Walter Swennen

par Guillaume Lasserre

Walter Swennen, peintre iconoclaste, artisan conceptuel de la matière picturale

Peintre, poète et penseur belge, Walter Swennen s’est éteint le 15 août dernier à Bruxelles à l’âge de 79 ans. Artiste inclassable, il a fait de la peinture un espace d’expérimentation radicale où se croisent avec une liberté déconcertante les langages de la poésie, de la philosophie et de l’absurde. Il laisse derrière lui une œuvre aussi énigmatique qu’essentielle.

Les tableaux de Walter Swennen sont des énigmes visuelles qui continuent de défier toute tentative de catégorisation. Peu connu du public français, il était considéré comme l’un des artistes les plus influents de Belgique, notamment en raison de son approche novatrice et expérimentale de la peinture. Né en 1946 à Forest, dans la banlieue bruxelloise, Swennen grandit au sein d’une famille modeste de six enfants, dans un contexte national marqué par la dualité des langues officielles. Alors qu’il a cinq ans, un événement décisif va imprimer durablement sa sensibilité. Ses parents, d’origine flamande, adoptent le français comme langue familiale, instaurant une fracture linguistique qui deviendra l’une des clefs de son œuvre. Cette tension entre flamand et français, entre mots et significations glissantes, nourrit chez Swennen une fascination pour le langage comme matériau, au même titre que la peinture. Formé à la gravure à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, il s’intéresse parallèlement à la psychologie et à la philosophie, disciplines qu’il étudie à l’université, puisant chez Wittgenstein, Lacan ou Freud des outils pour interroger le sens et ses ambiguïtés. Dans les années soixante, il se tourne vers la poésie, publiant dans des revues alternatives et participant à des happenings aux côtés de Marcel Broodthaers notamment, dont l’approche conceptuelle et ironique va profondément le marquer. En mai 1968, il forme, avec Brigitte Baptista, Umberto Beni, Francine Lichtert et Jean Toche, le Groupe Accuse qui organise des performances et des actions éphémères dans l’esprit des avant-gardes des années soixante, influencées par la Beat Generation et les happenings de Fluxus. Si ces actionssont liées à la remise en cause des formes de pouvoir largement partagée à l’époque, certains principes déjà présents dans les interventions de Swennen vont se rejouer plus tard et différemment, en particulier la fonction du langage et de la communication. Ce n’est qu’au début des années quatre-vingt, après une période de remise en question, qu’il embrasse pleinement la peinture, un médium qu’il aborde avec une liberté totale, refusant tout dogme préétabli.

Exhibition view of Walter Swennen: So Far So Good (05.10.2013 – 26.01.2014) at WIELS Contemporary Art Centre, Brussels. With: Chapeau chinois, 2012; Tim, 2007 and Old Malevitch, 2002. Photo: Kristien Daem.

La peinture comme terrain de jeu et de pensée

La peinture de Walter Swennen n’obéit à aucune règle, sinon celle de l’imprévisibilité. Acte de subversion joyeuse, elle est aussi un refus de toute orthodoxie. « Un tableau est toujours l’image d’un tableau », aimait-il répéter, soulignant l’autonomie du médium face à toute tentative de le soumettre à une narration ou à une fonction illustrative. Ses œuvres, souvent réalisées sur des supports hétéroclites – toiles usagées, panneaux de bois, objets récupérés –, sont autant de champs d’expérimentation dans lesquels s’entrelacent des motifs disparates : objets du quotidien (bananes, entonnoirs, casseroles), fragments de texte, personnages de comics, tâches de couleur brutes, formes géométriques indéfinies. Ces éléments, puisés dans la culture populaire ou dans des références savantes, qu’il s’agisse de la philosophie, la poésie ou la psychanalyse, s’assemblent dans une logique associative, presque onirique, qui évoque le free jazz ou les cut-ups littéraires de Burroughs.

Swennen peint comme on improvise, laissant la toile dicter son propre chemin. « Mon seul but est de terminer le tableau », confiait-il, rejetant l’idée d’un projet préconçu. Cette approche à la fois ludique et profondément réfléchie fait de lui un héritier des questionnements conceptuels de Broodthaers ou de Duchamp, tout en restant un artisan de la matière picturale. Ses couleurs vives, appliquées en aplats ou en gestes nerveux, ses compositions dépourvues de perspective classique, ses textures rugueuses ou maladroites – volontairement ou non –, traduisent une liberté absolue. Dans « Untitled (Beste P., bis) » (1984), une peau de banane jaune éclatant se détache sur fond sombre, presque noir. Cette peau de banane est-elle un second avertissement comme semble le laisser entendre le bis du titre ?  La banane, motif récurrent chez Swennen, évoque à la fois le pop art de Warhol et une réflexion plus profonde sur l’objet trivial comme vecteur de sens. La composition, brossée à gros coups de pinceau, illustre son refus de la perfection technique, préférant la spontanéité et l’imperfection comme expressions d’authenticité. Autre exemple, dans « The Cat (2015) », un chat esquissé avec une maladresse feinte devient une méditation ironique sur la représentation. Peinture écrite ou texte peint ? L’ambiguïté qui se joue dans « Zij die hier zijn van hier » [Ceux qui sont ici sont d’ici] (2007), se poursuit jusque dans le texte lui-même. Le message, de prime abord extrêmement clair, devient, en en multipliant les lectures, bien plus équivoque. L’artiste ne cherche ni à séduire ni à expliquer. Ses tableaux, souvent accompagnés de titres énigmatiques ou absurdes, sont des invitations à se perdre dans les méandres de la signification, sans jamais la fixer. Passeur de l’invisible, il fait de la peinture un espace de pensée matérialisé dans lequel l’absurde devient une porte d’entrée vers le sens.

