Diego Bianchi

par Vanessa Morisset

« Tout est possible sur une montagne de décombres »

« Pour célébrer l’indomptable bizarrerie du réel. » 
Marcelo Cohen, Manières de parler d’un objet B 

Avec une œuvre aussi attentive à son contexte de création qu’à sa réception, Diego Bianchi, artiste argentin en résidence pendant douze mois à la Cité internationale des arts, ne peut qu’éveiller notre curiosité – pour cette raison et bien d’autres qui ne vont pas tarder d’être évoquées – quant à ce qu’il va produire dans son atelier parisien. Comment ce temps d’immersion dans un paysage urbain, bien différent de celui de Buenos Aires où il a l’habitude de travailler, va-t-il rejaillir sur son activité ? Si, comme le formule l’historienne de l’art Inés Katzenstein, « Bianchi trouve des petits désastres partout et les enregistre tel un ethnographe comique1 », il y a de fortes chances pour que ses œuvres réalisées durant cette résidence nous révèlent quelque chose sur nous-mêmes de surprenant.  

À vrai dire, l’artiste a déjà eu l’occasion de travailler à Paris où il a exposé, notamment en 2015 à la Maison rouge, dans une exposition collective justement intitulée « My Buenos Aires », ou encore à la galerie Jocelyn Wolf qui le représente en France2. Il a aussi exposé dans d’autres villes françaises, par exemple à Lyon, lors de la biennale de 2011, dont le titre, « Une beauté terrible est née », lui convenait particulièrement, et plus largement un peu partout dans le monde, de Miami à Madrid. Il a aussi effectué quelques résidences aux États-Unis, dans le Maine, ou encore au Brésil à Sao Paulo.  

Mais cette résidence est la plus longue. Que va-t-il en sortir, sachant que son œuvre n’est pas linéaire, mais plutôt habitée par des thèmes, des motifs et des procédés qui s’enroulent les uns dans les autres ? 

Vue de l’exposition / Exhibition view Diego Bianchi, « Táctica Sintáctica. Diego Bianchi », CA2M, Centro de Arte 2 de Mayo España, Madrid, 2022. Courtesy CA2M & Diego Bianchi. Photo : Jorge Anguita Mirón.

Diego Bianchi a toujours travaillé avec l’existant plutôt qu’avec des matériaux voués à l’art. Après avoir été designer graphique, il est allé du côté de l’art, d’abord en prenant des photos dans la rue. Son attention était attirée par des objets et des dispositions qui se donnaient à voir comme des sculptures toutes faites, ou qu’il ajustait un tout petit peu pour qu’elles paraissent telles ; c’était au début des années 2000, après la grande crise économique et sociale de décembre 2001 (« un taux de chômage de 20 %, 14 millions de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté – sur un total de 37 millions d’habitants – une perte de pouvoir d’achat de près de 50 % en cinq ans3 ») qui a conduit les Argentines et les Argentins à l’insurrection, aux pillages. Le moment a été crucial. Selon l’écrivain Diego Valeriano, ce qui s’est produit « continue de transformer les territoires, de les libérer, de les rendre chaque jour plus difficiles, chaque jour plus festifs4 ». Les premières œuvres de Bianchi prenaient déjà acte de ces événements.  

