Morgane Tschiember

par Aude Launay

Contre-étude de la concrétude

« There’s always been this problem of how to make colour and how to deal with it as a thing in itself, just as the material is. 1 » (Donald Judd)
Matière, couleur, espace et mouvement sont, pourrait-on dire, les quatre maîtres-mots du travail de Morgane Tschiember. Questions essentielles s’il en est, presque définitionnelles des arts que l’on nomme plastiques, elles trouvent une dimension immersive dans les pièces, souvent monumentales, de la jeune française.

MATIÈRE
« But the one thing that is absolutely consistent in my work is that the material is the strongest and most evident component. 2 » (Carl Andre)
Il y a à l’oeuvre chez Morgane Tschiember, un matiérisme – loin de celui, purement pictural, défini par Tapié – pragmatiste. Nous sommes, devant ses pièces – et d’ailleurs plus souvent dedans, tant elles se donnent comme des environnements à expérimenter – face à, et donc aussi au coeur de, la matière. Ce sont les qualités intrinsèques des matériaux auxquelles elle s’attache et qui l’inspirent. « Chez elle, c’est de l’exécution que procède toujours la conception. 3 ». De cet empirisme, elle a fait le moteur de ses recherches mais aussi la sensation première à la réception de son travail. Ici, aucune théorie n’est imposée au spectateur ; nous sommes guidés par un donné sensoriel, plastique, formel, et seules les questions inhérentes à notre présence face à l’oeuvre nous parviennent à l’esprit : des rapports de poids, de force, de surfaces, des rapports colorés, des rapports d’ombre et de lumière… L’on parlerait ainsi volontiers d’un art concret « parce que rien n’est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface 4 » si tant de préceptes ne se cachaient derrière ce terme. Nulle image ne vient troubler cette appréhension physique immédiate même si des « motifs » apparaissent parfois ensuite, surgissant du déluge de couleurs, des motifs qui, ne renvoyant à rien d’autre qu’à eux-mêmes, ne se donnent pas non plus pour autant réellement comme une abstraction. Les étoiles, les carrés, les coulures et les zébrures qui luisent dans les Pop Up ne semblent pas faire signe vers un au-delà de l’oeuvre mais plutôt procéder d’une certaine spontanéité. Comme une enseigne de station service entraperçue mais déjà disparue, dissoute par la vitesse de la route. La lisséité de la facture de ces « peintures cuites », telles que les nomme l’artiste, se retrouve dans nombre d’autres de ses pièces – dont les Iron Maiden et les Bubbles – mais vient aussi s’affronter à la rugosité des parpaings de ses Running Bond, du bitume expansé de Block (2009) qu’elle a elle-même créé… Depuis les Pop Up (2006-2008), justement, ces petits volumes de bois parfaitement enduits de laque pour carrosserie, dont on ne pouvait réellement deviner de quelle matière ils étaient faits tant ils exaltaient la couleur qui semblait littéralement jaillir du mur sur lequel ils étaient accrochés, ou ses diaporamas qui projetaient une couleur diffuse et évanescente, il s’est opéré un « material turn » dans le travail de Morgane Tschiember. Dorénavant, et ce même dans les pièces à forte connotation picturale comme les Iron Maiden (2007), elle laisse toujours apparaître le matériau : la tranche de ces belles de fer est poncée pour rendre le métal visible ; Swing (2012) laisse la surface brute de ses bandes d’acier venir refléter la lumière du lieu tandis que l’autre face est peinte en orange minium pour rappeler la couleur de la peinture antirouille. Les « pliures » des Folded Space (2010) et Unspecific Space (2011), feuilles de métal blanches, sont accentuées par des soudures qui viennent suturer le monochrome verni de brûlures noires, dévoilant ainsi la fabrication d’oeuvres d’apparence minimale (et par là opaque).

Morgane Tschiember, Bubbles (détail), 2012, béton, verre, métal. Vue de l'exposition Swing'nd Roll & Bubbles, CRAC LR Sète. Photo : Marc Domage.

 

