r e v i e w s

Mathilde Ganancia

par Rachel Rajalu

L’incandescente affirmation. Sur « Du ballooning, en attendant le bal » de Mathilde Ganancia 
Café des glaces, Tonnerre
5 juillet — 4 octobre 2025

Au Café des Glaces de Tonnerre, petite commune de Bourgogne à 1h50 de Paris, les peintures de Mathilde Ganancia dansent aux rythmes des scintillements du soleil et des mouvements dissipés de nos yeux. Appelée à exposer dans cette ancienne salle de bal devenue espace d’art contemporain depuis 2021 sous l’impulsion de Camille Besson et Haydée Marin, l’artiste présente un ensemble de peintures récentes selon un dispositif spectatoriel qui relève d’une théâtralité tout à fait singulière, inscrite dans l’architecture et les usages historiques du lieu. L’espace ouvert sur l’extérieur (sept fenêtres donnent sur la ville) et réfléchissant (de grands miroirs sont placés entre les fenêtres) est propice à des jeux d’apparition en cascade. On le comprend, très loin du dispositif du white cube, même si, me dit-on, les murs viennent d’être repeints en blanc, le lieu invite à l’invention de modalités d’accrochage et de regard, ce que Mathilde Ganancia a su faire avec élan et audace dans l’affirmation du jeu dionysiaque, et donc tragique, de son art.  

Les peintures s’ordonnent autour de deux « îlots ». Le premier repose sur une inversion. Une structure-architecture en forme de cube irrégulier en creux accueille sur ses parois extérieures des tableaux selon des principes de superposition, de recouvrement et d’espacement, jouant sur les hauteurs et les largeurs. Le second met en scène un déplacement. Il montre sept tableaux placés au sol, contre le mur, les uns sur les autres, à la manière d’un stockage dans un atelier d’artiste. Cette disposition ne laisse apparaître que des bandes de tableaux peints, un seul, celui placé devant, étant visible à l’œil dans son intégralité. Les espaces entre les tableaux présents dans le premier dispositif permettent de voir ceux qui sont derrière, soit par des jeux de transparence, soit en s’approchant et en regardant de manière oblique. Les parties cachées des tableaux le demeurent pour ce qui est du second. Dans une petite pièce du même étage, une vidéo tourne, décrivant de manière imagée la cuisine et les modes de cuisson du processus de création de l’artiste. J’y reviendrai. 

C’est toutes fenêtres ouvertes que je découvre l’accrochage proposé par Mathilde Ganancia. Les crémones sont attachées les unes aux autres par des liens en tissus, les ouvertures donnent sur les paysages urbains et le ciel de Tonnerre, le soleil inonde la pièce, les ombres des tableaux attachés à la structure viennent dessiner des espaces géométriques sur le parquet, les formes et les couleurs vives des images comme les vues sur l’extérieur se reflètent dans les miroirs. L’ensemble brille de mille feux, tout paraît chatoyant, lumineux, vivant. Cette théâtralité au grand air donne une impression de légèreté par quoi le regardeur se sent chaleureusement invité à s’insérer dans la danse. Et de fait, c’est ce que nous faisons : nous entrons, nous tournons autour et sur nous-même, nous avançons d’un pas et reculons d’un autre, nous nous contorsionnons pour mieux voir entre, nous traçons des lignes de visibilité et y tramons librement des parcours que nous percevons être infinis. De ce jeu de pas et de regards fleurit, presque malgré nous mais avec joie, une multiplicité de combinaisons possibles d’autres tableaux à partir de ceux proposés par l’artiste. 

Mathilde Ganancia, La fabrique de l’information, 2025. Vidéo HD, 7 minutes 30 secondes. © Camille Besson.

Pour autant, l’innocence du jeu est nuancée et contrebalancée dès le départ par la vision d’un bloc (celui de la structure) imposant par son volume, lointain par sa disposition en fond de salle, enfin étrange par ce que représente le tableau qui fait face à l’entrée. Ce tableau est composé de deux couches. Sur le tulle en lycra résille translucide de la couche supérieure, une image imprimée floue d’un homme inquiète. Son apparition laisse des impressions similaires à celles que provoquent les films d’un David Lynch. Des zones troubles et angoissantes percent derrière l’ordinaire et le familier, entre visions et ruminations. La stature immobile, droite et tendue, le visage fermé et déterminé, le regard sombre de cet homme, ajoutés au fait que son support d’apparition enserre et dissimule des mains tendues de femmes et des feuilles de mimosas, laisse à penser que ce personnage aux allures fantomatiques est dangereux. C’est d’ailleurs ce que les mots du tableau viennent confirmer : « […] c’est d’un MIMOSA PUDICA qu’elle a accouché. Puis, lorsque le père est parti se désaltérer, la mère découvrit son bébé avec une belle peau de bébé. » La légèreté ne se réalisera ni sans péril, ni sans tragique.  

