Laurent Grasso : une vision décentrée
L’exposition étant pour Laurent Grasso le lieu d’une stratification perceptive de l’œuvre, ses monographies sont des occasions privilégiées pour saisir les liens qu’il tisse entre le visible et l’imaginaire. Dans « Uraniborg » au Jeu de Paume à Paris, l’espace était conçu autour de points de vue qui imposaient d’emblée une réflexivité au regard. S’enfonçant dans un couloir sombre et vide, le spectateur était mis au centre d’un parcours s’articulant autour de son expérience mentale.
Avec Laurent Grasso, l’exposition est un entrelacement de temporalités, une mise en abîme volontiers déroutante. Les œuvres dialoguent entre elles, se citant mutuellement, variant les supports et les ancrages dans les époques : des peintures se référant au style de la Renaissance reprennent certains motifs de vidéos tournées dans une esthétique cinématographique très contemporaine, tandis que des livres anciens empruntés à des musées retrouvent certains de leurs motifs dupliqués dans des sérigraphies. Les anachronismes sont nombreux, installant un climat de trouble temporel. Les néons comme 1619 ancrent le regard dans des contextes historiques passés tout en utilisant un matériau très daté, mais servent aussi à nommer des œuvres, comme The Silent Movie. Ce titre offre aussi un moment d’anticipation mentale puisque la contemplation de l’écriture lumineuse précède et imprègne la découverte du film. Laurent Grasso accentue souvent l’ouverture réceptive de ses œuvres, plaçant à divers endroits des liens inattendus entre elles quand leurs styles semblaient à première vue les éloigner. Ce procédé d’évasement coexiste de manière contradictoire avec l’imposition de limites et de contraintes dans les postures perceptives. Le spectateur ne peut ainsi pénétrer l’espace des sculptures, les contourner, et doit accepter de les regarder d’un seul point de vue. Il découvre également les vidéos par l’arrière des écrans, à travers un système de découpe ouvrant des fenêtres dans le couloir permettant d’apercevoir l’envers de l’œuvre projetée. Le regard vit ainsi une expérience déconstruite, où l’immersion est seconde. Ce sont par exemple des images tronquées et insonores d’une plongée dans un parc qui constituent la première expérience de l’œuvre Bomarzo (2011), magnifique déambulation narrative sur la passion du comte Orsini qui, à la Renaissance, avait installé dans son bois sacré d’étranges sculptures grotesques. Pour Laurent Grasso, le lieu d’où se construit la vision est fondamental, et les fortes impressions qu’il produit dans ses œuvres sont toujours ébranlées par une mise à jour des mécanismes de l’illusion. La scénographie offre la distance nécessaire pour associer à la plongée dans le récit visuel une conscience de la manière dont il se construit. Cette réflexion hérite des questionnements menés depuis les années soixante-dix par Dan Graham sur les dispositifs de monstration de la vidéo et du cinéma, par lesquels il cherche à mettre en place des postures réceptives conscientes de ce qui les permettent. Chez Laurent Grasso, l’association de néons, peintures, photographies et objets sculpturaux élabore un parcours complexe qui met en scène le regard du spectateur et interroge en filigrane les modes de prise de pouvoir du visible.
Ainsi, tandis qu’une black box permet au spectateur de se laisser saisir par la fascination produite par un vol d’étourneaux dans le ciel de Rome (Les Oiseaux, 2008), des livres anciens d’astronomie, des instruments d’optique et une statue antique viennent mettre l’action de la caméra dans la perspective historique du regard interrogateur, mais réprimé par l’Église, que l’homme a depuis toujours lancé vers les abîmes de l’univers. Le conflit entre science et croyance est central dans l’œuvre de Laurent Grasso, et l’oscillation entre ce que l’on voit et ce que l’on croit voir, fondamentale. Sa résidence à la Villa Médicis lui a permis de déployer une réflexion sur les relations du Vatican à l’astronomie, et les photographies des prêtres installés derrière des télescopes qu’il a sorties des archives pourraient être drôles si elles n’évoquaient pas l’Histoire tragique de Giordanno Bruno ou de Galilée. Le temps long – quatre cents ans – nécessaire au pouvoir religieux pour accepter l’évidence scientifique est symptomatique de la distance que doit franchir le regard pour accepter de mettre en cause ses assises symboliques.
