Ryan Gander, John Menick, Melvin Moti et Tris Vonna-Michell dans le texte
Pratiques de la narration
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« Nous vivons entièrement (…) à travers l’imposition d’une trame narrative sur des images disparates, à travers les « idées » avec lesquelles nous avons appris à figer ce tissu mouvant de fantasmagories qu’est notre expérience réelle. » Joan Didion, L’Amérique.
Selon l’appréciation commune, une narration est un récit oral ou écrit d’événements connexes, une histoire. S’inscrivant dans un certain reflux du formalisme, un nombre grandissant de jeunes artistes, revendiquant tout à la fois l’héritage conceptuel, dans leur pratique de l’archive et de la collection, et un certain penchant pour le storytelling et l’écriture, se posent en raconteurs d’histoires. Loin d’une dénonciation de l’hégémonie de l’image aussi directe que celle mise en œuvre par des artistes comme Sean Snyder ou Harun Farocki, loin aussi de la fascination pure qui nous guette tous, ils affichent un rapport dédramatisé à l’image comme véhicule de l’information dans un relativisme saisissant. Ici comme ailleurs, le récit, comme l’image, dit tout et son contraire.
Le New-Yorkais John Menick, artiste, critique et écrivain, s’y attèle, lui, frontalement, en reprenant notamment dans sa toute récente série de dessins How to tell a story (2009), des graphiques illustrant le schéma narratif, extraits de manuels de technique littéraire du type Comment bien écrire son scénario, etc. Réexposant à nos esprits embués de souvenirs d’école le déroulement implacable d’une histoire réussie, il réactualise le classique enchaînement en trois actes et par ses listes de termes exemplifiant l’un le conflit externe (Lost job, Unfaithful lover, Sick child, Use of drugs), l’autre le conflit interne (Loss of religious faith, Lack of self-confidence, etc.), nous démontre par a+ b le b-a ba des mécaniques à succès, qu’elles soient hollywoodiennes ou CNN-iennes.
« La plupart des œuvres sont des tartuferies avec des mensonges partout. De toute façon, l’art est une réalité fabriquée. » in Ghostwriter Subtext (towards a significantly more plausible interrobang), Ryan Gander, 2006
Préférant à la proposition claire et distincte les méandres de son système personnel d’association d’idées, Ryan Gander n’utilise pas de documents d’archives, il les crée de toutes pièces. Ainsi de son film Things that mean things and things that look like they mean things (2008), actuellement donné en guise d’incipit à son exposition à la Villa Arson, l’on pourrait dire qu’il est un documentaire à la manière de ceux qui introduisent le travail des artistes dans certains musées ou galeries, – ce qui serait parfaitement réducteur, bien que l’on y écoute l’artiste décrire le making of de l’un de ses films et que l’entretien soit entrecoupé d’extraits dudit film, des images en noir et blanc. Nous devinons alors ce qu’il y a à deviner, il s’agit d’un documentaire sur un film qui n’existe pas hors du documentaire. Est-ce à dire que nous sommes face à un faux documentaire ou bien plutôt à un documentaire qui ne documenterait rien d’autre que sa propre existence en tant que tel ? Mais ce serait là encore trop simple, ce serait oublier la manière dont Gander se joue gentiment de nous, en faisant intervenir un critique au sein même du documentaire, qui le qualifie ouvertement de storyteller. Il y a donc un Ryan Gander un peu menteur, soit. Et même s’il semble faire sa spécialité du faux témoignage, en attestent les deux notices nécrologiques (Both before and after, I had to write your obituary, 2008) rédigées précocement en collaboration avec Bedwyr Williams – un autre jeune artiste britannique bien vivant – pour Williams et lui-même, il laisse surtout transparaître dans ses œuvres la prédominance du processus narratif sur la narration. Dès lors, démêler le réel du fictionnel n’est plus tant la question que de se demander qui nous parle, et surtout si ce qui nous apparaît comme dit est réellement ce qui nous est dit. Ces questions trouvent d’ailleurs leur paroxysme dans Ghostwriter Subtext, le film d’une interview, par un auteur fantôme, d’Obrist et Koolhas à la suite de leur marathon de 24 heures d’interview de Londres, dans lequel on ne voit jamais les interlocuteurs parler, mais seulement s’écouter mutuellement, approuver ou s’ennuyer au son d’une voix quasi off. Mais comme souvent chez Gander, le plus intéressant se trouve hors de l’objet même, à côté en l’occurrence, dans une vidéo où défilent simplement en blanc sur noir des sous-titres, fragments d’une conversation critique au sujet du premier film, à nouveau l’insertion du commentaire de l’œuvre dans l’œuvre. Présentant couramment dans ses vidéos des éléments de leur production (équipe dans le champ de caméra, discussion à propos de l’usage de telle caméra) ainsi qu’un dualisme de l’image et du son, de la parole et de l’écoute, dans une méta-narration à la Godard, Gander semble contredire chacune de ses affirmations par la suivante comme pour mieux en explorer toutes les possibilités.
