Florian et Michael Quistrebert

par Aude Launay

Songs for a Dead Man
C’est une histoire plutôt mal famée que celle qui se raconte ici. Une histoire peuplée de personnages inquiétants, frayant toujours plus ou moins avec les abîmes de la conscience, la leur bien sûr, mais aussi forcément la nôtre.
L’odeur des feuilles mortes est partout autour, du cri naît le cri, ne naît que le cri, sans aucun effet sur la peur qui l’accompagne.
La première lueur du premier jour vit naître celui que par la suite on appellerait Fried Face, un enfant n’ayant pour autre activité que de s’égayer au cœur d’une nature vierge et sauvage, (Primal Vibes, 2004-2007), d’un trait sobre de feutre joyeusement coloré. Puis, la présence tellurique s’amplifia, laissant le tout jeune Fried Face pantois.
Des loups, des loups qui veillent, qui nous surveillent… Et déjà la sauvagerie toute proche…
Le trait se fit plus sec, et le noir s’étoffant en aplats dessina des zones d’ombre comme autant de mystères. C’est alors qu’apparurent les loups hurlant à l’oreille des zombies édentés, que les deux yeux exorbités du ciel commencèrent à nous fixer.
« Certains demandent : à quoi tient la noirceur de Iago ? Moi, jamais. » (Joan Didion (1))
Pas plus qu’on ne demanderait à Tom Waits pourquoi il écrit des chansons, on ne demandera aux Quistrebert pourquoi ils affectionnent certaines techniques que l’on aurait pu croire passées de mode : l’huile sur toile, le bronze de facture dix-neuvièmiste, le crayonnage au Rotring sur papier Moleskine…
« The eyes of fire, the nostrils of air, the mouth of water, the beard of earth. » (W.Blake (2))
Sapins coniques, falaises abruptes, cascades, lacs et bicoques de bois perdues bien loin des riantes prairies se succèdent pour former le décor d’une odyssée des grands espaces. C’est que Fried Face a pris la route pour une virée en Harley – cette route jamais représentée et pourtant partout présente – mais souvent s’arrête, parce que dans le vide de ses yeux se reflète la béance de l’univers, qui l’éblouit.
Des visages naissent de l’ombre, tout se mêle, s’entremêle, et se dévore, tout est tellement lié…
Dans ces images, quelques gimmicks, comme des refrains, nous ramènent chaque fois au point limite entre le cul-de-sac de notre intuition et une lucidité qui décroît. Le cercle, à la fois œil, soleil froid et point de fuite, répond au rayon lumineux, dardant souvent vers des détails précis, alors que les deux se fondent parfois en une étoile. Et dans la furie du vent, s’inscrivent sur les nuages quelques injonctions féroces : Take that, Finish Him. Mais si les éléments se déchaînent en un romantisme classique de l’Hudson River School, les émois psychiques de ce héros un peu naze n’en sont peut-être pas la seule cause.
« Je me rappelle un incident rapporté il n’y a pas bien longtemps dans le Herald Examiner de Los Angeles : deux jeunes mariés en voyage de noce, originaires de Détroit, ont été trouvés morts sous leur tente près de Boca Raton, un serpent corail encore enroulé dans leur duvet. Pourquoi ? À moins de vouloir considérer les choses de très haut, il n’y a pas de réponse « satisfaisante » à des questions pareilles. » (Joan Didion (3))
Le diablotin désormais rôde, sa figure éminemment gothique nous coinçant entre le Kafka de Robert Crumb et les fusains d’Odilon Redon pour mieux nous faire douter du western psychique dans lequel on pensait s’être laissé entraîner.
Le trait est nerveux mais jamais sûr. Les hachûres en surnombre tremblottent presque sous la précision du fini. Et sous les brillances rendant des noirs quasi purs, se trahissant parfois de blanc lorsque le crayonnage se fait grattage, qu’un filet d’aube semble pouvoir s’échapper du cœur de la nuit, se dévoile alors la ville. Rectiligne et sombre, la cité étend sa skyline par-delà les arcades ogivales du pont qui en permet l’accès.
« Pour une surprise, c’en fut une. À travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire et puis tout de même quand nous fûmes en plein devant les choses, tout galérien qu’on était on s’est mis à bien rigoler, en voyant ça, droit devant nous… » (L-F.Céline (4))
Assombrir toujours plus, surenchérir dans les noirs pour donner vie à la gargouille menaçante qui pointe vers l’océan, loin vers les vitraux du couchant, par-dessus les mille visages de la ville. Le noir et blanc émet tant une distance historique qu’une onde d’étrangeté, ses vapeurs aquatiques oscillant entre la traversée en barque de Bill Blake et Nobody dans le Dead Man de Jarmush, et celle de Genjuro et sa famille dans les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi.
Et voici Fried Face, pétrifié dans un square loin de son Amérique native, couvert de lichen et tout graffité, semblant là depuis toujours; mais peut-être vient-il seulement d’arriver?
« Mais on n’en pouvait rigoler nous du spectacle qu’à partir du cou, à cause du froid qui venait du large pendant ce temps-là à travers une grosse brume grise et rose et rapide et piquante à l’assaut de nos pantalons et des crevasses de cette muraille, les rues de la ville, où les nuages s’engouffraient aussi à la charge du vent. » (L-F.Céline (5))
Reach out and touch Face…