D’autres tableaux parlent en ce sens. L’un appelle sans pathos au secours « Bonjour, j’ai besoin de vous » ; un autre évoque un vol irrésistible d’enfant ; un autre encore composé de bulles de bandes-dessinés remplies de gribouillages aux stylos peine, bien que bavard, à formuler des phrases face à un auditoire peu attentif, voire disqualifiant : « Chhht », « ok », « hum » ; un autre, sur fond d’un jaune pâle, confie refuser de dormir et de se nourrir parce qu’« il y a trop de maladie [sic] », laissant entendre que ce ne sont pas les différentes affections qui sont risquées mais bien l’existence elle-même qui est menaçante. Puis, ce sont les assemblées politiques qui, encroutées dans un hémicycle fait d’une épaisse couche de peinture en relief aux tons rouges-marrons, vendent leurs âmes, agitent leur puissance vide en s’exprimant dans un braillant et inaudible magma d’énoncés. Le tragique des tableaux-personnages de Mathilde Ganancia, sur cette structure qui se transmue en scène, se raconte à la manière absurde et si drôle d’un dialogue beckettien obscure aux voix apparemment forcloses. L’altérité y est cependant maintenue. Les tableaux, en particulier ceux qui se chevauchent, communiquent leur monde entre eux. Leurs adresses sont également ouvertes aux destinataires que nous sommes et qui réactualisons de façon irréfragable la plurivocité des mots et des images.      

Dans cette cacophonie, l’artiste provoque donc des trouées et relance les dés. Tendre l’oreille et dessiller nos yeux sont encore des jeux possibles même quand tout paraît obstrué et ciselé. Le dispositif spectatoriel l’illustre ; la peinture de l’artiste le manifeste. Ainsi le bloc est partout transpercé et dédoublé de telle sorte que les champs de visibilité se multiplient à mesure que le spectateur joue d’une proximité avec l’espace pictural. Davantage qu’un bloc, c’est d’ailleurs un espace labyrinthique ouvert qui éclot sous nos yeux, avec ses vides, ses brèches, ses accès aux envers des tableaux et à leurs tranches, ses voies sans issues où le regard s’arrête sur un motif ou une lumière inaccessible depuis la façade. Ce multiple s’augmente d’autres fragments de reflets, puis de reflets de reflets produits par la présence des miroirs. Les espaces s’agrandissent, s’allongent, s’étirent en même temps qu’ils se densifient et s’accroissent.  

Cette élasticité, que l’artiste partage avec le travail d’Eva Hesse par exemple, est manifestée par cet autre tableau placé dans le sens de la longueur et composé sur une serviette de bain d’un bleu klein. Pour l’atteindre, il convient de se glisser et de séjourner dans un étroit couloir entre la structure et le mur de la salle de bal. Là, des éclairs de transparence fabriqués en lycra rouge perforent l’opacité et la force d’absorption du tissu bleu. Ces éclairs surgissent avec les étoiles, les lunes et un monde nouveau en forme d’ellipse fait de restes de tissus, de matières végétales, de colle de peau de lapin, de paillettes et de sable. Observons au passage que Mathilde Ganancia a une conception élargie de la peinture, transformant des tissus et divers autres matériaux en moyens plastiques pour faire peinture dans l’héritage d’un Sigmar Polke. L’effort de composition donne naissance à un territoire coloré, flamboyant et fertile, mais aussi feutré par la douceur de ses tissus comme de leurs franges graciles, enfin protégé par une enveloppe. Les tensions contenues de la forme elliptique rappellent les battements du cœur.  

Vue de l’exposition Du ballooning, en attendant le bal, Mathilde Ganancia, Café des Glaces, Tonnerre, 5 juillet — 4 octobre 2025. Photo : Camille Besson. 

