Tatiana Trouvé, D’un trait de mémoire
Tatiana Trouvé, The Longest Echo-L’écho le plus long, du 25 juin au 21 septembre 2014.
Mamco Musée d’art moderne et contemporain Genève.
Il est rare, comme le souligne à raison le directeur du Mamco Christian Bernard, d’avoir affaire à une artiste dont on peut dire qu’au-delà de quelques petites réminiscences perceptibles, quelle que soit sa culture, quelle que soit sa connaissance du champ de l’art qui la précède, quels que soient ses amours artistiques, quelle que soit sa très grande connaissance du champ actuel de l’art contemporain, l’essentiel de son langage plastique, elle ne le doit qu’à elle. En effet, nul ne peut dire devant une pièce de Tatiana Trouvé : « ça me fait penser à untel ». Et c’est là l’une des très grandes forces de son travail. Le même esprit aiguisé vous dira que c’est dans l’égarement, dans la perte et la reconstruction de nouveaux repères que se situe le premier espace de l’exposition de Tatiana Trouvé. C’est aussi ce à quoi l’on pense lorsqu’on se déplace dans L’écho le plus long. On s’y balade comme dans un dessin déplié à l’échelle des 2000 m2 des deux plateaux du musée investis par l’artiste. On s’y sent comme sur le fil de la pensée plastique se déployant dans l’espace et temps de Tatiana Trouvé. Cette magistrale tension entre prises de conscience de l’espace physique et appréhensions psychiques constamment renouvelées y saillit comme le miroir de son exigence plastique. Mémoires labyrinthiques, passages mentaux et projections architecturales constituent une complexité de paysages dont la mise en abyme est inextinguible. La temporalité, magnifiée, sublimée, s’y déploie tel un matériau dont la réminiscence devient, étrangement, permanente.
L’écho le plus long n’est pas une rétrospective de Tatiana Trouvé. L’écho le plus long est tout simplement une suite. Une nouvelle partition à son œuvre qu’elle a pensée spécifiquement pour le Mamco. De celui-ci, elle en a reconfiguré les espaces, en a repensé les circulations. Elle n’a pas hésité à remodeler les salles, à en faire disparaître certaines, à en amputer d’autres. On trouvera ainsi au dernier étage une série de parois de murs sanglées les unes contre les autres, simplement adossées à une cloison. Se jouant des décalages, des déplacements et des perspectives comme autant de matériaux, elle fait de ce musée un prolongement de son atelier dans lequel elle ajuste sans cesse les différents éléments. Tatiana Trouvé a pour habitude de réaliser des maquettes du lieu dans lequel elle va exposer. Elle ne peut s’en empêcher même si elle n’est pas dupe de la relation que cela induit. Cela lui permet, dit-elle, de poser un cadre dans lesquelles les choses peuvent se produire. Elle a besoin de projeter, de mettre sa machinerie en marche, tout en se laissant la liberté de rejouer et de changer ce qui était prévu, de faire les derniers réglages sur place. C’est un processus qu’elle compare à celui de la production d’un morceau de musique. On commence par l’écrire mais ce n’est qu’en répétant et en accordant les instruments des musiciens, en retravaillant les ajustements qu’on peut à la fin enregistrer. Comme pour toutes les autres expositions de Tatiana Trouvé, L’écho le plus long n’est pas simplement un temps et un lieu d’accrochage. C’est avant tout une série de pensées plastiques qui fait aveu d’échecs pour mieux en triompher. Une absolue expérience esthétique. On saisit le mot expérience ici au plus près de sa racine. Une expérience est toujours un voyage, une traversée, donc un déplacement dans l’espace. Dans L’écho le plus long , on peut traverser très vite les œuvres mais elles nous reviennent. On est sans cesse repris de salle en salle, de pièces en pièces par les choses que l’on quitte. Ce phénomène si singulier de latence et de persistance propre à l’esthétique de Trouvé étire ainsi son écho dans l’espace et le temps jusqu’à nous y confondre.
