Iván Argote

par Patrice Joly

Iván Argote – Antipodos 

Avec son installation sur la colonne de la « place Louis-XVI », Iván Argote s’empare de l’un des monuments les plus emblématiques de la cité des ducs de Bretagne, mais aussi l’un des plus controversés, puisque consacré au dernier roi de France avant que la lignée royale ne s’estompe à la suite de la prise de la Bastille et de la disparation – provisoire – du régime monarchique en France. Les statues dédiées à ce monarque en place publique sont plutôt rares dans l’Hexagone et l’on comprend aisément pourquoi. Celle qui trône sur sa colonne au beau milieu d’une place que les Nantais ont l’habitude de nommer par le nom du souverain décapité est située dans la grandiose perspective des cours Saint-André et Saint-Pierre qui renvoient au riche passé architectural de la ville. Invité par le Voyage à Nantes à réaliser une œuvre dans le cadre de la piétonnisation de la rue Joffre, qui débouche sur la fameuse place, l’artiste s’est naturellement intéressé à l’ensemble sculptural en réalisant une œuvre aussi déconstructrice que réjouissante. 

Si l’atteinte aux monuments de la ville est coutumière du Voyage à Nantes – fontaine de la place Royale, square Cambronne, théâtre Graslin, etc., font régulièrement l’objet d’investigations plus ou moins spectaculaires de la part des artistes –, on se souvient de la cascade de Stéphane Thidet sur les marches du Théâtre Graslin ou du bateau d’Ugo Schiavi sur la place Royale ; la place Maréchal-Foch (le vrai nom de la place) et sa colonne n’ont jamais été investies par le VAN. Le travail du Colombien est familier d’un tel positionnement qui cible les symboles d’un pouvoir, dont il revisite les fondements avec grand plaisir ; autant de postures monumentales que les évolutions de la société viennent questionner, mais que les édiles qui se succèdent ont beaucoup de mal à revisiter : ainsi la statue de Louis XVI apparaît comme un monument qui, pour le moins, interpelle dans une société démocratique qui accorde proportionnellement beaucoup moins de place à ses héros républicains. À décharge pour les élus, ces monuments sont le témoignage d’un passé révolu qu’il est bon de ne pas oublier et, surtout, ils font partie d’ensembles architecturaux qui mettent en valeur, et avec harmonie, l’élégance des villes. Il faut aussi ajouter que, pour la plupart des Nantais (les jeunes, les populations nouvellement arrivées), l’origine de cet édifice fait l’objet d’une parfaite ignorance, la grande majorité ne sachant pas qu’il fut érigé en 1788 en hommage au « roi bienfaisant ». Il apparaît de fait parfaitement logique que l’artiste, fils de syndicaliste ayant grandi dans une société pour le moins inégalitaire, se soit montré intéressé par un tel monument, lui qui, par le passé, s’en est souvent pris aux symboles du pouvoir, plus particulièrement à ceux qui rendent hommage à des figures historiquement liées au colonialisme : ainsi de cette vidéo dans laquelle la statue du maréchal Gallieni, réputé pour ses exactions envers les populations des anciennes colonies, est soulevée de son socle et trimballée dans les airs (Au revoir Joseph Gallieni, 2021), ou encore de ce bronze de Christophe Colomb à Barcelone qu’il escalada de nuit avant de l’asperger d’absinthe et d’y mettre le feu. Dans un autre registre, mais toujours dans cette même veine volontaire de mettre en lumière les tolérances persistantes aux relents du colonialisme, l’ancien résident de la villa Médicis n’a cessé de dénoncer la présence dans les murs de la célèbre institution romaine de tentures qui affichent clairement une imagerie dégradante pour les peuples esclavagisés, encore qu’elles mettent en scène un riche négociant noir porté par deux esclaves. Pour l’artiste, il n’est pas forcément question d’invisibiliser ou de détruire cette tapisserie, qui par ailleurs pourrait alimenter le discours destiné à minimiser le rôle des Européens dans la traite négrière, mais plutôt de lui trouver un autre lieu d’exposition, plus indiqué que dans une institution censée tenir compte des sensibilités émergentes (1). 

Iván Argote, Antipodos, place Foch, Le Voyage à Nantes, 2025.
Photo : Philippe Piron / LVAN. © Iván Argote / ADAGP, Paris, 2025. Courtesy of the artist and Perrotin.

