Laurent Proux

Longtemps, Laurent Proux n’a peint que des machines industrielles et des espaces de travail, en particulier des intérieurs d’usines qui sont autant de métaphores d’un monde contemporain rationalisé, une constante dans sa production plastique depuis ses débuts. L’artiste aborde un champ iconographique à ce point délaissé par le domaine pictural aujourd’hui qu’il en paraît presque inédit, exotique du moins, le sujet n’apparaissant pas assez noble, donc pas assez digne d’être représenté en peinture. Pour l’artiste, l’art, l’artisanat et le travail ouvrier sont liés par l’intelligence de la main, la précision du geste. « Les univers de travail sont peu regardés pour leur dimension esthétique, c’est là que la peinture vient sublimer la grâce et l’adresse, et l’idée était de leur rendre hommage1 », explique Laurent Proux, pour qui la peinture et l’industrie sont deux champs dans lesquels intervient des « faire », celui du peintre et celui de la machine « prise dans un devenir humain2 ». Usines, mais aussi taxiphones3, call centers, retoucheries africaines : le but n’est pas de documenter, du moins pas uniquement, les univers représentés, mais bien de les détourner à des fins exclusivement picturales. Longtemps, Laurent Proux a peint des espaces d’activités et de services dans lesquels le corps humain était absent. Désormais, les postes de travail ne sont plus vacants. Lorsqu’il a commencé, il y a quelques années, à peindre les vivants, la représentation des lieux du travail s’est peuplée de corps mis en situation, de corps ouvriers, de travailleurs. Car c’est ici, dans la représentation d’espaces de travail vides, que vont d’abord apparaître les corps.

Photo : Maru Serrano. Courtesy Semiose, Paris.
La série de neuf peintures d’une chaîne de production automobile, réalisée en 2014, permet de comprendre l’appétence de Laurent Proux pour les machines et la place de l’usine comme lieu de prédilection dans son œuvre. Si elle revêt une importance particulière pour Proux, c’est parce que l’usine de sous-traitance pour l’industrie automobile lui servant de modèle, qui fabrique des panneaux d’étanchéité pour les portières de voitures, a été créée par son père. « Pour moi, cette série a une dimension conclusive, elle clôture et réouvre sur autre chose4 », explique-t-il. Ouvrier dans les verreries du côté de Rive-de-Gier dans les années 1960, puis représentant en aspirateurs, avant d’être employé dans une entreprise d’adhésifs dans les années 1980, le père de l’artiste s’associe ensuite pour monter une entreprise, fort de ce savoir-faire, autour de l’adhésif. L’entreprise fait ainsi partie de son environnement familial. Avoir accès à un lieu industriel lui semblait alors naturel. On comprend mieux son tropisme presque instinctif pour les machines. Proux découvrira par la suite que l’accès aux usines n’est pas si facile, et sa récente résidence de recherche et de création5 à Saint-Claude, dans le Jura, est venue confirmer ce constat. Ses tableaux les plus récents, élaborés pour la plupart au cours de ce temps de résidence où l’artiste est allé à la rencontre d’ouvriers, d’employés et d’artisans, avant d’être exécutés dans l’atelier de Montrouge en banlieue parisienne, intègrent pleinement la dimension humaine. Dans cette petite ville jurassienne à la longue tradition de coopératives ouvrières, à l’instar de la Fraternelle installée à la Maison du peuple de Saint-Claude, le peintre nourrit son travail de l’observation et des échanges engagés sur le territoire. De retour à l’atelier, imprégné de ses souvenirs et de photographies, il retranscrit un portrait en creux de la ville marquée par son identité industrielle et sociale. Points de départ des tableaux, des photographies lambda prises par l’artiste, images-documents à partir desquelles il compose, ajustant ou remplaçant, afin d’obtenir l’effet recherché. L’origine de l’utilisation du médium photographique est à rechercher du côté de l’enseignement que Proux a reçu. L’artiste a été étudiant d’Yves Bélorgey, à l’école des beaux-arts de Lyon, qui compose depuis de nombreuses années une peinture autour de la représentation des architectures fonctionnalistes d’après-guerre, construite à partir du point de vue de la photographie. « Je considérais que l’usine est un espace trop complexe, trop saturé d’informations, pour en faire un dessin de mémoire6 », précise Proux. « Chaque élément de la photographie devait être rejoué, “réacté” en peinture à partir d’un équivalent pictural ». La peinture crée une autre temporalité par rapport à la rapidité du geste exécuté par l’ouvrier qu’elle semble suspendre.