En contrepoint de cette désorientation, de tous ces seuils émergeants et autres mondes non bornés, une balise émerge, et pas des moindres. Au 2e étage, sur le dit « Plateau des sculptures » du musée, une gigantesque structure métallique traverse tout l’espace. Elle réunit un ensemble de quarante-neuf dessins, constituant quatre séries, réalisés par l’artiste au cours de ces dernières années. Les jeux d’ombres et de lumières des différents formats de la série Intranquility commencée en 2005 côtoient les dessins noir sur noir de la série Remanence tracés à la mine de plomb et au crayon noir. On circule aussi entre les dessins de Deployment, au nombre de cinq, restreints à des éléments de rangements – meubles, placards et armoires – dont les compositions modulaires travaillent des collages de textures de faux bois. Apparaît aussi la série Les Désouvenus, initiée en 2013, constituée de neuf éléments à ce jour, dont les drippings de javel sur supports noir font apparaître des tâches matérialisant la dissolution. Celle des repères comme du temps, celle des objets comme de la mémoire. Tous ces dessins apparaissent ou disparaissent selon les angles de vues, selon la situation du spectateur dans l’espace. Si l’on s’en approche, on voit que plusieurs couches de papiers ont été retirées, dues à la succession des gommages. À tous les regarder, on les découvre remplis d’hésitations, de bifurcations, de repentirs. On perçoit qu’ils échappent à toute logique, à toute structure prédéterminée. On comprend qu’ils proviennent d’espaces de pensées dont certains mettent du temps à éclore tandis que d’autres ont une forme de fulgurance. On voit à quel point ces deux relations au temps sont inextricablement liées chez Trouvé, tout comme ces va-et-vient incessants entre des choix très rationnels et des choix purement subjectifs et inconscients. Ces deux mondes-là, Tatiana Trouvé ne cherche pas à les dissocier. Ils sont, selon elle, comme deux mondes qui se tiennent par la main, aimant à rappeler l’œuvre Gemelli de Boetti, ce double identique qui doit avancer ensemble parce qu’ils sont très différents.
Les structures en forme de grille noire ajourée qui ont été dessinées et tracées pour présenter l’ensemble de ces quarante-neuf dessins en sont véritablement des prolongements. Elles prolongent les traits des fils d’étain ou de cuivre des dessins, transitant de la surface au volume. Elles produisent de nouveaux liens, de nouvelles articulations dans l’espace qui relèvent moins de la contemplation que de la balade. On saisit ainsi, d’emblée, la place majeure que recèle cette pratique du dessin, corollaire à celle de la sculpture, de l’espace et de l’architecture pour Trouvé. La pratique du dessin, mais aussi celle de la trace et du trait. Très précisément, le dessein du dessin est ici originel. Il rappelle à ce que Derrida expliquait quant au trait et à son invisibilité, au trait comme pure différenciation, pure ligne de partage et intervalle : « {le trait} donne à voir ce qu’il partage, ce qu’il sépare, mais lui-même en tant que ligne pure, au fond, se soustrait à la vue. Et donc, de ce point de vue-là, on peut dire que le dessin est une expérience singulière de l’aveuglement. » Le même rappelait, dans Mémoires d’aveugle, la fameuse légende à la source de Origine du dessin. Celle de Dibutade, fille d’un potier corinthien, qui au moment où son amant la quittait, au moment où il disparaissait de sa vue, commençait à en dessiner la silhouette sur un mur pour en garder la mémoire. Cette légende fixe l’origine du dessin dans un geste d’amour mais aussi dans un geste qui désire capter, fixer, garder le trait ou la trace de l’invisible, de l’être aimé qu’on ne voit pas ou qu’on ne voit plus, qu’on se rappelle simplement à partir de l’ombre. Soit, comme le dit Derrida : « l’origine du dessin comme geste d’une femme amante – femme aveugle -, qui trace le contour de l’invisible, de ce qu’elle aime et qui lui est invisible. » De cette invisibilité qui structure le champ du visible, Tatiana Trouvé en a fait un de ses thèmes privilégiés.