À rebours  

Si Argote a tendance à s’en prendre aux symboles d’un pouvoir se manifestant généralement par une présence autoritaire dans les sites les plus emblématiques des villes, il a, en contrepoint, su offrir une visibilité absolument inédite à un « être » que l’on considère comme ne méritant aucune attention ou faisant même l’objet d’un rejet absolu : le pigeon. La sculpture monumentale qu’il a fait ériger sur la Highline de New York (Dinosaur, 2024) témoigne de ce renversement des points de vue et de l’importance accordée à un volatile régulièrement vilipendé. Cette installation sur l’un des sites new-yorkais les plus courus fait montre d’une dimension inattendue de la part de l’artiste qui, ce faisant, pointe l’un des impensés les plus prégnants de notre société, celui de la place des animaux, ainsi que du coefficient d’attention portée à leur endroit en fonction de leurs qualités esthétiques. Au passage, il questionne aussi notre rapport à ces animaux que l’on a longtemps considérés comme des alliés objectifs — les utilisant notamment comme messagers pendant la guerre de 14-18, avant que la technologie ne rende obsolètes les services qu’ils nous ont rendus — et que l’on considère désormais comme des « nuisibles » ou des « inutiles », qu’il nous arrive même de supprimer purement et simplement quand ils « envahissent » nos toits et nos architectures. Le titre de cette installation nous rappelle que les oiseaux ont été des dinosaures, avant qu’ils ne mutent et ne disparaissent, et qu’il est fort possible qu’ils nous survivent. Un clin d’œil à une éventuelle « dinosaurisation » de l’espèce humaine que ces temps dystopiques ne manquent pas de nous renvoyer comme un boomerang existentiel, une monumentale vanité sous le plumage de métal de ce mal aimé…  

Iván Argote, Dinosaur, 2024.
Sculpture : Aluminium, armature en acier galvanisé, peinture automobile, vernis transparent aérospatial / Aluminum, galvanised steel armature, automotor painting, aerospace clear coat, 487 × 243 × 304 cm | 191 3/4 × 95 11/16 × 119 11/16 pouces / inches. Socle / Plinth : Revêtement en béton sur structure en acier / Concrete cladding on steel structure, 152 × 292 × 292 cm | 59 13/16 × 114 15/16 × 114 15/16 pouces / inches. Photo : Timothy Schenck 2024. © Iván Argote / ADAGP, Paris, 2025. Courtesy of the artist and Perrotin.

L’ébahissement au coin de la rue 

Les installations monumentales du Voyage à Nantes posent la question de notre rapport à la ville : viennent-elles combler un manque de poésie et de légèreté quand la rigidité « bétonnisante » des nouveaux immeubles construits à la va-vite vient percuter notre soif de courbes et de sensualité, de poésie et d’alternative à une soi-disant rationalité urbanistique ? À la différence des commandes pérennes qui balisent l’estuaire de la Loire et qui ont été construits dans le cadre de la biennale homonyme (Estuaire Nantes<>Saint-Nazaire, 2007, 2009 et 2012), les œuvres du Voyage à Nantes s’installent le temps de la saison d’été et se déploient principalement dans le centre de la cité où ils occupent des sites et des monuments emblématiques de la ville. On peut caractériser ces édifices de « commandes publiques éphémères », sortes d’oxymores urbains érigés le temps d’une manifestation d’art contemporain avant qu’ils ne laissent la place à de nouvelles réalisations. Ces projets éphémères ne remplissent pas la même fonction que les « vraies » commandes publiques qui nécessitent un ancrage plus solide et un processus de choix et de décision plus complexe, où « les artistes sont invités à participer conjointement avec des urbanistes, des architectes, des paysagistes ou des designers, à la conception et à la réalisation d’espaces et d’équipements publics. Ces interventions sont destinées à contribuer à la requalification des espaces urbains, à une amélioration esthétique et fonctionnelle des cadres de vie, en leur offrant une nouvelle configuration (2) ». Ici, il s’agit plus de déployer temporairement un parc de sculptures à ciel ouvert destiné aux habitants de la ville, certes, mais surtout à un public de passage, à des touristes attirés par l’aspect spectaculaire de ces propositions. La plupart du temps, ces invitations permettent aux artistes de se confronter à une autre échelle que celle du white cube ou du musée, et répondent à des préoccupations plus ludiques que celles auxquelles on est habitué dans le cadre des expositions d’art contemporain où l’humour est rarement sollicité : elles posent donc la question de la fonctionnalité de l’art qui, pour certain·es, devrait obéir à des préoccupations beaucoup moins légères (3). Le fait est que ces œuvres doivent absolument surprendre, ébahir ou du moins étonner. On s’attend à ce qu’elles défraient la chronique urbaine en installant des formes inouïes qui viennent bousculer nos habitudes et notre lecture d’une ville, et du coup renverser des récits que l’on imaginait immuables : l’un des aspects les plus remarquables du Voyage à Nantes et d’Estuaire est d’avoir, en l’espace de quelques décennies, révolutionné l’image d’une ville qui, jusqu’alors, était plutôt considérée comme endormie, où il ne se passait pas grand-chose (à condition d’oublier les figures totémiques comme celle de Jacques Demy et les luttes syndicales qui ont balisé l’histoire récente de la cité et d’autres événements notables…), pour en faire une ville dynamique où « l’art surgit à tous les coins de rue (4) ». Nous ne ferons pas ici l’analyse de la pertinence de telles considérations qui semblent avoir gagné l’ensemble du territoire national et même bien au-delà, puisque, depuis longtemps, l’art contemporain et ses grandes manifestations biennales ou annuelles participent pleinement des stratégies d’attractivité et tout simplement du développement économique des métropoles (5). Aussi, dans ce contexte lourd de contraintes et d’embûches, conserver une parfaite intégrité et ne pas succomber aux sirènes du sensationnalisme relève souvent de la gageure. Iván Argote s’est déjà frotté à ces grands raouts internationaux où il semble chaque fois répondre à la demande de monumentalité tout en gardant une forte dimension poétique, doublée d’une aptitude certaine à créer des situations insolites : lors de la dernière Biennale de Lyon, par exemple, il avait installé une balançoire démesurée qui nécessitait une bonne quinzaine de personnes pour déclencher le moindre mouvement de l’engin (The others, me and the others, 2023). Une proposition joyeusement absurde, qui rendait presque impossible le fonctionnement de la balançoire dont l’intérêt est justement de créer un mouvement à la fois rapide et léger. À Nantes, Antipodos a de fortes chances de réaliser une véritable révolution dans l’appréhension d’une place et d’une statuaire que, jusqu’à récemment, on avait tendance à ne considérer que d’un œil distrait. 

