Adrien Vescovi
Soleil Blanc, le Grand-Café, centre d’art contemporain de Saint-Nazaire, 05.06-19.09.2021
Bonaventure (trafiquer les mondes), 22ème prix de la Fondation Pernod Ricard, Paris, 07.09-30.10.2021
L’art d’Adrien Vescovi (né en 1981 à Thonon-les-Bains, vit et travaille à Marseille) est traversé par le mouvement, le déplacement, le voyage. Chez lui, rien n’est jamais figé, ni définitif ; tout se transforme, se recycle, apparaît vivant. Depuis une dizaine d’années, l’artiste travaille exclusivement le textile, à la manière d’un alchimiste, d’un peintre de paysage, d’un scénographe aussi. Pour sa première exposition personnelle dans un centre d’art, il infuse les espaces du Grand Café à Saint-Nazaire d’une œuvre totale : une histoire textile qui porte les strates chromatiques de récits intimes, entre tradition et rituel magique. « Soleil blanc » s’envisage comme une installation unique dans laquelle chaque étoffe serait une cloison. De véritables tableaux tentures et cimaises de textile transforment l’institution en lieu souple et en forme molle. Aux tissus industriels contemporains, l’artiste superpose des toiles plus anciennes, derniers garants d’une mémoire domestique que vient attester la présence de monogrammes brodés. Ils forment plusieurs couches qui s’apparentent aux feuillets d’un livre gigantesque s’activant au passage des corps des visiteurs comme s’ils voulaient en tourner les pages.
Nourrie des monstrations précédentes, la proposition nazairienne est la somme des développements et expérimentations débutés par l’artiste en 2020 et poursuivis depuis. « Soleil blanc » est tout à la fois une histoire, une série de pièces et un ensemble qui a pris différentes formes, évoluant d’exposition en exposition. Il est le drap blanc qui recouvre, l’enveloppe, le recueil qui articule l’espace, l’engagement de l’artiste, sa profession de foi, le souvenir de la lumière qui se réverbère sur la neige. Entre 2015 et 2017, l’artiste aménage son atelier dans celui de son grand-père, aux Gets, tout près de Morzine, en Haute-Savoie, à un peu plus de mille six cents mètres d’altitude, là où les indices UV qui attaquent la peau et les textiles sont très puissants, où ils agissent comme des accélérateurs. La teinture des tissus prend alors une forme quasi protocolaire. Vescovi imprègne ses pièces, les trempe dans une décoction à base d’eau usée. Une dizaine de toiles se succèdent ainsi dans le même bac, si bien qu’au fur et à mesure des passages, elles finissent par se nourrir elles-mêmes. Dans l’atelier, les tissus se gorgent d’histoire. Une fois essorés, ils laissent dans le récipient un « jus de paysage » qui se réinvente à chaque fois dans les résidus des déchets végétaux qui les ont alimentés. Aucun vernis ne vient recouvrir ses pièces. Le refus de figer est ici d’ordre politique et si la toile perd des informations, elle se charge également de nouvelles. Le travail d’Adrien Vescovi porte à la fois sur la transformation de la peinture et l’enregistrement. Les traces de la lune, de la terre, et du soleil se retrouvent imprimées dans le textile au même titre que les pigments végétaux qui ont servi à sa teinte. Celui-ci se fait alors mémoire par ingestion, conservant un peu de tout ce qui le traverse. De la même manière, les tissus anciens aux monogrammes brodés à la main sont autant de strates de territoires et d’histoires intimes et collectives.
En 2017, à Milly-la-Forêt, là même où Jean Tinguely a construit son Cyclop, Vescovi compose des livres d’archives, une façon d’archiver qui est surtout une façon de questionner la peinture en laissant agir la nature. L’action du temps – qu’il fait mais aussi qui passe –, modifie ses toiles. L’artiste introduit une part de hasard, d’aléatoire, dans sa création.
C’est à Marseille, où il s’installe ensuite, qu’apparaît la notion de mouvement dans son œuvre. Quatre voies de circulation qui mettent du vent dans les textiles vont le conduire à considérer le déplacement corporel du visiteur comme principe actif de son travail. Vescovi pense alors en terme de chorégraphie spatiale et corporelle qui nécessite un aménagement de l’espace, autant que de déplacement du spectateur, l’amenant à travailler sur le motif de la grille. Dans la cité phocéenne toujours, Vescovi développe son cercle chromatique Roussillon à partir de teintures minérales. Il tourne autour de l’atelier, regarde ce qu’il se fait.