1: Joan Didion, Maria avec et sans rien, (1970), éditions Robert Laffont, 1973, réed.2007 Pavillons Poche.
2: William Blake, The Marriage of Heaven and Hell, Proverbs from Hell, 1790.
3: Ibid.
4: Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, L’Arrivée à New York.
5: Ibid.

Florian et Michaël Quistrebert, Abstract Lady Guardian, à 40mcube, Rennes, du 4 octobre au 20 décembre 2008.
Florian et Michaël Quistrebert, The Birth of a Psychic Heart, The Calm Before & the Calm Beyond, High on the Hill, The Pleasant Appearance, Springing from the Swamp, The Death of the Dead-killers… à la galerie Crèvecœur, Paris, du 13 décembre au 30 janvier 2009.
Dreamland, au domaine de Chamarande, avec Martine Aballea, Michael Dans, David Evrard, Myriam Mechita,  Marylène Negro, Florian & Michaël Quistrebert, Bruno Serralongue, du 6 juillet à la fin décembre 2008.

Flow eagle, flow

Flow eagle flow, huile sur toile

SONGS FOR A DEAD MAN
Florian & Michaël Quistrebert
By Aude Launay

The story that we are about to witness is a disreputable one. A story peopled by unsavory characters, always loitering more or less at the gulf of consciousness-theirs, of course, but surely ours, as well.

« The odor of dead leaves is everywhere around, the scream gives birth to the scream, only the scream, without any effect on the fear that accompanies it.“

By the first light of the first day, Fried Face was born, a child whose only care in life was to make merry at the heart of a virgin and savage nature, outlined with a sober stroke of joyfully colored marker (Primal Vibes, 2004-2007). Then the telluric presence grew and grew, leaving the young Fried Face dumbfounded.

« Wolves, wolves keeping vigil, watching us…And the savagery already near…“

The lines became bolder, and the black puddled into flat pools, staking out zones of shadow like so many unsolved mysteries. Wolves appeared, howling into the ear of toothless zombies, and the sky began to fix us with its bulging eyes.

« What makes Iago evil ? Some people ask. I never ask. » (Joan Didion (1)).

In the same way that we would never ask Tom Waits why he writes songs, we would never ask the Quistreberts why they are drawn to techniques that we would have thought lost to this world: oil on canvas, nineteenth century-style bronze, rotring pen on Moleskine paper.