Pourtant, ces respirations, qui sont celles de la vie même, se réalisent sur fond d’évidence du manque. L’ellipse est certes une forme géométrique mais c’est aussi une grammaire de la lacune et de l’omission. Son caractère vacillant est d’ailleurs appuyé par l’artiste avec la superposition d’une peinture-écriture sur un tissu organza blanc venant voiler l’éclat de la naissance d’un nouveau monde et dire son incomplétude : « […] I did all the things they said, but I was still not able to put the birds, the clouds and all mosquitos back into their facilities. » C’est que d’une part la force créatrice a à se libérer « de tout ce qu’ils ont dit », quelle que soit la valeur de ce qui a été dit et des manières de faire prescrites. Cette force tire son intensité de son caractère impétueux et décidément non consensuel ou non conformiste. D’autre part, le pouvoir de créer a une force d’expansion mesurée et limitée. C’est pourquoi l’effort de (re)composition de mondes ne pourra jamais redonner vie à ce qui a définitivement disparu. La poésie et la beauté formelles qui se dégagent pourtant de cette force tendent à regarder ce tragique de manière plus positive. 

Car au fond, ce qui compte, c’est que l’activité de créer puisse s’exprimer dans une curiosité inassouvie, dans un jeu perpétuel avec les matériaux, les outils, les gestes, les couleurs et les formes, les lumières, à travers un processus continu de recherche. Dans le multiple se dessine quelque chose du provisoire, qui fait de ce multiple la seule vérité. Les deux îlots prennent sens et font lien depuis cette pratique reconduite de l’artiste qui exprime aussi des valeurs. L’une consiste à attribuer à la création et à ses objets un statut plus modeste que celui dessiné par une modernité mythifiante. L’autre reconnaît l’importance des gestes et tentatives d’un art d’un côté, comme les formes de vie changeantes des œuvres d’un autre côté. Pendant ma visite de l’exposition, devant Serviette dont j’ai parlé plus haut, Mathilde Ganancia observe que certains matériaux dont est composé son tableau craquellent sous la chaleur du soleil. Elle scrute le processus et ses effets mais ne le déplore aucunement.  

Ainsi, apporter l’atelier dans l’espace d’exposition, même si cela n’est pas nouveau, insiste sur les dimensions mouvantes, précaires d’un art en train de s’œuvrer, au travail de lui-même. Plus encore, l’espace d’exposition est atelier. Le choix des matériaux pour la structure de l’îlot en atteste. En la formant à partir d’imbrications de tables et de chaises glanées au Café des Glaces et ses alentours, l’artiste montre qu’elle est arrivée à Tonnerre avec sa pensée ouvrière et bricoleuse, confiante dans le devenir, prête à bondir sur les hasards, les potentialités et les sollicitations du lieu. Les superpositions de tableaux et les formes de visibilité fragmentaires indiquent encore au spectateur, par l’expérience qu’il fait de ce qu’il contemple comme de ce qui est omis, dissimulé à la vue, que les processus de création restent incertains, indéterminés, insaisissables, sans être mystérieux ou magiques au sens premier. Ce faisant, Mathilde Ganancia affirme la valeur d’un non-savoir qui confère de l’importance au présent, non pas pour le figer, non pas comme accès à une éternité, mais au contraire comme une modalité essentielle et nécessaire du temps. Il s’agit de revendiquer une effectivité ici et maintenant, une performativité même, qui se sait passagère, éphémère, approximative, parfois laborieuse, mais qui suscite notre curiosité, met en mouvement et réveille notre appétit pour l’expérience, l’inconnu, voire l’invu, ce qui ne sera jamais vu, enfin les potentiels devenirs. 

Mathilde Ganancia, La fabrique de l’information, 2025. Vidéo HD, 7 minutes 30 secondes. © Camille Besson.

Mathilde Ganancia pratique et encourage à l’innocence du jeu. Facétie et humour – parfois grinçant – en sont les ressorts. Ils apparaissent par exemple dans les écarts entre peinture et texte d’un même tableau. Ainsi, Bonjour, j’ai besoin de vous représente des bulles aériennes dans de douces couleurs pastel. Cette alliance incongrue amuse et interroge : comment la légèreté, l’envol, l’élévation, la bulle d’air, le temps suspendu peuvent-ils avoir besoin de quoi que ce soit ? de quoi ce tableau-personnage a-t-il peur ? de quitter définitivement la terre ? d’éclater en vol ? de se perdre en allant trop haut ? de l’épreuve de la retombée et du retour ? de ne plus être regardé ni écouté ? Cet autre tableau-personnage annonce poliment « C’est pour moi un grand honneur de prendre la parole devant vous pour une question d’une telle importance », mais sa tête peinte, bien que foisonnante de traits de couleurs, inspire terreur et avertissement. Il produit un effet ambivalent, drôle et questionnant. C’est cette capacité de retournement – jouer avec les dissonances, faire rire du tragique d’une situation et de l’existence, les aimer comme des nécessités tout en surmontant les drames – qui qualifie l’innocence du jeu dionysiaque.  