Iván Argote, The Other, Me and the Others, 2017.
Acier, bois, système d’amortissement / Steel, wood, amortisation system, 160 × 1500 × 300 cm | 63 × 590 9/16 × 118 1/8 pouces / inches, 1800.00 kg. © Iván Argote / ADAGP, Paris, 2025. Courtesy of the artist and Perrotin.

Quand la mythologie antique rencontre le complotisme contemporain 

Les Antipodos appartiennent à la mythologie grecque, dont ils forment un exemple d’extrapolation imaginaire nécessaire à la conception d’une terre en forme de disque plat, telle que la science d’alors l’envisageait ; sachant qu’en Grèce antique, science, philosophie et mythologie ne sont jamais très éloignées. Pour répondre à cette énigme de la platitude, les Anciens avaient imaginé qu’une humanité symétrique à la nôtre peuplait sa face cachée : impossible à détecter et à connaître, ils ont alors pensé des personnages aux pieds retournés et à l’aspect résolument grotesque, correspondant à l’étrangeté d’une telle situation. On imagine aisément qu’une telle légende ait enchanté un artiste qui œuvre principalement dans le registre de l’absurde et du détournement des récits. On peut également imaginer qu’il ait pris un plaisir certain à rejoindre une théorie des plus discutées sur le Net et qui affirme régulièrement la platitude de notre astre terrestre avec moult démonstrations « scientifiques ». Les platistes pourront se réjouir de compter un allié supplémentaire dans leur recherche de légitimation et pourront mettre une figure sur cette peuplade dont on ignore toujours la physionomie. 

Pour revenir au voyage nantais, c’est à d’autres considérations, peut-être moins farfelues, qu’il faut se rattacher pour analyser l’œuvre de l’artiste. Argote, en plaçant des miroirs autour de la statue de Louis XVI, fait littéralement disparaître cette effigie anachronique dans un geste digne d’un magicien de cabaret, pour lui substituer la figure d’un roi grotesque et transformiste quittant son piédestal. Mais cette œuvre est aussi un hommage à la différence qui s’incarne à travers une série de sculptures dans lesquelles l’artiste a dépeint ces habitants « d’autres mondes » — que l’on pourrait facilement associer à des populations venues de contrées lointaines et problématiques ou affichant de réelles différences (de mœurs, de genre, d’habitus…) — dans des postures qui leur redonnent une vraie dignité. 

Cette œuvre confirme la ligne d’un artiste qui s’attaque régulièrement aux symboles, même résiduels, des figures d’autorité et de domination, en les remplaçant par leurs opposés, ceux-là mêmes qui subissent domination et ségrégation. Ces adresses se faisant toujours par la bande, jamais de manière directe et toujours sur un ton humoristique léger, pour mieux détourner les récits dominants gravés dans le marbre des statues. 