« The eyes of fire, the nostrils of air, the mouth of water, the beard of earth. » (W. Blake (2))

Far from the laughing prairies, conical pines, vertiginous cliffs, waterfalls, lakes and forgotten cabins rise up all around us, setting the scene for an odyssey through the great expanses. Fried Face has taken to the road on his Harley-a road never represented, but always present-but he keeps having to pull over to the side. The gaping jowls of the universe keep getting caught in the nothingness of his eyes, blinding him.

« Faces are born from the shadows, everything mingles, intermingles, devours itself, everything is so linked…“

In these images, a few gimmicks, like refrains, return us to the threshold between the cul-de-sac of our intuition and a fading lucidity. The circle, also eye, cold sun, and vanishing point, dialogues with a ray of light, often coming to rest upon a specific detail, sometimes melting with its forebear into a single star. With the mounting fury of the wind, ferocious injunctions inscribe themselves in the clouds: « Take that, » « Finish Him. » But even if these elements spell themselves out with classic Hudson River School romanticism, the psychic caprices of this slightly pathetic hero are perhaps not the only cause.

« I recall an incident reported no long ago in the Los Angeles Herald-Examiner: two honeymooners, natives of Detroit, found dead in their Scout camper near Boca Raton, a coral snake still coiled in the thermal blanket. Why? Unless you are prepared to take the long view, there is no satisfactory « answer » to such questions. » (Joan Didion (3)).

The imp now haunts us at every turn, his face decidedly gothic, cornering us somewhere between Robert Crumb’s Kafka and Odilon Redon’s charcoals, as if he were trying to make us doubt our presence inside a psychic Western.

The lines are nervous but never sure of themselves. The hatching, increasingly vigorous, trembles under the pressure of the finishing touch. Out from under the inky glossiness, rendering the blacks almost pure, a bit of white appears, marking a moment when scribbling turns into scratching, a thread of dawn escaping from the heart of the night and granting us our first view of the town.  Somber and rectilinear, a city skyline stretches out behind the arches of the bridge that leads us to it.

« It was a surprise in the truest sense of the word. What we discovered through the mist was so astonishing that at first we refused to believe it, and even when we were square in front of it, as weary as we were, we started to laugh, seeing it there, right before us… » (L-F. Céline (4))

Darken it still more, outbid the night itself to give life to a menacing gargoyle hanging over the ocean, keeping company with a stained glass sunset high above the city’s thousand faces. The black and white generate both an historical distance and an air of foreigness, their aquatic vapors wavering between Bill Blake and Nobody’s canoe crossing in Jarmush’s Dead Man and that of Genjuro and his family in Mizogushi’s Ugetsu.

And here is Fried Face, petrified in an urban square far from his native America, covered in lichens and graffiti, as though he has been here all along. Or has he just arrived?

« But we could only laugh from the neck up, because of the cold that was blowing in through a great and grey and pink and fast and biting fog, assailing our pants and the crevices in this great wall, the city streets, the clouds themselves rushing to escape from its forward charge. » (L-F. Céline (5))

Reach out and touch Face…

1: Joan Didion, Maria avec et sans rien, (1970), Éditions Robert Laffont, 1973, re-iss.2007 Pavillons Poche. Citations translated from the French into an approximation of the original English.
2: William Blake, The Marriage of Heaven and Hell, Proverbs from Hell, 1790.
3: Ibid.
4: Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, L’arrivée à new-York. (translated from the French)
5: Ibid.

Translation by Emilie Friedlander.

Florian and Michaël Quistrebert, Abstract Lady Guardian, 40mcube, Rennes, October 4 to December 20, 2008.
Florian and Michaël Quistrebert, The Birth of a Psychic Heart, The Calm Before & the Calm Beyond, High on the Hill, The Pleasant Appearance, Springing from the Swamp, The Death of the Dead-killers… Galerie Crèvecœur, Paris, December 13 to January 30, 2009.
Dreamland, at the Domaine de Chamarande, with Martine Aballea, Michael Dans, David Evrard, Myriam Mechita,  Marylène Negro, Florian & Michaël Quistrebert, Bruno Serralongue, July 6 to the end of December, 2008.


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