Comme le souligne Gilles Deleuze à propos du jeu chez Nietzsche : « La formule du jeu est : enfanter une étoile dansante avec le chaos qu’on porte en soi. » Or qui est la figure féminine de cet enfantement dionysiaque ? C’est Ariane. Délestée du poids de Thésée et de sa tâche morale, elle peut enfin s’alléger et s’élever. Ariane, figure de la félicité, fait partie des 999 femmes associées aux 39 convives de l’installation The dinner party de Judy Chicago réalisée au milieu des années 1970 en hommage aux femmes mythologiques et historiques. Le féminisme de Mathilde Ganancia s’inscrit dans cette impulsion d’une vie créative, désirante et dansée animée de gaieté. Son tableau Les gens s’en vont travailler est une affirmation de plus, en forme de conte, des pouvoirs des femmes capables de renverser les positions, de faire danser et de danser jusqu’à provoquer le lever du soleil, bien loin des « esprits de pesanteur ». Cette affirmation s’augmente des réclamations de « 24 heures de butinage, pour le bal » et d’« amour    aussi », deux titres de tableaux qui se superposent, l’un composé de lingerie, de paillettes et de taches-fleurs de peinture, l’autre d’une profusion de cœurs exaltés peints avec les doigts en rouge sur fond rouge. Cette espièglerie souligne que la peinture comme la vie ont une dimension érotique et sont aussi des affaires de plaisir. Ces deux indispensables de l’artiste n’ont cessé d’être soulignées par la peintre Carol Rama dont nous sentons ici la présence. 

L’art de Mathilde Ganancia parle ainsi le langage de la vie même, qui est aventure et métamorphose. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles la vidéo La fabrique de l’information projetée dans une pièce adjacente met en scène les mécanismes d’une transformation. Celle-ci raconte le destin de papiers journaux qui après avoir été vaguement lus avec un brin d’agacement sont ingurgités par une fleur carnivore, puis découpés, incorporés avec d’autres matériaux, dont de la peinture. La mixture est placée au four dans un cucurbitacée évidé servant de faitout et reposant sur un lit de billes. Les opérations de la métamorphose font feu de tout bois – métaphoriquement et littéralement – tout en étant, dans leurs manières, précises, franches et nettes, et dans leur qualité fonction des ingrédients, des dosages, des mélanges, des modes de cuisson à disposition.  

L’esthétique et la tonalité pop-psychédéliques de la vidéo, avec ses robes type cocktail dites « Hommage au pop art » d’Yves Saint Laurent des années 1960, sa musique électronique, répétitive et obsessionnelle, ses projections d’encodage vert appartenant aux premiers ordinateurs personnels, ses images en mouvement fractionné et accéléré, parfois empruntées à des films documentaires, ses personnages créés par l’IA, forment un composite dont la frénésie rythmique et la ferveur inventive finit par atterrer la sagesse d’un singe blasé tout en nous faisant rire de nos folies – et surtout de celles de l’artiste ! La démarche plastique critique perpétuellement remise au travail de Mathilde Ganancia produit un sentiment paradoxal de joyeuse consternation – consternation devant les abus et les violences d’un monde discordant, face aux drames de nos existences personnelles, mais joyeuse parce que ces histoires parviennent à travers des chemins secrets à être retournées et surmontées par l’art et les gestes rieurs de l’artiste qui agissent comme de vifs leviers de résistance partageables et populaires, au sens démocratique du terme. Du ballooning, en attendant le bal présente incontestablement un art d’une ébouriffante et confiante liberté. 

Vue de l’exposition Du ballooning, en attendant le bal, Mathilde Ganancia, Café des Glaces, Tonnerre, 5 juillet — 4 octobre 2025. Photo : Camille Besson. 

Head image : Vue de l’exposition Du ballooning, en attendant le bal, Mathilde Ganancia, Café des Glaces, Tonnerre, 5 juillet — 4 octobre 2025. Photo : Camille Besson. 

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