« Le récit nous donne le monde, mais il nous donne fatalement un monde faux. » Michel Butor, Essais sur le roman
Les films de Melvin Moti nous plongent chaque fois au cœur du récit sans détours. Le noir y est omniprésent, qu’il s’agisse du noir et blanc de la pénombre naissante de No Show (2004), du noir de The Prisoner’s Cinema (2008) duquel jaillira la lumière, ou bien encore du fond noir des fresques de la black room de la villa Agrippa de Boscotrecase, filmées minutieusement dans The Black Room (2005), avec une lenteur qui en déploie tout le pouvoir de fascination. Parce que le noir étouffe le superflu et nous laisse l’essentiel: le récit, toujours en voix-off. S’attachant chaque fois à une retranscription orale d’expériences ayant trait à l’invisible et partant, généralement, à l’indicible, Moti nous entraîne – paradoxalement – visuellement dans des narrations qui mêlent faits et fiction sans différenciation aucune. Nous offrant un entretien imaginaire avec Robert Desnos, The Black Room fait raconter à ce prophète du surréalisme ses
expériences de sommeil et d’auto-hypnose en compagnie de Breton, Eluard et de toute une troupe de Montparnasse, alors que défilent en douceur colonnettes, candélabres et petites scènes d’inspiration égyptienne. L’art de l’ornement pictural pompéien post-trompe-l’œil (la villa Agrippa ressortissant du troisième style pompéien, forgé en réaction à l’illusionnisme et au baroque antérieurs) répondant parfaitement aux (pseudo-) réflexions du poète: « la nuit, j’essayais surtout de rentrer dans mes rêves », il en résulte une invite au dépassement de la dichotomie image/son pour une expérience d’écoute toute nouvelle, comme plus consciente d’elle-même.
« Nous parlons d’une croyance aveugle », in The Black Room de Melvin Moti
Par la proximité du rapport qu’il développe avec le spectateur, on semble bien loin, dans le travail de Tris Vonna-Michell, de toute tentative d’illusion. Le jeune artiste britannique performe en effet généralement ses textes dans une adresse directe au public, ayant parfois même quelqu’un d’assis en face de lui à la table à laquelle il est installé. Demandant à un membre de l’assistance de définir le temps de la performance, il active son minuteur et commence à narrer son récit tandis que des photos noir et blanc sont projetées derrière lui. Formant le squelette du récit, ces images semblent provenir d’archives et de temps anciens, mais sont toutes des photos faites par Vonna-Michell, même si elles sont parfois des rephotographies de photos de son passé. Suivant au départ une déambulation liée à une quête personnelle bien précise (à Leipzig, Detroit, Paris…), elles finissent par se mêler à mesure que les récits s’entrecroisent à chaque nouvelle occurrence. Procédant par répétitions, associations de sons, jeux de mots et renvois internes, ses
litanies sont racontées avec la force de l’urgence dont la quasi absence de respiration augmente le pouvoir de persuasion. Ces monologues fragmentaires entrent en conjonction par-delà les différentes pièces desquelles ils procèdent créant une circulation rumorale dans des histoires sans queue ni tête qui relèvent de l’écriture automatique tout autant que de l’autofiction. Entrechoquant sans cesse passé et présent, tant par ses textes que par ses choix techniques, dans l’utilisation des projecteurs diapo, du noir et blanc, et des platines vinyles (tous datant donc d’avant l’ère numérique, d’avant l’ère de la retouche comme norme) pour retransmettre ses performances passées dans ses installations, TrisVonna-Michell perturbe notre perception temporelle et joue à troubler notre rythme d’écoute pour mieux nous dessaisir des informations données.
« Chaque événement apparaît comme pouvant être le point d’origine et de convergence de plusieurs suites narratives, comme un foyer dont la puissance est plus ou moins grande par rapport à ce qui l’entoure. La narration n’est plus une ligne mais une surface dans laquelle nous isolons un certain nombre de lignes, de points, de groupements remarquables. (…) Nous ne vivons le temps comme continuité qu’à certains moments. » Michel Butor, ibid.