Il en est ainsi des Polders que l’artiste a intégré à son vocabulaire plastique au début des années 2000, qui viennent se greffer, s’enraciner dans des espaces perdus, oubliés, pour mieux en révéler la présence. Tatiana Trouvé les décrit comme des « amorces à la reconstitution d’un autre espace qui est complètement mental. […] Des sortes de colonies mentales ou des greffes architecturales dans d’autres lieux… ». L’installation The Guardian que Trouvé dispose d’ordinaire à l’entrée de ses expositions convoque aussi cette même logique plastique de la présence par l’absence. Un siège vide, une tige en cuivre posée dessus comme pour garder la place du gardien absent d’une exposition invisible, installés contre un mur de béton où, d’un coté est accroché un sachet en bronze et de l’autre deux sachets, l’un en bronze et l’autre en plastique (partiellement recouvert de peinture), que traverse la tige en cuivre pour rejoindre le sol. Ce mur contient d’autres œuvres, elles aussi invisibles, hors de portée du regard, mais perceptibles par les traces de rebouchages maculées sur sa paroi. Le temps de l’accrochage, du déplacement physique des œuvres est aussi présent avec les Refoldings et les Fantômes. La terminologie employée ne laisse aucun doute sur la signification de ces ensembles. Les Refoldings sont des sculptures en bronze et en béton de moulages des couvertures de protections et des cartons d’emballages destinés au transport des œuvres. De légers et manipulables, il deviennent figés par les matériaux qui les lestent jusqu’à l’immobilité, pétrifiés tels des statues, transcendant leur condition éphémère et fonctionnelle. Les Fantômes sont des empreintes des cales et des mousses qui servent à installer les œuvres au moment de l’accrochage. Fossiles en bronze ou en bétons, ces empreintes d’empreintes d’œuvres donnent à lire les hésitations, les amorces et les décisions qui structurent le montage de l’exposition. Ils apparaissent telle une collection particulière, celle d’un temps décisif hanté par l’absence des œuvres, exacerbant leur mode d’apparition. Et, là encore, l’aveuglement procède d’une expérience singulière, précisant les contours des absents.
Toutes les composantes de l’œuvre de Tatiana Trouvé contribuent à investir l’espace par une attention accrue à la temporalité des phénomènes qui s’y produisent. Prepared Space est une salle entièrement blanche dont l’espace est mis en tension par un ensemble de cales en bois et en métal qui s’incrustent dans des lignes de découpes. Les tracés dessinent une série de plans, de lignes, les cales sont mises à l’arrêt, comme suspendues dans leur mouvement. Implicite, l’événement est toujours en attente. Cet espace préparé ne nous donne à voir que sa propre préparation. Plus loin, c’est une pièce entièrement revêtue de sisal où des structures Plug s’érigent comme des ondes court-circuitées. Les sculptures générées par des matières parfois inaltérables et souvent « auratiques », semblent dégager une énergie active, convoquant irrémédiablement des processus entropiques. A l’instar de cette pièce vitrée, inaccessible, où s’écoule un liquide de deux matelas superposés et nappés de cire qui teinte aussi des pans de rideaux blancs suspendus aux murs. Des couloirs s’enchaînent, semblant s’étendre à l’infini. Les interstices, les bifurcations, les espaces d’entre-deux constituent autant de trajectoires aberrantes. Des vitres nous maintiennent à distance tout en nous acculant à ce qui nous échappe, à ce qui nous glisse entre les doigts : les sables mouvants du temps. Celui qui expérimente une exposition de Tatiana Trouvé se sent comme happé, attiré, absorbé dans une temporalité autre. Et ce n’est pas là un lieu commun mais un territoire terriblement complexe à traduire en termes d’objets et d’espace. 350 points à l’infini, cette sculpture de 350 fils à plomb dotés de poids qui pointent en tous sens, y concourt dans un champ magnétique qui défie toute logique gravitationnelle pour ne laisser libre cours qu’aux vertiges de notre condition. I Tempi doppi catalyse elle aussi, dans son énoncé comme dans sa forme – une tige de cuivre qui relie deux ampoules, l’une éteinte et l’autre allumée -, cette interrogation sur le temps et ses altérations. Ces temps doubles qui alimentent le présent à double-sens, par projection ou anticipation, hantent comme une aporie vacillante l’œuvre de Tatiana Trouvé. On se permettra un dernier écho à son œuvre, en citant à dessein un extrait d’un texte de l’artiste, écrit il y a maintenant plusieurs années. Elle y disait : « Il faut envisager le temps dans ses mouvements imperceptibles, soit parce que trop rapides pour que l’on parvienne à en fixer une image claire, soit parce que trop lents pour que l’on parvienne à en déceler le mouvement. (…) il dispose de la faculté d’unir ce qui était destiné à être séparé et de séparer ce qui était destiné à être uni. Il opère en ce sens des mouvements semblables à ceux de l’écho.» Pour mémoire, ce texte avait pour titre The Longest Echo.
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- Du même auteur : Joëlle Tuerlinckx, Alexandre da Cunha, Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe…,
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