r e v i e w s

Amy Sillman

par Benjamin Thorel

Amy Sillman 
Oh, Clock!
Ludwig Forum, Aix-la-Chapelle 
22 mars – 31 août 2025 

En rentrant dans le vaste hall du Ludwig Forum d’Aix-la-Chapelle – une ancienne fabrique de parapluies aux dimensions impersonnelles –, on se heurte à de grandes formes jaunes : des sculptures de Gabriel Kuri aux fausses allures de pièces de Meccano surdimensionnées. On contourne ces Items in Care of Items pour découvrir, peints sur un élément d’architecture au milieu du hall, un grand cercle noir aux contours approximatifs et une flèche cartoonesque d’un même jaune que les sculptures, nous invitant à nous diriger vers l’entrée d’une galerie. Mais, alors qu’on suit le signe en jetant un œil au sol à des fuseaux d’époxy et de cuir élaborés par Nairy Baghramian, on hésite à dériver d’un côté de l’entrée pour s’attarder devant une installation de Peter Brüning – un assemblage de lumières électriques et de formes pop attirant le regard à la manière de l’animation d’une rue –, ou de l’autre, pour suivre un présentoir où s’étire Temporary Object, série d’impressions sur aluminium réalisée par Amy Sillman, qui semble nous éloigner du seuil de l’exposition… À moins que l’on ne décide de repartir de l’autre côté du hall, en cédant au charme inquiétant d’une peinture de Galina Neledva, une scène de groupe entre la réunion de famille et le pot de vernissage un peu sinistre, pour s’aventurer dans les autres galeries du musée.  

Dès son entrée, l’exposition d’Amy Sillman « Oh, Clock! » plonge ainsi le·la spectateur·rice dans l’incertitude et défie sa curiosité. Les œuvres dispersées dans le hall mettent en place les paramètres de l’expérience esthétique : formes et couleurs dans l’espace, obstacles et passages, circulation des corps et orientation de l’œil, effets de réel et trompe-l’œil. Dans cette exposition qui articule une présentation de peintures, dessins et films d’animation réalisés par Sillman sur ces dix dernières années et une sélection d’œuvres qu’elle a choisies dans la collection Ludwig, rien n’est tenu pour acquis, et tout est en mouvement. Aujourd’hui reconnue pour une œuvre réinterprétant – « queerisant » – l’héritage de l’expressionnisme abstrait et de l’action painting, l’artiste new-yorkaise n’a de cesse d’explorer et d’élargir le champ de la peinture, de manière aussi généreuse qu’exigeante, attentive également à créer des contextes d’appréhension des œuvres dynamitant la solennité du white cube. 

Amy Sillman. Oh, Clock!, Ausstellungsansicht/exhibition view Ludwig Forum Aachen, 2025, Foto/photo: Mareike Tocha.

Commençons par la suite de quatre salles où se déploient les œuvres de Sillman. Les peintures de grand format alternent avec des toiles plus petites, tandis que plusieurs séries de dessins embrassent l’espace des murs et que des vidéos d’animation montrées sur écrans apportent un contrepoint. Ce qui frappe, c’est la complexité du jeu des formes et des couleurs à l’œuvre, la manière dont chaque toile se présente comme une accumulation de gestes, de manœuvres, de passages et de reprises – plus que comme un simple travail de pigments. La densité chromatique suggère les décisions et les processus qui ont produit le travail des formes autant qu’elle le masque et les brouille : on se perd dans les strates de couleurs et les coups de pinceau, les transparences, les recouvrements, les effacements – tout en étant saisi par la singularité de la palette même de l’artiste ; une exubérance tout en tons cassés, jaunes, roses, oranges, verts et bleus indéfinissables, parfois rehaussés de scintillants pigments métalliques.  

Le mouvement à l’œuvre est particulièrement sensible dans les séries de dessins qui se déploient explicitement comme des partitions – ainsi May (score) Series (2022) – ou dans l’installation Untitled (Frieze for Venice), qui reprend dans une nouvelle configuration, sur les quatre murs d’une salle structurée par un bandeau d’un bleu profond, l’ensemble de dessins et sérigraphies réalisé par Sillman pour la Biennale de Venise de 2021: la répétition des figures évoque le dessin animé et met l’accent sur la manière dont les motifs imprimés et les tracés à la main, les masses et les traits, jouent ensemble. Un disque noir – soleil, monnaie ou trou –, un·e cavalier·ère au galop, au bord de la chute – la robe de sa monture constellée de taches noires : à la lisière du mythe et du mystère, les dessins tissent un récit épique, scandé dans l’espace, où symbole et écriture semblent naître de concert. La présence de la peinture Mouth (2011), où une bouche s’ouvre dans une forme géométrique pour faire jaillir un tracé quasi pornographique, accentue la dynamique jaculatoire et incarnée de l’ensemble. 

Ce sont des œuvres qui se refusent à faire image, à se réduire à une appréhension rapide et immédiate, pour inciter à une perception plus profonde ; moins un déchiffrement, cependant, qu’une écoute, pour tenter de retrouver les séquences, les moments, les mouvements qui ont pu animer l’artiste. Le montage, art de précision auquel fait penser le titre de l’exposition, est aussi la méthode qui règle et dérègle la composition des tableaux : le jeu de l’organique et du mécanique, de la figure et du trait, du signe et de la trace, explicite dans les films d’animation de l’artiste, est ici une clé. Tout commence – ou finit – souvent avec un élément à la frontière de l’identifiable, morceau de corps, grille moderniste, fuseau rappelant l’aiguille d’une horloge, protubérance loufoque, signe improbable sur lequel on pourra s’appuyer pour tenter de répondre à l’œuvre.  