Il s’est perfectionné dans le domaine de la sculpture et de l’installation en fréquentant des sessions artistiques organisées par des artistes, appelées « clinica de obra », qui sont le moyen de transmission en art et en littérature le plus répandu en Argentine, moins formelles que le système des beaux-arts que nous connaissons5. Ainsi, de la photographie des objets et sculptures spontanées, Bianchi en est venu à la création, par l’agencement d’éléments collectés, de formes organiques. Les objets qu’il affectionne sont tordus, déformés, dégradés par leurs usages précédents, évoquant ainsi les corps de celles et ceux qui s’en sont servis. Dans un texte sur ce sujet, la philosophe Julieta Massacese va même plus loin : « La manière dont nous traitons les corps est une question à laquelle l’art de Bianchi commence à répondre par une diversion : comment traitons-nous les choses ?6 » Ses œuvres, des débuts à aujourd’hui, explorent la continuité entre les objets et les corps. Par exemple, dans les expositions « Shutdown » en 2016 à la Barro Gallery de Buenos Aires ou « The Stomach and the Port » à la Biennale de Liverpool en 2021, des tuyaux sortent de contenants, se déploient dans les espaces, devenant comme des intestins géants qui s’exhibent, auxquels les intestins cachés dans les corps humains – des performers sont souvent à l’œuvre pour le faire sentir – pourraient potentiellement se connecter, en s’émancipant eux aussi de leur enveloppe. Cette manière de vouloir mettre le dedans dehors a quelque chose d’un peu monstrueux, dans l’idée et dans les formes. C’est là une monstruosité qui peut rappeler celles de certaines figures dans les films de sa compatriote Liv Schulman ; et, comme chez elle, la monstruosité est drôle et libératrice.  

Diego Bianchi, Inflation 2, 2021, 9min 56 sec. Présenté à la / Presented at the Liverpool Biennale (2021), Inflation est filmé en 3 parties / is filmed in 3 parts. Courtesy Diego Bianchi.

Agir sur le corps humain – par le biais de performer, mais aussi directement sur celui des visiteurs et visiteuses – en le provocant, le contraignant ou lui jouant des tours, est un ressort central de l’œuvre de Bianchi, qui place souvent ses sculptures dans des installations d’envergure et immersives – quoique moins gentiment que ce que l’on entend par ce qualificatif qui suggère un registre onirique de contemplation, car ici, elles sont de l’ordre d’une mise à l’épreuve malicieuse. L’un des exemples qui vient à l’esprit est la rampe en bois construite pour accéder à l’exposition « Imperialismo Minimalismo », dans la galerie Sendrós de Buenos Aires en 2007, qu’il fallait gravir à l’aide d’une corde. On imagine que plus d’un·e amateur·ice d’art a été bien en peine d’accomplir l’exploit, qui renversait les codes d’accessibilité au lieu d’art. Pour une fois, les personnes les plus à l’aise n’étaient pas celles aguerries au rituel des vernissages. Le titre de l’exposition était d’ailleurs assez éloquent pour penser le rôle d’une galerie dans un pays à la périphérie du monde habituel de l’art. La galerie ne peut-elle être qu’un relais du « modèle » étatsunien dominant et la tendance minimaliste qu’exprime ne serait-ce que le white cube ? Ou ne peut-elle pas être autre chose ? Bianchi a de nouveau empêché le public d’entrer avec l’exposition « Meritocrazy », à la Pasto Galeria de Buenos Aires, en 2019, où on entrapercevait de l’extérieur, grâce à quelques trous laissés dans la vitrine tapissée d’une matière organique blanchâtre, la confection d’étranges chaussures. Une fois prêtes, elles étaient portées devant la galerie, comme dans un défilé de mode. Avec des talons en livres, en câbles électriques, en galets assemblés et autres matériaux trouvés hétéroclites a priori inappropriés, à la fois sculptures, prothèse et accessoires de performance, elles évoquaient un mélange de haute couture et de survivalisme. Cette œuvre rassemble tous les aspects du travail de l’artiste : la continuité entre les objets et le corps, le monstrueux, l’expérience d’un espace étrange. Et l’humour, bien sûr.  

