Marc Camille Chaimowicz
Depuis le début des années 1970 Marc Camille Chaimowicz se trouve en position de décalage par rapport à la radicalité autoritaire qui caractérise d’une façon générale le modernisme et les néo-avant-gardes des années 60 et 70. En effet, son art se développe à l’encontre de positions qui, s’affirmant d’abord marginales, critiques et avant-gardistes, finissent toujours mal, « récupérées » par le système de l’art. Bien qu’il ait cherché comme tant d’autres à dissiper les frontières entre art et vie, c’est en dandy du XIXe siècle qu’il interprète cette grande question des années 60. Dans cet esprit, il conçoit son atelier-maison à Approch Road ; puisant dans sa vie intime et sociale, son activité prend des formes modestes, sans revendication ni déclaration – il offre par exemple du thé aux visiteurs. De même, lorsqu’il répand des chaussures usagées et peintes en argent sur la chaussée d’un pont londonien (Shoes Waste ? Piece, 1971-2006), son action s’adresse aux passants anonymes. Pour Chaimowicz, l’art est une attitude, une manière d’être et de sentir. C’est ainsi qu’en 1972 il réalise un premier environnement, interprété plusieurs fois (Celebration ? Real Life Revisited, 1972-2006) : initialement, cette œuvre-manifeste fut le cadre d’une performance au cours de laquelle il conviait les visiteurs à boire et à converser. Composé d’éléments dispersés au sol, ce tableau vivant revisité, still life plus que nature morte – fleurs fanées, miroirs, boule à facettes -, déploie force coloris et jeux de lumières et associe différents codes esthétiques, ceux de la peinture classique et du thème de la vanité ou ceux du glam’ rock. Chaimowicz va désormais appliquer sa philosophie de la vie et de l’art – célébrer la vie réelle – à l’ameublement intérieur.
Depuis trente ans, l’artiste conçoit et fait fabriquer artisanalement du mobilier fonctionnel ou non : canapé (Give and Take, 1994), paravent (Folding Screen (Five-part), 1979), céramique (Service à café Confluence, 1991-1993), tapis de style 1900 (Carpet (Düsseldorf), 2005), papier peint, faux bureau (Desk on decline, 1982-84), escalier à marches décalées (Escalier à deux vitesses, 1999-2003), éléments ornementaux (Arche, 1975-2003), chambre secrète (Etude pour un espace privé, 2003). D’un côté, ses productions interprètent et mélangent les grands styles de l’histoire de la modernité, modern style, art déco, minimalisme ; de l’autre, elles se caractérisent par une disparité de style telle qu’elle surprend le visiteur. Si l’œuvre existe de façon autonome, elle prend son sens au sein d’environnements.
L’artiste met en situation des éléments de mobilier, conçus par d’autres ou par lui-même. Répartis dans l’espace de façon éparse, paravents, chaises, papier peint, consoles composent des décors de théâtre ou d’élégants intérieurs bourgeois un peu surannés. Esthète attentif aux moindres détails de son intérieur, il fabrique ses propres tableaux « à la manière de » Bonnard et Matisse et dessine les motifs de ses tissus, papiers peints et tapis. Traitée en motif reproductible, la marque de style du grand artiste prend alors la même valeur décorative qu’un motif de tapisserie. L’artiste développe ainsi une « philosophie de l’ameublement » anti-hiérarchique qui privilégie l’ornement sur une conception globale de l’œuvre. Dans la continuité d’une pratique liée à la vie domestique et aux antipodes de la doxa moderniste, il s’intéresse donc aux détails et fioritures qui meublent les intérieurs au quotidien. Inversant l’idée d’un design fonctionnel et totalisant, les objets de Chaimowicz ne sont pas spécifiques, mais ambigus : une chaise est une sculpture, et inversement ; dotés d’une vie intérieure, les objets dysfonctionnent, les paravents sont troués et les « bureaux en déclin ». Minimales, les formes se voient colorées de rose, vert ou de bleu. Par ces différents moyens, l’artiste exalte la dimension affective des objets avec lesquels nous vivons : ses œuvres portent la trace d’une vie intime, provenant d’un passé fantasmé, sorte de nébuleuse où coexistent les intérieurs petits-bourgeois avec les élégants salons de Proust. Les couleurs pastel ou « salies », selon son expression, confèrent d’ailleurs une tonalité fané et passéiste à ses mises en scène.