Cette arrivée des corps marque un tournant dans la pratique de Laurent Proux et se double d’une autre représentation d’apparence bien distincte : scènes intimistes, désarticulation de corps charnels, conflictuels, métamorphosés, des corps à la fois lascifs et harassés évoluant dans des paysages naturels et solaires, libérés de toute contrainte inhérente à la société, de tout ordre établi, des corps nus formant une ode hédoniste proposés comme les pendants de ceux ancrés dans la réalité ouvrière. Deux aspirations contraires qui, comme le positif et le négatif, le jour et la nuit, semblent diamétralement opposées, mais qui apparaissent pourtant comme les deux faces d’une même pièce, incompatibles et indissociables à la fois. Laurent Proux reste à ce titre fidèle à une conception dialectique de la peinture. Le soin apporté aux détails des machines, des espaces, des portraits – ces derniers constituant une nouveauté dans la production du peintre –, inscrit le corps au travail dans une certaine tradition réaliste héritée de Courbet. Comme ce dernier, Laurent Proux fait le choix de grands formats traditionnellement réservés, dans l’histoire de l’art, aux tableaux d’histoire. Comme lui, il va transgresser cette hiérarchie historique et s’en servir pour rendre hommage, en les magnifiant, à ceux qui, ouvriers, paysans, employés, simples anonymes, ne sont pas destinés à la postérité picturale. De la Madone à l’outil aux Constructeurs, le récent corpus réalisé à Saint-Claude est, à ce titre, emblématique. Le tableau Tir à l’arc. ESAT. Saint-Claude, Haut-Jura (2024) illustre une autre catégorie de personnes invisibilisées, très rarement représentées. « Lors de la visite de l’ESAT, j’ai assisté à une leçon de tir à l’arc : une personne s’est mise à mimer le geste, et son interlocuteur, avec ses mains, le copiait. D’un coup, un échange particulièrement graphique se dessinait sous mes yeux. Je leur ai demandé de refaire la scène pour prendre une photo, puis j’ai fait une petite esquisse en sortant de la visite, persuadé de tenir la scène centrale du tableau7 », explique Laurent Proux.

Le corps hédoniste accuse, lui, un traitement par fragments, exagérations, stylisations, afin de mieux le rapprocher d’un corps-machine, politisé et contraint, souvent dérangeant, parfois sentimental, chaque fois allégorique. Corps nus, tortueux, lacunaires, impossibles, sacrifiés, simples silhouettes campées dans des paysages factices et flamboyants, représentés dans leur potentiel de transformation et de dépassement, comme en témoigne le récent ensemble pictural réalisé alors qu’il était résident à la Casa de Velázquez à Madrid en 2022-2023. Allégorie de corps se transformant en arbre sous un ciel menaçant, la peinture Under the Tree II (Harvest) (2023) est représentative des métamorphoses et hybridations entre humains et végétaux, de ces étreintes collectives de corps moites dont les bras se font branches, les torses se fondent en un tronc. Ces êtres hybrides, dont certains sont violemment éclairés tandis que d’autres sont rejetés dans l’ombre, ne font plus qu’un avec le paysage. D’autres peintures se font plus étranges, à l’image d’Under the Tree. The Dormancy (2024), qui prend l’apparence d’un arbre humain ; certaines plus inquiétantes, voire menaçantes, comme The Storm (2023) qui montre en gros plan un visage vu de profil. Il est maintenu au sol, encadré par la paire de jambes solidement ancrée d’un personnage à la peau sombre dont la main droite repose sur le visage de l’homme au sol, comme pour lui fermer les yeux, sans que l’on sache véritablement s’il s’agit d’un geste de soin ou, au contraire, d’une pression, une mise à mort. Cette ambiguïté crée un malaise, rendant le tableau difficilement regardable.