Si les vidéos de Laurent Grasso sont nombreuses à être captivantes et profitent d’une qualité d’image et de dispositifs de projection immersifs, la finalité ne réside donc pas seulement dans cette expérience. La frustration s’installe même souvent face aux images, comme dans Uraniborg (2012), hommage à Tycho Brahé, astronome danois dont l’histoire est racontée tandis que la caméra filme une île sans autre vestige de l’impressionnant observatoire qu’il fit construire qu’une sculpture érigée en l’honneur du savant. Des vues d’hélicoptère de l’île alternent avec des images du ciel, mais la reconstruction d’un imaginaire disparu ne peut se faire que par la participation mentale du spectateur. La tâche de la caméra tournée vers le passé semble aussi difficile que celle du télescope de Tycho Brahé quand il s’agit de faire voir ce que l’on ne peut percevoir à l’œil nu. Uraniborg évoque tout autant un personnage mythique que la complexité toujours actuelle à rendre visible ce qui est invisible.
Dans sa quête de ce qui échappe au regard quotidien, Laurent Grasso s’intéresse aux manipulations des ondes par les militaires comme aux mainmises sur l’image par les pouvoirs politiques. Lors de la cérémonie des obsèques de Jean-Paul II, il filme ainsi le dispositif de retransmission télévisuelle (The Construction of History, 2012), dans un geste rappelant celui de Roberto Rosselini dans La prise de pouvoir par Louis XIV (1966). Tous deux mettent en exergue l’importance de la scénarisation du visible en tant que stratégie de mainmise sur le pouvoir. Ce qui est rendu visible participe d’une gestion politique très précise. Dans un procédé parallèle, la scénographie de l’exposition donne alternativement au spectateur le sentiment de ne rien voir, celui de voir ce qui devrait rester caché, et celui de ne pas voir ce qui importe, puisque les cadres découpés dans les parois ne permettent qu’une perception partielle et à distance de certains objets exposés. Il se sent à son tour manipulé et contraint dans son expérience de l’œuvre, enfermé au sein d’une scénographie rappelant celle inspirée du panoptique mis en place par Régis Michel dans l’exposition La peinture comme crime (Louvre, 2001). La réflexion politique sous-jacente est ainsi clairement affirmée et questionne le spectateur sur sa relation aux images et au visible.
On retrouve cette réflexion dans On Air (2009), vidéo tournée au Qatar. Une caméra filme par des plans larges l’avancée d’une voiture sur une route isolée dans des paysages grandioses, avant de s’arrêter sur un faucon encapuchonné. Lorsque des mains libèrent ses yeux, il s’élance dans un vol d’une vitesse vertigineuse. L’impression est forte car une caméra fixée sur l’oiseau fait vivre l’intensité de ses retrouvailles avec la liberté. Le spectateur peut se plonger avec lui dans le plaisir d’une expérience de vision inconnue, et imaginer l’acuité exceptionnelle de l’œil du rapace débordant les cadres de la perception humaine. C’est cette impression qui domine au sortir de la visite d’Uraniborg : celle d’avoir assisté à une mise à jour, jouant avec la frustration, des mécanismes encadrant nos rapports au monde. Les bordures, les restrictions perceptives deviennent avec Laurent Grasso le support d’ouvertures vers des imaginaires qui imprègnent durablement la mémoire.
« Uraniborg », Jeu de Paume, Paris, jusqu’au 23 septembre 2012
Musée d’Art contemporain, Montréal (Canada) du 7 février 2013 au 28 avril 2013
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- Du même auteur : Eija-Liisa Ahtila,
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