L’objet serait donc sentimental. Toute œuvre, aussi formaliste soit-elle, devient in fine sentimentale : impliquant toujours un regard extérieur, elle est investie par une subjectivité, perçue à travers une épaisseur de temps. La chambre de Cocteau (Jean Cocteau, 2003-2008) incarne cette idée : bric-à-brac d’objets modernes, cet environnement dénote une fantaisie antiquaire dont l’obsession serait la modernité, mais cette chambre est aussi une grotte du souvenir, où les merveilles deviennent des bibelots : la miniature Colonne sans fin de Brancusi prend place sur une étagère parmi une foule de choses ; un tableau mièvre de Marie Laurencin côtoie une gravure porno-gay de Tom of Finland.
Ainsi, les théâtres d’objets de Chaimowicz reconstituent-ils une modernité obsolète, vue à travers le souvenir. Brouillant catégories, dates et grands styles du modernisme, son univers hybride abâtardit tout historicisme. Cependant, la désuétude produit un effet humoristique. Ses célébrations de la vie réelle procèdent d’une drôle d’alchimie de temps et de sentiments : mélancoliques et théâtrales, elles mettent en scène une sentimentalité qui se joue d’elle-même. Désignant une forme d’acte sacrée et festive, le terme « célébration » résume l’esthétique à laquelle l’artiste est demeuré fidèle : l’œuvre traduit une expérience singulière et collective. L’installation scintillante présentée à De Appel en témoigne : We Chose Our Words With Care, That Neon-Moonlight Evening: It Was As If We Were Party to a Wonderful Alchemy. On assiste au spectacle fragmentaire, visible seulement à travers les trous d’un rideau, d’une transfiguration d’éléments disparates : bassin d’eau, cageots, fleurs en vase, cubes de miroir, arche renversée, renard empaillé.
Enfin, derrière ces visions d’intérieurs transparaît une figure d’artiste, qui évoque celle de Cocteau. Frivole, politiquement suspect, stigmatisé pour son manque de radicalité, le poète était trop ambigu pour ses contemporains. À Amsterdam, une photo de grand format représente MCC, languide, regardant à travers une fenêtre (Approch Road, 1972). Cet autoportrait mélancolique se teinte d’ironie : on peut y lire le manifeste d’une singularité contre le sérieux dans lequel se fige et se caricature toute posture artistique.
« Summer’s song… », Centre d’art contemporain, La Synagogue de Delme, 8 juillet 2007 – 28 octobre 2007
« …In The Cherished Company of Others… », De Appel, Amsterdam, 5 juillet – 7 septembre 2008 ; PMMK, Ostende, Belgique, 27 septembre – 15 décembre 2008
« Some Ways by which to Live… », Frac Aquitaine, 3 octobre – 19 décembre 2008
Triple V , janvier 2009
Marc Camille Chaimowicz has never been entirely convinced by the authoritarian radicalism tied to the modernist and neo-avant-garde movements of the 60’s and 70s. Since the early 1970s, his has been carving out an alternative to those « marginal, » « critical » and « avant-garde » positions that inevitably fall off course, absorbed by the system of art itself. Like many artists, his goal is to dissolve the boundaries between art and life; unlike his contemporaries, however, he approaches this great 1960s question from the vantage point of the 21st century dandy. And it is this very spirit that pervades his studio-residence at Approch Road; drawing from his own personal and social experience, he elaborates an art (life?) of modest gestures, one that steers clear of grand statements and sweeping demands. Chaimowicz enjoys offering tea to his visitors. Similarly, when he hangs a pair of used, silver-painted shoes by their laces from a bridge in London (Shoes Waste? Piece, 1971-2006), he does so in the hopes of engaging anonymous passersby. Art is an attitude for Chaimowicz, a way of being and of feeling. In 1972, he realizes his first environment, which he will re-interpret several times: Celebration? Real Life Revisited (1972-2006). Initially, this work-manifesto forms the site of performance in which spectators drink and chat. An assortment of elements dispersed over the ground, Celebration evokes a kind of tableau vivant revisited. More still life than nature morte (wilted flowers, mirrors, disco ball), it hinges on a play of color, light and different aesthetic codes: that of classical painting, for instance, the vanitas theme, glam rock. From here on in, Chaimowicz will apply his philosophy of life and art-the celebration of everyday life-to interior decoration.