Si l’œuvre de Laurent Proux est qualifiée par certains de réaliste, elle s’en éloigne pourtant à la faveur d’une recherche permanente de solutions picturales incluant aberrations, collisions de plans, couleurs artificielles improbables. La question du paysage est aussi présente dans les grands tableaux d’usines, dans la représentation même du corps. L’artiste crée des trouées dans l’espace fermé de l’atelier, à l’image du paysage figuré entre les jambes du protagoniste du tableau Les Constructeurs. La Pessière. La Pesse, Haut-Jura (2024). La lumière devient une opératrice de vision. Ce sont les matières et la situation qui font le tableau. « Ce que j’étais incapable de faire il y a quelque temps, c’était de faire apparaître l’usine comme un espace plus humain que la nature. Je n’aurais pas pu le faire il y a quelques années. Les usines étaient encore pour moi le lieu de la violence ; la réalité est beaucoup plus fragile et nuancée que cela8 », confie Laurent Proux. Sans doute cette machine est-elle « prise dans un devenir humain9 », celui qu’évoque Julien Dunoyer.

1. Laurent Proux au cours d’une visite de presse, le 6 février dernier, en amont de l’ouverture de l’exposition « L’Arbre et la Machine », musée de l’Abbaye, Saint-Claude, 8 février-28 septembre 2025.
2. Julien Dunoyer, « Paresses des machines », s.d., https://www.laurentproux.com/Textes/Julien_Dunoyer_-_Paresse_des_machines
3. Au début des années 2010, l’artiste s’intéresse à la tension entre abstraction et figuration. Dans la série des taxiphones, espaces exigus et ordinaires fréquentés majoritairement par des immigrés en mal du pays, et composés d’une enfilade de cabines offrant la plus petite surface d’intimité, certains s’attachent, à travers les représentations de vitres, à provoquer des jeux de transparence et d’opacité, maintenant cette tension à l’œuvre entre figuration et abstraction.
4. Laurent Proux et Renaud Bézy, « Peindre les corps et les décors du travail. Grand entretien de Laurent Proux », Images du travail, travail des images, no 15, juillet 2023. [En ligne : http://journals.openedition.org/itti/4246]
5. Elle fait actuellement l’objet d’une exposition personnelle : Laurent Proux, « L’Arbre et la Machine », musée de l’Abbaye, Saint-Claude, 8 février-28 septembre 2025.
6. Laurent Proux et Renaud Bézy, op. cit.
7. Citation extraite du livret de visite de l’exposition « L’Arbre et la Machine ».
8. Laurent Proux et Valérie Pugin, « L’exubérance est beauté. Conversation entre Laurent Proux et Valérie Pugin », in Laurent Proux. L’Arbre et la Machine, catalogue de l’exposition homonyme, musée de l’Abbaye, Saint-Claude, 8 février-28 septembre 2025, musée de l’Abbaye/Semiose, Saint-Claude/Paris, 2025, p. 21.
9. Julien Dunoyer, op. cit.
Head image : Laurent Proux, Bleu. Jeantet Élastomères. Saint-Claude, Haut-Jura, 2024. Huile sur toile / Oil on canvas. Photo : Aurélien Mole. Courtesy Semiose, Paris.
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- Du même auteur : Josèfa Ntjam, Michel François, Adrien Vescovi, Taysir Batniji,
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