Dans le petit livret accompagnant l’exposition, Sillman explique comment sa pratique de la peinture s’ancre dans l’improvisation : « L’improvisation ne signifie pas faire n’importe quoi. Cela n’a rien à voir avec l’expression libre – en fait, l’impro implique que vous êtes parfaitement conscient·e à la fois de la composition et de la construction, que vous connaissez les règles d’un jeu formel, mais que vous répondez instinctivement aux conditions présentes, en ouvrant votre œil, vos oreilles, votre esprit et vos mains. Et vous devez à la fois agir et éditer, bouger et penser, parler et écouter simultanément, prendre la mesure du moment, répondre sans réfléchir – et parfois le résultat est maladroit, horrible, gauche, embarrassant –, et ce sont des qualités que je chéris dans l’art. » En évoquant la musique et ses propres gestes, Sillman articule de manière stimulante une approche conceptuelle de la peinture – il s’agit bien d’être conscient·e d’une histoire – et un engagement physique avec son médium – il n’est ni question de se retrancher dans une distance ironique ni de viser le confort du contrôle virtuose – pour affirmer le potentiel politique d’une pratique processuelle, autonome. 

Amy Sillman. Oh, Clock!, Ausstellungsansicht/exhibition view Ludwig Forum Aachen, 2025, Foto/photo: Mareike Tocha.

Ce travail d’improvisation, on le retrouve dans le second jeu de salles du Ludwig Forum, où l’artiste a placé, dans la diagonale des espaces d’exposition, des cimaises temporaires sur lesquelles se déploient de grandes fresques colorées mêlant signes, formes abstraites et motifs d’objets ordinaires, fleurs, ampoules, etc. Ces peintures in situ, improvisées pendant le montage de l’exposition et vouées à disparaître à la fin de celle-ci, servent d’arrière-plan anticonformiste à l’accrochage d’un choix de pièces de la collection Ludwig qui laisse la part belle aux curiosités : peintres d’Europe de l’Est qui échappent aux schémas historiques (ainsi d’une scène paysanne d’Augustinas Savickas de 1979 évoquant les avant-gardes du début du xxe siècle, ou d’un buste en bois peint de Inga Savranskaja de 1974), artistes pop allemandes méconnues (Fettprobe, toile étonnante de Rissa de 1967 représentant un doigt s’enfonçant dans une motte de beurre), et, du côté des artistes plus célèbres, des propositions souvent hors cadre (comme un Robert Rauschenberg reprenant la structure d’un taud).  

Par contraste avec la première partie de l’exposition, cet ensemble s’appréhende de manière intuitive, les nombreux échos entre les pièces créant un fil aussi souple que précis, jouant de la polysémie des motifs et des accords de couleurs. L’artiste elle-même explique avoir pris le parti de l’« inconnaissable » pour opérer ses choix parmi les œuvres des Ludwig, manière de court-circuiter le système de la collection en se concentrant sur les œuvres, privilégiant, par exemple, des figures « fragmentées, ou qui font face au·à la spectateur·rice » et de pièces traduisant « un sentiment de ruine, de rien, de vide ou de destruction ». Sillman, qui avait saisi en 2019 l’occasion d’une invitation de MoMA pour proposer, avec The Shape of Shape, une histoire alternative des formes prenant le parti des « généalogies personnelles » des artistes contre les schémas téléologiques de l’institution, prolonge cette approche à Aix-la-Chapelle. Le résultat est aussi désorientant – pas de contexte autre que des dates – que stimulant : le « montage » d’une œuvre à l’autre favorise leur appréciation, et force à reconsidérer l’idée même de « contemporanéité ». Il s’agit moins de remettre les pendules à l’heure que de prêter attention à des décalages horaires pour se décentrer : et là-bas, quelle avant-garde était-il ?  

Incertitude, mobilité, mise en scène : en continuant ses propres expérimentations autant qu’en se plongeant avec énergie et sagacité dans l’histoire de son médium, Sillman ne nous conduit pas seulement à redéfinir le vocabulaire avec lequel parler de peinture – elle réaffirme aussi la richesse réflexive de la forme de l’exposition. Quelles temporalités un accrochage propose, ou impose-t-il ? Qu’est-ce que cela signifie, de s’engager dans une galerie ? Une peinture se regarde-t-elle toujours en face ? Est-ce qu’un parcours d’exposition peut être palpitant comme un escape game ? Comment mettre en mouvement un corps, un regard – comment les « mobiliser », avec ce que cela peut avoir de politique ? Avec son tempo sans pareil, « Oh, Clock! » fait exploser l’équation temps/espace/corps de la visite – comme dans un cartoon – pour qu’on la remonte sans sens préétabli. 

Amy Sillman, Coin Lady 3 (2024), Ausstellungsansicht/exhibition view Amy Sillman. Oh, Clock!, Ludwig Forum Aachen, 2025, Foto/photo: Mareike Tocha.

Head image : Amy Sillman. Oh, Clock!, Ausstellungsansicht/exhibition view Ludwig Forum Aachen, 2025, Foto/photo: Mareike Tocha.

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