For thirty years, the artist has been designing furniture (functional and non-functional) and commissioning craftspeople to realize his ideas: a couch (Give and Take, 1994), a folding screen (Folding Screen (Five-part), 1979), earthenware (Service à café Confluence, 1991-1993), a 1900-style carpet (Carpet (Düsseldorf), 2005), wallpaper, a faux desk (Desk on decline, 1982-84), a staircase with staggered steps (Escalier à deux vitesses, 1999-2003), ornamental elements (Arche, 1975-2003), a secret room (Etude pour un espace privé, 2003). On the one hand, his creations exhibit a seamless combination and interpretation of canonical art historical styles: the modern style, art deco, minimalism. On the other hand, Chaimowicz’ is an art of incongruence, perpetually surprising us with the discrepancies between its various components. Even if the artwork is essentially autonomous, he reminds us, it cannot help accruing meaning from the objects that surround it.
His installations set home furnishings into dialogue-some of them his own creations, others not. Scattered throughout the space, folding screens, chairs, wallpaper and consoles describe stage sets or outmoded bourgeois interiors. Like an aesthete obsessing over every detail of his living room, he decorates the space with his own paintings (à la manière de Bonnard et Matisse) and designs his own fabric, wallpaper and carpeting. The artist’s personal imprint appears as a series of reproducible motifs, taking on the decorative value of a wallpaper pattern. With these installations, the artist develops a kind of anti-hierarchic « furniture philosophy, » one which privileges the ornament over the overriding concept of the work.
Aligning himself with the domestic, setting up shop on the outskirts of the modernist arena, he focuses in on the details and embellishments which « furnish » our everyday interiors. Turning the idea of a functional and consummate design on its head, Chaimowicz’ creates objects that are decidedly ambiguous, unspecific: a chair is a sculpture, and vice versa. Endowed with a life of their own, the objects malfunction; the folding screens become full of holes and the desks slouch into their own « decline ». A series of minimal forms discover themselves decked out in pink, green and blue livery. With these techniques, the artist exalts the emotional dimension of the objects we share our lives with: his works summon up a kind of half-imaginary private past, a nebula marrying the petit-bourgeois interior with the Proustian parlor room. Pastel colors (or « dirtied colors, » to borrow the artist’s own term) further this impression by vesting his decors with a wilted, archaic tonality.
The object is therefore sentimental; and every artwork, no matter how formalist it may be. For the work of art always implies an external gaze; it is invested with subjectivity, perceived across a thick stratum of time. Cocteau’s bedroom (Jean Cocteau, 2003-2008), a brick-à-brac of modern objects, would seem to incarnate this idea; it is at once a retro-fantasy of modernity and a kind of musty memory-cave, one whose marvels take the form of knickknacks and trinkets. A miniature version of Brancusi’s Colonne sans fin perches on a shelf amid a crowd of other objects; a sickly-sweet Marie Laurencin painting rubs shoulders with a gay-porn engraving by Tom of Finland.
In this way, Chaimowicz’ theater of objects reconstitutes an obsolete modernity, seen backwards through time. Liquidating the categories, dates and grand styles of the modernist tradition, he offers us a hybrid universe of bastard historicisms. This fixation with obsolescence, however, is not without comic effect. His celebrations of real life arise out of a kind of overblown romance between time and sentiment: melancholic and theatrical, they manifest a sentimentality poking fun at itself. The word « Celebration, » with its connotations of the sacred and the festive, is key as far Chaimowicz’ aesthetic is concerned: the work of art transmits an experience at once individual and collective. The glittering installation at De Appel certainly testifies to this: We Chose Our Words with Care, That Neon-Moonlight Evening: It Was If We Were Party to a Wonderful Alchemy. Here, we bear witness to a live spectacle, visible only though the holes in a curtain: the metamorphosis of disparate elements: wooden crates, flowers, a pyramid, a stuffed fox.
Behind these interiors lurks the figure of the artist, one not entirely unlike Cocteau himself: frivolous, politically untrustworthy, stigmatized for his lack of radicalism. Chaimowicz is the poet too ambiguous for his own good. In Amsterdam, a large-format photograph presents a languorous MCC looking out through a window (Approch Road, 1972). Here, in this (ironically) melancholy self-portrait, we encounter singularity in revolt against the serious, a simultaneous crystallization and caricature of the artistic stance itself.
- Partage : ,
- Du même auteur : Philippe Van Snick, Guillaume Leblon, le théâtre de la décrépitude, Saâdane Afif,
articles liés
Fabrice Hyber
par Philippe Szechter
Shio Kusaka
par Sarah Matia Pasqualetti
Julian Charrière : Espaces culturels
par Gabriela Anco