Dogs can be taught a vocabulary of three hundred words. English has the biggest vocabulary in the world. Ces petites phrases répertoriées dans la vidéo Hearsay de John Menick se succèdent sans suite jusqu’à se contredire entre elles, mais sont toutes des ouï-dire, idées colportées et généralement partagées qui ont toutes la particularité d’être invérifiables mais relativement plausibles. Le silence de leur défilement sur l’écran nous laisse simplement face à notre foi – peut-être est-ce de la crédulité ? – en les histoires, et ceux qui les racontent.
Ryan Gander, The Die Is Cast, à la Villa Arson, Nice, du 26 juin au 18 octobre 2009
John Menick: la vidéo Hearsay est en ligne sur www.johnmenick.com
The Black Room de Melvin Moti fut récemment montrée dans Our Mirage, à la galerie Art :Concept, Paris, du 25 juin au 31 juillet.
Tris Vonna-Michell, Auto-tracking-auto-tracking, à la Kunsthalle de Zürich du 8 juin au 16 août, Studio A: Monumental Detours / Insignificant Fixtures au Gamec, Bergame, du 27 mai au 26 juillet et au Jeu de Paume, Paris du 20 octobre au 17 janvier 2010.
New narrative practices,
Ryan Gander, John Menick, Melvin Moti and Tris Vonna-Michell in the Text
« We live entirely […] by the imposition of a narrative line upon disparate images, by the « ideas » with which we have learned to freeze the shifting phantasmagoria which is our actual experience. » Joan Didion, America
According to widespread belief, the narrative is an oral or written account of connected events, a story. Inscribing themselves a kind of formalist revival, a growing number of young artists-laying claim to the legacy of conceptual art, through the practices of archiving and collecting, and a certain penchant for storytelling and writing–are posing as raconteurs. Far from the forthright denunciation of the hegemony of the image enacted by artists like Sean Snyder or Harun Farocki-far too, from the unbridled fascination that menaces us all–they gravitate towards an arresting relativism, flaunting a de-dramatized relation to the image as a vehicle for information. Here, as elsewhere, the narrative-like the image-says everything and its opposite.
New York artist, critic, and writer John Menick tackles this notion head-on, reviving graphics illustrating narrative form from manuals on literary technique in his recent series of drawings, How to tell a story (2009). Sousing our spirits in nostalgic grade school memories of the building blocks of an effective story, he recreates the classic narrative arc in three acts, listing examples of possible external conflicts (Lost job, Unfaithful Lover, Sick Child, Use of Drugs) and internal ones (Loss of Religious Faith, Lack of Self-Confidence, etc.). Starting from a + b, he successfully demonstrates the ABCs of narrative mechanics, from Hollywood to CNN.
« Most works of art are shams, full of lies. In any case, art is a fabricated reality.« [i]
From Ghostwriter subtext (Towards a Significantly More Plausible Interrobang), Ryan Gander, 2006
Preferring the meanderings of his personal system of associations to the clear-cut proposition, Ryan Gander doesn’t use archival documents; he creates them from scratch. Encountering his film Things That Mean Things and Things that Look Like They Mean Things (2008), currently stationed at the entrance of his show at the Villa Arson, we might believe we are standing before the type of documentary sometimes used in museums and galleries to introduce works of art. And this reading would be completely reductive, even though we hear the artist describing the « making of » one of his films, the interview intercut with black and white images from the same film. We divine what there is to divine: Things That Mean Things is a documentary about a film that has no existence outside this very documentary. Does this mean that we are viewing a faux-documentary, or a documentary documenting nothing else but its own existence as such? But either of these conclusions would too simple, overlooking the way Gander likes to gently beguile us–casting a critic in the documentary, for example, and having him describe the artist as a storyteller. There is definitely something slightly duplicitous about Ryan Gander, then. And even if false-testimony seems to be his specialty-in Both Before and After, I Had to Write Your Obituary (2008), a collaboration with Bedwyr Williams, the two young British artists publish their own deftly written obituaries-his works always end up pointing to the ascendance of the narrative process over the narrative. From this realization on, the task of untangling the real from the fictional in Gander’s work becomes that of asking ourselves who is speaking to us, and, more importantly, whether what appears to have been said to us is actually what has been said. These questions reach their apotheosis in Ghostwriter Subtext, an anonymously filmed interview with Obrist and Koolhas following their 24 hour interview marathon in London. Here, we never see the interlocutors speaking, but only listening, nodding, and exhibiting signs of boredom at the sound of a voice beyond the frame. As in many of Gander’s works, the object of greatest interest surfaces beyond the object itself-right next to it, in this case, with a video consisting of a succession of black and white subtitles, fragments of a critical conversation about the first film. Once again, we witness the insertion of commentary about the work within the work. Through meta-narratives à la Godard, Gander’s films present elements of their own production (views of the production team within the frame, discussion about the camera they have chosen) alongside the dualisms of image and sound, speech and hearing. Each of the artist’s statements seems to contradict and supercede the next, probing every possibility.