S’installer dans les espaces exigus des lieux d’art, débarras et couloirs de services, fait logiquement partie de ses habitudes. À cet égard, on peut mentionner une référence notoire dans l’histoire de l’art contemporain argentin, l’installation Baños publicos de Roberto Platé, composée de fausses toilettes construites en 1968 par l’artiste, qui invitait le public à s’y enfermer pour écrire des graffitis sexuels ou politiques, comme dans les vraies toilettes publiques. L’œuvre avait été censurée par la dictature à l’époque au pouvoir. À la Maison rouge, dans l’exposition « My Buenos Aires », Bianchi a cherché à investir lui aussi des espaces d’habitude cachés au public. D’un point de vue formel, cet intérêt pour les espaces « anti » white cube, a amené à des expérimentations curatoriales. En 2017, invité à exposer au Museo d’arte moderno de Buenos Aires, Bianchi a décidé de mêler ses œuvres à des pièces de la collection, en les traitant quasiment comme des objets et matériaux trouvés dans la rue, c’est-à-dire dans une joyeuse confusion. Les temporalités des œuvres y étaient toutes réconciliées dans le présent de l’exposition, comme l’exprimait bien son titre « El presente está encantador (Le présent est enchanteur) ». L’expérience a été réitérée en 2022 et 2023 à Madrid, puis à Maastricht avec le projet « Táctica Sintáctica », une exposition à partir des œuvres d’une collection redécouvertes par le toucher et plus globalement par les effets qu’elles produisent sur les corps. En cela, son travail rejoint ce que prône Claire Bishop dans sa réflexion sur les nécessités écologiques et économiques d’une nouvelle muséologie qui explore l’existant plutôt que de dépenser des fortunes pour faire voyager des œuvres à travers la planète7

Quelles formes ces recherches vont-elles pouvoir prendre dans l’atelier de l’artiste à Paris ? L’une des pistes qu’il explore est un changement d’échelle qu’il ressent et tente de traduire plastiquement. Cela donne des mini-théâtres composés de bidon de liquide vaisselle, de feuilles prélevées sur un ananas, de tuyaux de plomberie et de formes modelées, dont on ne sait s’ils constituent des maquettes qu’il faut imaginer en grand, comme des installations monumentales ou si, au contraire, elles ne nous invitent pas à nous projeter à l’intérieur, rétréci·es. En tout cas, elles donnent envie de marcher au milieu, de se faufiler entre les formes, en glissant sur la nacre brillante d’une coquille d’huître ou en tombant nez à nez avec un mobile en papier d’aluminium usagé, comme pour voir avec des verres grossissants dans quel monde on vit.  

Diego Bianchi, Malba Puertos Argentina, 2024. Courtesy Malba & Diego Bianchi.

*Le titre de l’article reprend celui d’une performance de l’artiste, Todo es posible sobre una montaña de escombros, dans l’espace public à Buenos Aires en 2018.  
**La citation en exergue, « A festejar la indomitable rareza de lo real », est  tirée du texte « Maneras de hablar de un objeto B » publié dans le catalogue monographique Enlarge. Diego Bianchi 2003-2010, Buenos Aires, Galeria Alberto Sendrós, 2011, p. 211.  
***Les traductions des citations sont de la rédaction.  

1 Inés Katzenstein, « Irreversible », Enlarge, Buenos Aires, Galeria Alberto Sendrós, 2011, p. 265 
2 La résidence de l’artiste à la Cité internationale des arts est issue d’un partenariat avec la Fondation Antoine de Galbert, ex-Maison rouge. Quant aux expositions à la galerie Jocelyn Wolf, un article d’Inés Dahn paru dans 02, en 2019, rend notamment compte de Soft Realism
3 Lire, entre autres, l’analyse à chaud, en janvier 2002, de Carlos Gabetta, « Crise totale en Argentine » dans Le Monde diplomatique, p. 3 
4 Diego Valeriano, « El 2001 sigue en la Calle », RUB. Perspectivas sobre la obra de Diego Bianchi, Buenos Aires, Temblores Ediciones, 2019, p. 279 
5 Dans une conférence donnée à la Maison rouge durant l’exposition « My Buenos Aires », la commissaire d’exposition Florencia Cherñajovsky explique la spécificité de ces ateliers : https://www.dailymotion.com/video/x2vkem4 
6 Julieta Massacese, « Usos y dimensiones del cuerpo », RUB. Perspectivas sobre la obra de Diego Bianchi, op. cit., p. 97  
7 Claire Bishop, Vers un Musée radical. Réflexions pour une autre muséologie, paru en anglais en 2013, traduit en français et publié par MkF éditions en 2021. 


Head image : Vue de l’exposition / Exhibition view Diego Bianchi, Pivô – Arte e Pesquisa São Paulo, 2024. Courtesy Pivô & Diego Bianchi. Photo : Everton Ballardin.


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