Exhibition view of Walter Swennen: So Far So Good (05.10.2013 – 26.01.2014) at WIELS Contemporary Art Centre, Brussels. With: Chauve souris, 2001; Scarlett, 1998; Magic, 1998 and Stark wie ein Stier, 2008. Photo: Kristien Daem.

Reconnaissance tardive et héritage insoumis

Longtemps, Walter Swennen est resté un artiste discret, presque marginal de la scène belge. Son travail était davantage célébré par ses pairs que par les institutions. Ce n’est qu’à partir des années 2010 que son œuvre gagne une reconnaissance internationale, portée par une nouvelle génération de commissaires et de collectionneurs sensibles à sa radicalité. En 2013, la rétrospective « So Far So Good » au WIELS à Bruxelles marque un tournant, révélant au public l’ampleur de son univers. Suivent des expositions majeures, à l’instar de « Ein perfektes Alibi » à la Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen à Düsseldorf en 2015, « La pittura farà da sé » à la Triennale de Milan en 2018, et surtout « The Phantom of Painting » (2021-2022), ambitieuse exposition itinérante présentée au Kunstmuseum Bonn, puis au Kunstmuseum Den Haag et au Kunst Museum Winterthur. Ces événements consacrent Swennen comme une figure incontournable de l’art belge et au-delà. On le rapproche souvent de son compatriote Raoul De Keyser (1930-2012) ou du peintre néerlandais René Daniëls (né en 1950 à Eindhoven), avec lesquels il partage une même méfiance envers les systèmes et une même passion pour l’expérimentation. Lorsqu’il reçoit le prestigieux prix Ultima 2019 pour les arts visuels (4), il reste fidèle à son esprit contestataire en choisissant de reverser la totalité de la somme perçue au Parti des Travailleurs (PT) de Belgique, dans un geste qui rappelle son engagement politique, discret mais constant, hérité des utopies des années soixante. Représenté par des galeries comme Xavier Hufkens à Bruxelles ou Gladstone à New York, Swennen a vu son œuvre entrer dans les collections de grands musées, du MoMA au Centre Pompidou, confirmant son statut de peintre majeur du XXIème siècle.

Walter Swennen n’a jamais peint pour plaire, ni pour se conformer. Son œuvre, à la fois ironique et profonde, est un défi permanent à l’interprétation, une célébration de l’incertitude et de la liberté. Chaque toile est une énigme, un éclat de rire face à l’absurde de l’existence, une réflexion sur la nature même de la peinture. Swennen était un funambule de la toile, un artiste qui, par son refus des cadres, a ouvert des brèches dans notre manière de voir et de penser le monde. Si son départ laisse un vide, il laisse aussi une injonction, celle de continuer à regarder, à questionner, à jouer avec les signes et les formes. Walter Swennen nous a démontré que la peinture, comme la vie, est une peau de banane sur laquelle il faut apprendre à glisser avec grâce. Son œuvre, irrévérencieuse et lumineuse, continuera de défier les générations futures, comme un sourire en coin adressé à l’éternité. 

(1) Broodthaers mentionne Swennen comme une référence importante dans une lettre ouverte datée du 2 décembre 1969 écrite à l’occasion de son Exposition littéraire autour de Mallarmé tenue à la galerie Wide White Space à Anvers.
(2) Olivier Mignon et Raphaël Pirenne, « L’antre de la Belle K. », Place, n° 1, janvier 2019, https://www.place-plateforme.com/walter-swennen%2C-l-antre-de-la-belle-k.–r.-pirenne—o.-mignon.html 
(3) Technique littéraire inventée par l’auteur et artiste Brion Gysin, et expérimentée par l’écrivain américain William S. Burroughs, qui consiste à découper un texte original en fragments aléatoires puis les réarranger pour produire un texte nouveau.
(4) Prix culturel et artistique flamand prestigieux.

Exhibition view of Walter Swennen: So Far So Good (05.10.2013 – 26.01.2014) at WIELS Contemporary Art Centre, Brussels. With: Made in China, II, 1997 and Disks, 2006. Photo: Kristien Daem.

Head image : Exhibition view of Walter Swennen: So Far So Good (05.10.2013 – 26.01.2014) at WIELS Contemporary Art Centre, Brussels. With: Untitled (Légume triste et musique), 1995 and Elsjes Triptiek, 1998. Photo: Kristien Daem.


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