« The story gives us the whole world, but inevitably a false one. » Michel Butor, Essais sur le roman
Melvin Moti’s films transport us straight to the heart of the narrative, without beating around the bush. Darkness is omnipresent in his work, be it the black and white of the nascent half-light in No Show (2004), the darkness in Prisoner’s Cinema (2008) –itself giving way to an explosion of light–or the background occasioned by the black frescos of the villa Agrippa in Boscotrecase, meticulously captured in The Black Room (2005) with a slowness that unlocks their power to fascinate. Because darkness conceals what is superfluous and leaves behind only the essential: the story, invariably relayed on voice-over. Using oral transcriptions of experiences that touch upon the invisible, and thus the unspeakable, Moti leads us–paradoxically–through visual narratives blending fact and fiction without differentiation. The Black Room features an imaginary interview with the surrealist prophet Robert Desnos, sharing tales of his experiments with sleep and autohypnosis in the company of Breton, Eluard and the whole Montparnasse gang as columns, candelabras, and small Egyptian-inspired scenes parade softly past our eyes. The post-trompe-l’oeil ornamental art of Pompei (the Villa Agrippa being an example of the third Pompeian style, forged in reaction to earlier illusionist and baroque periods) resonates perfectly with the poet’s (pseudo) reflections: « at night, I tried most of all to penetrate my dreams. » What results is an invitation to move past the image/sound dichotomy toward a novel listening experience, one that is more conscious of itself.
« We are speaking of blind belief. » From The Black Room, Melvin Moti
If only because of the intimacy of the relationship he develops with the spectator, we feel very far, in Tris Vonna-Michell’s work, from the threat of illusion. This young British artist usually performs his texts in a direct address to the public, occasionally enlisting someone to sit facing him at the table where he has stationed himself. After asking a member of the audience to time the performance, he turns on his stop watch and begins his narration as black and white photos are projected behind him. These images-the skeleton of his story-may seem to derive from archives, from times past; but all of them were taken by Vonna-Mitchell himself, even if they are occasionally photographs of actual photographs from his past. At first, they trace the steps of a journey tied to a specific personal quest (through Leipzig, Detroit, Paris); as the various strands of the artist’s narrative begin to tie together, however, these images become confused and tangled as well. Advancing through repetitions, sound associations, plays on words, internal cross-references, Vonna-Michell’s litanies take on a greater and greater urgency, their power of persuasion augmented by the artist’s quasi-absence of respiration. These fragmentary monologues converge by way of the different pieces from which they arise, creating a circulatory flow of stories that we cannot make head or tail of, reminiscent of automatic writing and autofiction. Mingling past and present, as much through his texts as through the technical media he uses to retransmit past performances-slide projectors, black and white photography, record players (all dating back before the digital age, before the time retouching became the norm)-Tris Vonna-Michel troubles our perception of time and unsettles the rhythm of our listening, making it as hard as possible for us to absorb the information he provides.
« Each event seems as though it could be the point of origin and convergence for several narrative conclusions, like a nucleus whose power is more or less great in relation to its surrounding environment. The narrative is no longer a line, but a surface on which we can isolate a certain number of lines, of points, of remarkable groupings. […] We live time as a continuity only at certain moments. » Michel Butor, ibid.
Dogs can be taught a vocabulary of three hundred words. English has the biggest vocabulary in the world. These short sentences, the text of John Menick’s film Hearsay, alternate until they begin to contradict one another. But they are nothing more than hearsay, shared and disseminated ideas with the particularity of being relatively plausible yet unverifiable. The silence accompanying their movement across the screen leaves us face to face with our faith-or is it perhaps our credulity?-in stories, and the people who tell them.
Ryan Gander, The Die Is Cast, at the Villa Arson, Nice, June 26th to October 18th, 2009
John Menick, Hearsay. Available online at www.johnmenick.com
Melvin Moti’s The Black Room was recently shown as part of the exhibition Our Mirage, at Art:Concept, Paris, June 25th to July 31st.
Tris Vonna-Michell, Auto-Tracking-Auto-Tracking, at the Kunsthalle of Zurich, July 8th to August 16th. Studio A: Monumental Detours/Insignificant Fixtures, at the Gamec (Bergamo, Italy), May 27th to July 26th, and at the Jeu de Paume (Paris), October 20th to January 17th.
[i] Translation by Emilie Friedlander, from the French translation of the original English.
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- Du même auteur : Kate Crawford | Trevor Paglen, Thomas Bellinck, Christopher Kulendran Thomas, Giorgio Griffa, Hedwig Houben,
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