À l’école des Beaux-Arts d’Annecy, d’où il est diplômé, il travaille déjà sur la mémoire. La toile de coton s’impose en 2012 – l’artiste évoque une véritable rencontre avec le textile –, à la vue d’une boutique parisienne en chantier recouverte de tissus de protection. Ces derniers gardent les traces des travaux, des voitures qui passent et de la vie quotidienne. C’est donc dans un rapport à la mémoire et à la surface qu’il travaille ces premières pièces. Habitué à vivre dans des villes rectilignes au bord de l’eau, il passera dix ans à Paris, déménageant son atelier du nord au sud, circulant à vélo dans la ville. Ces années d’expérimentation sont fortement marquées par le déplacement, ferroviaire notamment, celui des allers-retours entre la Haute-Savoie et Paris. Sept heures de train à regarder les paysages qui défilent, avant de (souvent) rejoindre depuis la gare l’atelier par la marche, poursuivant le voyage dans le mouvement.
Entre 2012 et 2015, il redéfinit la temporalité en arpentant l’espace, en cachant, révélant, et se glissant. L’artiste a toujours vécu dans des lieux très réfléchis, où chaque chose est à sa place mais peut bouger. Cette appréhension de l’espace qu’il expérimente depuis son plus jeune âge se retrouve à l’étage du Grand Café à travers une série de pièces simplement posées au sol. Il y reprend le système de l’atelier dans lequel il travaille les toiles par terre, avant de les redresser et de les suspendre.
Après avoir enchaîné les projets en 2019, l’année suivante, marquée par l’apparition de la pandémie mondiale de coronavirus est aussi une année de respiration au cours de laquelle il se concentre sur sa peinture – particulièrement lors du premier confinement, où il développe une forme arrondie, un disque à la manière de l’anneau de Moebius. L’artiste est frappé par le travail du sculpteur allemand Franz Erhard Walther, découvert au MAMCO à Genève, qui accorde dès le départ une importance fondamentale au langage, à la mémoire et à l’histoire. Le rapport au textile s’incarne dans les draps qui appartenaient à des trousseaux inclus dans une mémoire collective. L’artiste retouche etréassemble les tissus. Dans le prolongement de l’ensemble exposé dans la salle attenante, des toiles présentent des formes géométriques pouvant évoquer des lettres. On est plutôt ici dans un langage. Ses livres tableaux sont conçus comme des mille feuilles.
Vescovi souhaite incorporer le paysage dans le textile. L’éblouissement, la réaction du soleil sur la neige, provoquent un déplacement, une introspection. Le côté domestique et intime des draps anciens – « ses soldats inconnus »comme il les nomme –, nous ramène à l’échelle humaine. Les monogrammes portent en eux une temporalité, un temps passé, une archéologie, un éclatement.
Gaston Bachelard interroge le temps dans L’intuition de l’instant1. Qu’est-ce qu’un moment ? Pour lui, la vérité est avant tout une histoire, une perception différente selon les époques. Ce qui est aujourd’hui ne sera sans doute pas demain. Adrien Vescovi entretient des rapports multiples à la matière, aux couleurs et aux formes qui définissent son œuvre. « Soleil Blanc », promenade éblouissante dans la mémoire de la lumière, joue avec le mouvement du visiteur, engage son corps. Le travail de l’artiste porte également sur la transformation de la peinture, dont il traite la surface – notamment par la teinture – et la matière. Vescovi compose un paysage à partir de teintures naturelles, de quelque chose qui a infusé la fibre du textile. Dans ses œuvres où tout paraît s’interpénétrer, on retrouve cette idée que quelque chose est caché dans la matière : un décor, habiter un lieu qui a déjà été habité lui-même.
- G. Bachelard, L’intuition de l’instant (1932), Paris, Gonthier, 1932, 153 p.
Image en une : Adrien Vescovi, Soleil Blanc IV à XI, 2021.Draps, teinture naturelle, dimensions variables / Sheets, natural dye, variable dimensions. Production Le Grand Café – contemporary art centre, Saint-Nazaire. Vue de l’exposition/ view exhibition « Soleil Blanc », Le Grand Café – contemporary art centre, 2021. Photographie Marc Domage
- Publié dans le numéro : 98
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- Du même auteur : Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi , Pierrick Sorin au Musée d’arts de Nantes, Yoshitoro Nara au Guggenheim de Bilbao,
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