COULEUR
« I think of colour as being the structural material I use to build the forms I am interested in. 5 » (John McCracken)
À l’origine était la peinture, dans l’histoire de l’art comme dans celle du travail de Morgane Tschiember. La peinture, et pourtant, jamais toiles ni pinceaux n’ont fait leur apparition dans l’atelier de l’artiste. « Je me bats contre la peinture, mais elle sait être là » dit-elle. Couleurs pures, brillance, matité, transparence, opacité, oppositions franches et dégradés se mêlent dans cette œuvre protéiforme qui finalement ne parle que de cela. Que sont les Iron Maiden si ce n’est l’affirmation de la peinture, dans toute sa splendeur ? Séduisantes et conquérantes, elles se lancent à l’assaut de l’espace environnant comme de titanesques coups de pinceau portés dans le vide. De même, les Wrapboards (2008), plaques de bois laquées et cellophanées d’un film plastique arborant tautologiquement leur titre, jouent sur l’idée d’une peinture prête à consommer, à l’instar de n’importe lequel des objets sur le marché. Et que dire des Bubbles (2012), ces bulles de verre aux langueurs organiques lors de la fabrication desquelles la jeune femme dit avoir eu l’impression de souffler la couleur ? S’y unissent verre transparent et verre coloré (blanc ou rose, c’est selon) lors de la fusion, pour produire des dégradés d’une subtilité comme aquarellée. Chaque fois, la couleur se confond avec la surface de l’objet. « When you use colour with sculpture it gives you something that is immediately abstract; sculpture is made of red, it’s abstract because it’s not made of wood or stone. Colour tends to be an abstract quality. 6 » (John McCracken)
Et, lorsqu’elle est littéralement présente, c’est-à-dire pour elle-même, sur les Rolls, ces rouleaux d’inox tramé qui figurent peut-être la toile de manière sculpturale, c’est pour être torturée, compressée entre les deux rouleaux activés par une machine qui tente le mélange impossible et impensable, celui de la peinture
acrylique et de la peinture à l’huile. La mécanique ayant oeuvré, ne restent plus que les traces de cette lutte contre- nature ; la couleur, étirée sur l’acier, reste franche, malgré les superpositions entraînées par les frottements. Ne se laissant pas falsifier par la technique, elle confirme sa prééminence.

ESPACE
Si la peinture est, pour Morgane Tschiember, avant tout un rapport à la lumière et à l’ombre, à la manière de l’orange minium de Swing se réfléchissant sur les murs en un halo coloré, elle est aussi un rapport à l’architecture. Se plaçant dans la droite lignée de Richard Serra pour ce qui est de l’utilisation de matériaux et de procédés industriels, elle travaille également la sitespecificity au sein même du white cube, réalisant en intérieur des pièces qui semblent destinées à l’extérieur. La monumentalité des Iron Maiden (deux mètres soixantedix par un mètre quatre-vingts par deux mètres soixantedix pour le plus grand), de Swing (douze bandes d’acier de vingt mètres de long chacune), de Parallèles – cette route de trente huit mètres de long et deux mètres quatre-vingts de large qui sillonna le Lieu Unique à Nantes en 2006 – déploie la picturalité dans l’espace. Nous sommes à la fois dans une relation d’envergures, celle de l’espace et celle de l’oeuvre, et dans une réduction à l’essentiel. Abstraites et pourtant très concrètes, les oeuvres précitées créent un espace dans un autre espace,
incluant leur propre espace dans celui de l’exposition, et non en s’imposant sur ce dernier. Positionnées à équidistance les unes des autres, les lames de Swing laissent autant d’espace libre qu’elles en occupent. Les Bubbles font de même au CRAC de Sète : directement soufflées contre le béton qui leur sert de support et de contrefort, elles s’appuient sur un socle qui, sous forme de grille, contient plus d’espace libre que plein. Cet affrontement du verre et du béton à l’échelle réduite des bulles est l’analogie parfaite de celui des oeuvres de Morgane Tschiember au white cube. Contredisant avec plaisir Brian O’Doherty qui explique que notre présence devant une oeuvre d’art signifie que nous nous absentons nous-mêmes en faveur de l’OEil et du Spectateur, la jeune artiste place le corps au centre de l’expérience perceptive. La figure du mur en est un exemple radical : avec ses Running Bond (du nom du type de mur peutêtre le plus classique qui soit), elle obstrue la vitrine de sa galerie parisienne 7, contraint le passage dans une exposition collective 8 ou bien le présente comme tel, frontalement 9. Le mortier rose, parfois pailleté, qui joint les parpaings bruts, sème le trouble et pose cette question récurrente face au travail de l’artiste : s’agit-il de peinture ou de sculpture ?

Running Bond 3, 2008. Parpaings, mortier, pigments, paillettes / Cinderblocks, mortar, pigments, pink flakes. Vue de l’exposition / View of the exhibition Zones Arides, MOCA, Museum of Contemporary Art, Tucson, Arizona, 2008.

 

MOUVEMENT
Le plan et le volume se résolvent la plupart du temps dans le mouvement : mouvement des Iron Maiden qui ploient sous leur propre poids, s’enroulent sur eux-mêmes ; mouvement des lames de Swing qui se courbent pour suivre la lignes des murs et du sol ; mouvement sous-entendu des Rolls qui a créé les traces de cette lutte picturale ; mouvement interne aux Bubbles, celui du souffle qui leur a donné forme ; mouvement des Pop Up, même, qui semblent surgir des murs ; mouvement, enfin, du corps de l’artiste, dans une performance dansée improvisée au MOMA devant Three Panels d’Ellsworth Kelly. À la fois très ancrées dans le monde par leur physicalité, les oeuvres de Morgane Tschiember semblent, à l’instar des Planks de John McCracken, appartenir à un autre monde. « Leur présence est claire et forte, affirmée et belle […] à la fois minimaliste et à l’opposé. 10 ». Peut-être ces « “painterly” abstract sculptures 11 », comme aurait pu les qualifier Greenberg, défient-elles simplement la définition de la peinture parce que l’on croit trop bien la connaître. À la fois peintures volumétriques et volumes peints mais pas seulement ; la terminologie pour les qualifier est insuffisante, les mots nous manquent.


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