Iván Argote, Antipodos, 2019.
Bronze, 8 × 43 × 21 cm | 3 1/8 × 16 15/16 × 8 1/4 pouces / inches. Photo : Claire Dorn. © Iván Argote / ADAGP, Paris, 2025. Courtesy of the artist and Perrotin.

Le fils caché de Maurizio Cattelan 

Par cette œuvre qui, résolument, interpelle, l’artiste prolonge une série de pièces où l’humour le dispute à l’absurde : on l’avait déjà retrouvé à Nantes dans l’exposition sur le baiser (6) où il nous gratifiait d’un léchage en règle d’une barre de métro parisien lorsque l’on s’attendait davantage à l’évocation d’une situation plus sensible et sensuelle entre deux êtres (Altruism, 2011), mais le destin de tout artiste digne de ce nom n’est-il pas de déconstruire encore et toujours les piliers d’un consensualisme certes rassurant, mais finalement allant toujours dans le sens d’une sacralisation des choses ? L’art contemporain n’est pas exempt, bien au contraire, de cette réification des postures révolutionnaires en leur temps. S’attaquer à de grands aînés, comme il l’a fait avec cette œuvre vidéo dans laquelle il « bombe » deux tableaux de Mondrian (Retouche, 2008), le place immédiatement du côté des iconoclastes. Cette performance séminale sera suivie de nombreuses œuvres, performances et actions, comme celle évoquée plus haut dans laquelle la figure du « découvreur » de l’Amérique est consciemment visée en tant qu’initiateur d’un colonialisme prédateur. On ne peut s’empêcher de penser à Maurizio Cattelan, maître ès provocation en tout genre, qui n’a cessé de s’en prendre aux représentants de l’autorité, tout spécialement la papauté à laquelle il a voué une attention spéciale. Tout comme l’Italien, le Colombien a choisi de se servir de l’humour, de l’absurde et de la dérision afin de produire des œuvres impactantes et polyphoniques, sans tomber dans le piège du sujet et des messages univoques : celle qu’il propose pour le Voyage à Nantes se situe dans cette même veine.  

Iván Argote, Altruism, 2011.
Video. Durée / Duration : 00:01:20. © Iván Argote / ADAGP, Paris, 2025. Courtesy of the artist and Perrotin.
  1. Fabrice Gaignault, « Crimes et chafflements », Transfuge, no 160, septembre 2022, p. 124-129
  2. Valérie Bussman, « L’art pour changer la ville », Entre les lignes. Le parcours artistique du tramway parisien, Zéro2 éditions, 2016, p. 366. 
  3. « Il n’y a pas de pratique artistique qui ne soit pas inscrite dans des dispositifs culturels. Or ces dispositifs sont liés au système de la domination culturelle qui, dans nos sociétés, représente l’une des sources principales de la production des hiérarchies sociales. » in Geoffroy de Lagasnerie, L’art impossible, Paris, PUF, coll. « Des mots », p. 32. Pour la critique de cet ouvrage, voir : Antoine Bonnet, « L’impossible impossibilité de l’art », 02, automne 2020 et en ligne, https://www.zerodeux.fr/news/limpossible-impossibilite-de-lart
  4. Selon le mantra de Jean Blaise, fondateur du Voyage à Nantes et directeur jusqu’en 2024. 
  5. « Un été au Havre » semble la meilleure illustration de l’essaimage du concept créé par Jean Blaise dans sa bonne ville de Nantes. L’édile havrais, par ailleurs président du parti Horizons, semble tout à fait enclin à accueillir l’art contemporain dans sa ville… contrairement à son numéro 2, Christelle Morançais, qui a décidé, comme on l’a appris en décembre de l’année dernière, de flinguer tout ce qui ressemble à de la culture, dans toute la région des Pays de la Loire. 
  6. « Sur tes lèvres », cur. Vanina Andreani, Eli Commins et Claire Staebler, Frac des Pays de la Loire/Lieu Unique, Nantes, 25.10.2024 – 12.01.2025. 

Head image : Iván Argote, Dinosaur, 2024.
Sculpture : Aluminium, armature en acier galvanisé, peinture automobile, vernis transparent aérospatial / Aluminum, galvanised steel armature, automotor painting, aerospace clear coat, 487 × 243 × 304 cm | 191 3/4 × 95 11/16 × 119 11/16 pouces / inches. Socle / Plinth : Revêtement en béton sur structure en acier / Concrete cladding on steel structure, 152 × 292 × 292 cm | 59 13/16 × 114 15/16 × 114 15/16 pouces / inches. Photo : Timothy Schenck 2024. © Iván Argote / ADAGP, Paris, 2025. Courtesy of the artist and Perrotin.


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