes” = “no” through a logical sequencing of synonyms, deviating slightly from one semantic pole to the other in the pages of one of her books. Recently, at a lecture about her work, she tried to turn the members of the audience into a “human panopticon”, to use her own expression. By way of a small optical experiment, consisting in fixing a point in an image of lush vegetation, and then keeping the memory of it, our heads were as if traversed by the image, and we no longer had either front or back.

 

She started to express this continuum in drawings and calligraphic works influenced by Bruce Nauman, who was fascinated by Wittgenstein, the man who played with the absurdities of language stoutly backed up by permutations of words and letters on the page.

YES

YET

GET

GOT

GO

NO

The circularity at work in her colourful anagrams TRUTH IS IT HURTS comes across in sentences which seem, in a premonitory way, to illustrate THE ANSWER WASN’T HERE the sequel of her work and in particular Folds, the series of trompe-l’œil paintings she has been at work on since 2009. I DOUBT IT BUT I DO IT.

These large canvases with their somewhat dulled shades of colour nevertheless give off a certain luminosity, as if they already contained within them the lighting that they are meant to receive. Their surface, crumpled, creased, folded, undulated, is offered to our circumspect eye like a one-line quip: after the torn, distended canvas, suspended like a common-or-garden tea towel, or else left on the ground, in a word, tortured in many different ways, might the 2012 version of the canvas come across creased and crumpled? The matter is simpler than it seems. The Folds are illusory, perfectly flat surfaces: they “represent” a folded canvas. But why choose such a trivial motif? The interest is threefold: first and foremost, because it refers directly to the paint as such by a reflexive movement towards its surface, the canvas is painted “for itself”, if we may so put it; next, because it is included in the great pictorial tradition of folds and drapery which, in particular, makes it possible to reconcile optical and haptical qualities in one and the same object; but also and above all because the important thing lies above all somewhere else. In fact the motif, this motif, makes it possible to focus the gaze on the surface without straying into Op meanders or cluttering it with narrativity and superfluous questionings. This surface which is here the object of all attention sends two items of contradictory information, depending on the moment, which is to say depending on the place we occupy in front of it. When we are still some way from it, it clearly presents a crumpled look, synonymous with volume, attracting it thereby towards the object but, as soon as we draw close to it, the hoax is done away with and gives way to an absolutely smooth and flawlessly stretched canvas. The trompe-l’œil works, the Folds waver between 2D and 3D, floating in what Tauba Auerbach calls the 2.5th dimension. The canvases, which are previously folded and rolled under weights, trodden on by the artist and at times even ironed as such to clearly mark the pleats, are then sprayed with many coats of paint each one aimed in one direction, then tautened again, incognito. The surfaces lay claim to their flatness even though they have been previously formed, and their relief is fictitious; our judgement is mistaken, it has to admit two different things from one and the same object. The realism of the trompe-l’œil turns into abstraction; the representation is offered as a dubious object while the abstraction is offered as such, in all its factuality. We are led on in error, not by our senses, but by reality itself. To what end? Getting us to go beyond this simple surface and open up the doors to the fourth dimension, that hyper-space that we can only imagine. The postulate is simple: by analogy, blur the boundary between the third and fourth dimensions, the way the one between the second and third dimensions is scrambled here; because everything is correlated, it is easy to extrapolate. This, incidentally, is what is done by the small Hexagon of Flatland—Edwin A. Abbott’s allegorical pamphlet—to whom mathematics give glimpses of possibly going beyond the condition of being an inhabitant of a two-dimensional country. Quoted in the book Folds2, which has just been published to accompany Tauba Auerbach’s show at the Bergen Kunsthall, it offers one of the keys to the artist’s work, together with X, the character in Italo Calvino’s The Night Driver—this tale is also reproduced in the book—who feels as if he had lost all sense of space and time.

The impossible surfaces of Folds are made of RGB, i.e. solely with the three colours which, layer after layer, re-create the other colours of the spectrum on the canvas. In pursuing this idea of materializing the colour spectrum, Tauba Auerbach strives to re-create in book form the colorimetric space as it is classically represented in three dimensions, with RGB Colorspace Atlas (2011), a cube measuring about 20 cm/8 in. a side, and 3,200 pages (i.e. 1,600 sheets) which refer to the 16.7 million theoretical colours of a pixel. This is a lot more than the eye can discern, but this infinity of shades can be calculated, and, thereby, it is conceivable. Again thanks to the idea of continuity.

 

Continually changing motifs are also very present in this artist’s recent works, especially in the spectacular Marble Book and Wood Book (2011), two large books—about 43 x 33 cm/17 x 13 in.—which, in 55 pages each, reproduce a sheet of marble and a sheet of wood, but by reproducing the surface as much as the interior. To do this, in the first sheet, the artist cuts out “leaves” and patiently scans them, one after the other, until she has gone through all the material. The scans are then printed before being bound, and the book’s edge thus obtained, hand painted, in such a way that nothing less than a monolith that can be leafed through is produced. In a way we gain access to the interior of the matter which is thus transformed into a succession of surfaces.

Likewise, in her most recent series of woven canvases, she explores surfaces which continually interpenetrate. Strips of untreated canvas overlap to form motifs which develop from one side of the stretcher to the other, based on the selected models of weaves. So the image that appears to us is not just created by the canvas, but by its intersecting spaces: between its narrow strips, the third dimension appears. But because everything is a matter of interpretation, perhaps this is just the 2.5th?

 

“Consider a pointilliste painting of a meadow, say; if the general effect is of green, the painting may be com- posed of predominantly blue and yellow dots. What is the real colour of the painting ? ”

J.L. Austin3

 

1 Ludwig Wittgenstein, On Certainty, ed. G.E.M. Anscombe and G.H. von Wright. 
Translated by Denis Paul and G.E.M. Anscombe, 
Basil Blackwell, Oxford 1969-1975.

2 Tauba Auerbach, Folds, Sternberg Press and Bergen Kunsthall, 2011. Published for the exhibition Tetrachromat by Tauba Auerbach at the Bergen Kunsthall, Malmö Konsthall and at the Wiels in Brussels.

3 J. L. Austin, Sense and Sensibilia, Oxford University Press, 1962, p. 66.

 

 

 


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